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François Bourgeon

À l'occasion de l'exposition « François Bourgeon. L'envers du décor », présentée jusqu'au 29 juillet à la Bibliothèque d'étude de Brest en partenariat avec Auracan.com, nous vous proposons de revenir sur l'extraordinaire parcours de cet auteur d'exception. Ce texte, signé Brieg Haslé, est extrait du catalogue publié pour l'occasion (*).

De La Fille sous la dunette qui passa par Le Comptoir de Juda à Aïeïa d'Aldaal qui n'avait pas Les Yeux d'étain de la ville glauque, François Bourgeon, depuis son Ponton, à la recherche de La Source et la Sonde, détourna Le Sortilège du bois des brumes en passant Six Saisons sur Ilo. Là, il rencontra Yglinga qui à L'Heure du Serpent déclamait Le dernier chant des Malaterre tout en cherchant Le Bois d'ébène… Mais pour cela, il devait emprunter Le Vol noir

Bourgeon l'apprenti

Le plus célèbre des auteurs de bande dessinée du pays bigouden n'est pas né en Bretagne mais à Paris. Un jour de juillet 1945, le 5 précisément. Après des études à l'École des métiers d'arts de Paris où ce fils d'un grand journaliste, cofondateur de la célèbre AFP (1), étudie les techniques du vitrail (la dimension narrative du 9 e art n'est pas loin…), le jeune François Bourgeon obtient son diplôme et devient maître-verrier. Hésitant un temps entre création et restauration de vitraux, le hasard d'une rencontre le fera basculer des « fenêtres de Dieu » à l'univers des « p'tits mickeys » : «  C'est en cherchant un autre travail que j'ai commencé à faire de la BD. C 'est vraiment le fruit du hasard ! Une amie travaillant à Bayard-Presse m'a proposé, à la dernière minute, un travail pour lequel ils manquaient d'illustrateurs  » (2). Ainsi, François Bourgeon débute professionnellement dans l'univers de la bande dessinée en 1971. Après quelques travaux d'illustrations et diverses planches de BD dans les magazines pour jeunes filles sages Lisette et Nade (3), il développe sa première véritable histoire bédessinée avec L'ennemi vient de la mer , un récit, déjà maritime, de quatorze planches, réalisé en collaboration avec la scénariste Cécile Romancère.

Les années 1970 seront celles des « années piges » : «  Disons qu'il s'agissait de travaux alimentaires  » (4). François Bourgeon, comme de nombreux autres auteurs de sa génération, collabore avec différents titres de la presse jeunesse : Fripounet , Djin , Pif Gadget … Multipliant les expériences, l'auteur fait ses classes avec diverses histoires brèves. Tour à tour, sous ses crayons et ses encres, naîtront ainsi Les Yaourts bleus avec Mauguil, La Roulotte avec François-Marie Ponce, Aurore avec Robert Génin, Le Serpent de mer et Le Secret de Wilhelm avec Bertrand Solet d'après Jules Verne, La Vouivre d'après Bernard Clavel… Dans les pages du magazine Djin , une publication des éditions Fleurus, grande maison de la presse jeunesse, il crée Magica et, surtout, Brunelle et Colin , sa première série. De 1976 à 1980, en compagnie du scénariste Robert Génin, vieux briscard de la presse BD populaire, François Bourgeon dessine ainsi les aventures de ces deux gamins vivant dans un Moyen-Âge quelque peu fantaisiste. Le jeune page Colin a bien du mal à suivre l'impétueuse gamine Brunelle, princesse de rang et gaillarde chamailleuse, dans d'incessantes péripéties aventureuses… Ces aventures, reprises graphiquement par Didier Convard (5), furent publiées dans les magazines Djin , Gomme et Tintin , avant d'être proposées en albums par les éditions Glénat à partir de 1979. N'omettons pas, également, de signaler la réalisation, parallèle et sur commande, de l'album Maître Guillaume et le journal des bâtisseurs de cathédrales . Cet ouvrage, le premier de François Bourgeon, écrit par Pierre Dhombre et édité en 1978 par Univers-Média, annonce à sa façon l'univers médiéval des futurs Compagnons du crépuscule , même si le dessinateur ne cautionnait pas les « valeurs » chrétiennes développées par l'auteur…

Les années d'apprentissage pleinement accomplies, François Bourgeon peut enfin s'attaquer à ses propres créations. Celles qui le feront entrer dans le panthéon des créateurs du 9 e art. Sans flagornerie, nous sommes en effet à la veille d'un tournant dans l'histoire de la bande dessinée du 20 ème siècle. La secousse sera rude et plusieurs générations d'auteurs en resteront marquées.

Bourgeon le passager

Passager du temps, François Bourgeon l'a toujours été dans ses créations. C'est le propre du dessinateur de bande dessinée qui peut, par sa plume et ses crayons, recréer, reconstituer, ressusciter, réinventer… Dégagé de ses années d'apprentissage, libéré des contraintes inhérentes à tout jeune créateur ne maîtrisant pas encore pleinement ses moyens graphiques et narratifs, François Bourgeon crée dans la revue Circus des jeunes éditions Glénat une nouvelle histoire maritime. Les Passagers du Vent sont nés ! Coup d'essai, coup de maître : pour sa première série signée en solitaire, l'auteur fait preuve d'une ingéniosité graphique alliée à une narration aussi riche de références historiques que de maîtrise scénaristique.

Narrant le parcours de la belle Isa, demoiselle de compagnie d'Agnès, jeune aristocrate voyageant à bord du « Foudroyant », navire de Sa Gracieuse Majesté, Bourgeon imagine le parcours personnel et humain d'une héroïne qui a tout de la femme moderne. Offrant enfin à la femme la place qu'elle mérite dans le grand générique des héros de bande dessinée, François Bourgeon crée un nouveau type de personnage permettant à un lectorat désormais ouvert à toutes et tous d'apprécier ces « histoires en images » que sont les albums de bande dessinée autrefois destiné à un jeune public. Ou comment passer de la BD pour les gamins à la bande dessinée d'aujourd'hui, devenue 9 e art… En compagnie du jeune Hoël, d'abord relégué au rôle d'attachant faire-valoir, la très séduisante Isa connaîtra l'horreur des geôles anglaises (les fameux pontons-prisons) où son jeune amant est enfermé avant de découvrir, et de dénoncer (telle la porte-parole de son créateur), l'abomination de la traite des noirs organisée par les négriers nantais. Avec un sens subtil de l'écriture, soutenu par une documentation sans faille et une volonté aiguë d'un didactisme compréhensible, François Bourgeon signe avec Les Passagers du Vent un superbe récit servi par un trait impeccable. Alliant récit populaire et réflexion humaine, la première grande série de l'auteur ouvre la voie de la bande dessinée adulte, de cette nouvelle littérature imagée s'adressant à un lectorat cultivé mais amateur de récits populaires. Bourgeon, probablement sans le savoir, vient de créer un nouveau genre de bande dessinée : celui du récit dessiné adulte s'adressant à un public mûr et exigeant mais friand d'aventures distrayantes.

Les cinq tomes des Passagers du Vent , prépubliés dans les pages du magazine Circus de 1979 à 1983, seront proposés en albums par Glénat avant de passer chez Casterman en 1994. Véritable phénomène éditorial, cette série, qui a largement dépassé le million d'exemplaires vendus, est surtout à l'origine d'un nouveau genre de la BD réaliste : sans nul doute, l'incroyable engouement pour la bande dessinée historique, concrétisé durant les années 1980 et 1990 par le magazine Vécu et la collection éponyme (qui fit la fortune des éditions Glénat), doit beaucoup au créateur des Passagers du Vent .

Bourgeon le compagnon

François Bourgeon n'est pas l'homme d'une seule série. Évitant le syndrome édito-commercial trop souvent propre aux auteurs à succès, il se refuse à donner une suite à ces magnifiques Passagers pour se consacrer à un tout nouvel univers. Où nous retrouvons son amour pour le Moyen-Âge, manifesté par ses crayons lors de ses premiers travaux aux premiers desquels Brunelle et Colin . Sauf que cette fois-ci, il sera seul maître à bord…

En pleine élaboration de la saga des Passagers du Vent , François Bourgeon n'avait pas oublié ses premières amours médiévales. Ayant vent de la future création par la maison Hachette du nouveau magazine Géant (6), l'auteur imagine alors une nouvelle histoire, se déroulant cette fois au Moyen-Âge et non plus au 18 ème siècle. Il lui faudra attendre 1983 pour voir ses Compagnons du crépuscule paraître dans les pages du magazine le plus avant-gardiste de son époque : (À Suivre) proposé par les éditions Casterman. Vu le superbe succès public et critique des Passagers du Vent , François Bourgeon ne pouvait pas décevoir ses lecteurs. Les trois tomes des Compagnons du crépuscule forcent l'admiration : non sans décevoir les inconditionnels des Passagers , ils permettent aux amateurs de Bourgeon de se passionner pour l'histoire de la Guerre de Cent Ans. De 1983 à 1989, les lecteurs du magazine (À Suivre) suivent les aventures d'une bien étonnante équipée : celle d'Anicet et Mariotte, les jeunes et attachants héros de ce conte médiéval empreint de fantastique, accompagnés par Yuna la magicienne et Favennec le troubadour (7). Les pérégrinations de ces personnages, dont les propos sont audacieusement retranscrits par l'auteur dans une langue française archaïque sans que cela entrave la compréhension de ces trois copieux tomes, se révèlent une réelle jubilation de lecture. Nous voici entraînés, presque malgré nous, dans un Moyen-Âge à feu et à sang. Troublante impression dégagée par cette remarquable reconstitution signée François Bourgeon.

Si l'auteur, comme il l'a déclaré, souhaite nous offrir «  les histoires que j'ai envie de raconter  » (8), il sait aussi se faire troubadour. Avec Les Compagnons du crépuscule , il rejoint la grande et ancienne famille des conteurs. Ceux que nos aïeux écoutaient, sans broncher ni sourciller, le soir à la veillée…

Bourgeon le visionnaire

Décidément, François Bourgeon, avec chacune de ses nouvelles séries, nous revient là où on ne l'attend pas. Après l'univers de la marine à voile du 18 ème siècle, après les sombres heures médiévales de la Guerre de Cent Ans, la troisième grande série personnelle de l'auteur revisite et modifie notre vision de la science-fiction. Alternant sans frayeur la reconstitution d'un navire de l'Ancien Régime avec celle de bourgs médiévaux du 14 ème siècle, il ne craint d'imaginer notre possible avenir…

Avec Le Cycle de Cyann , réalisé avec Claude Lacroix (deux albums publiés en 1993 et 1997 chez Casterman, et un troisième en 2005 chez Vents d'Ouest), François Bourgeon signe le tour de force de créer un monde imaginaire et totalement imaginé. Après de nombreuses années où il œuvrait en solitaire, l'auteur a enfin retrouvé (découvert ?) les joies de la collaboration. La réussite du Cycle de Cyann s'explique par la complicité qui lie François Bourgeon et Claude Lacroix , son co-auteur et ami : «  Notre fonctionnement n'est pas du tout classique. Quand j'ai commencé à penser au Cycle de Cyann , il n'était pas question que j'abandonne ni le dessin ni le scénario. Lorsque j'ai fait part à Claude Lacroix de mon inquiétude de créer autant de décors, de costumes, d'engins spatiaux… l'idée d'une collaboration s'est très vite mise en place. Si nous assurons ensemble le travail de conception (trame et synopsis de l'histoire, géographie de la planète…), nous nous partageons les tâches. »  (9)

Après sept ans de démêlés judiciaires des plus douloureux entre l'auteur et son ancien éditeur, février 2005 a enfin vu paraître la suite des aventures de la belle Cyann Olsimar. Ayant mal prononcé le nom de la destination à laquelle elle désirait se rendre, Cyann se retrouve bien involontairement sur Aldaal, une planète où il ne fait pas bon vivre. En ce monde plus marin que terrien, habité de « pêcheux », de « rateux » et autres « maraîcheux », Cyann est recueillie par une « rafieuse », Aïeïa, étonnante maîtresse femme au parcours truffé d'épreuves et d'embûches. Sans états d'âme (c'est vrai qu'elle n'a d'autre choix si elle veut survivre dans ce monde où la nuit dure une année), Aïeïa accueille Cyann sur son rafiot… Malgré la méfiance mutuelle qu'elles se portent, les deux femmes vont apprendre à se connaître, et surtout, à se comprendre. Car c'est bien ici que réside le nœud de cet opus : Cyann a rejoint une planète dont les codes, les us, les enjeux sont bien différents de ceux qu'elle a connus précédemment. Ayant vite saisie par quel caprice de l'espace-temps elle est arrivée en ce lieu inhospitalier, l'héroïne aux yeux turquoise va chercher à s'en échapper…

La parfaite alchimie résultant du travail commun de deux auteurs de talent crée un album de toute beauté et une série indispensable. Qu'il s'agisse du trait ciselé ou de la force des couleurs, François Bourgeon n'a jamais été en aussi grande forme graphique. Et ce, après 35 ans de carrière.

Notes

(1) Agence Française de Presse

(2) " Bourgeon, maître du temps ", interview de François Bourgeon par Alain Ledoux, Sapristi, n°37, automne 1997.

(3) Anecdote relevée par l'historien Patrick Gaumer, auteur du Larousse de la Bande Dessinée : ces deux publications des éditions Bayard et Montsouris proposaient exactement les mêmes contenus.

(4) ibidem note 2.

(5) Auteur appartenant à la même génération que celle de François Bourgeon, Didier Convard a également fait un fabuleux parcours : dessinateur-scénariste des séries Chats, Les Héritiers du Soleil, Editnalta, scénariste des séries Neige, Finkel, Souvenirs de Toussaint, Rogon le Leu, Le Triangle Secret et INRI, initiateur de la BD dite ésotérique, il est aujourd'hui directeur éditorial des éditions Glénat tout en poursuivant ses activités d'auteur.

(6) Un projet qui avortera dès son n°0.

(7) L'homonymie avec le célèbre chanteur-compositeur breton est absolument avouée par François Bourgeon qui a d'ailleurs illustré la pochette du dernier album de Melaine Favennec en 2005.

(8) ibidem note 2.

(9) " Je suis très jaloux de ma liberté ", interview de François Bourgeon par Brieg Haslé, Bandes Dessinées Magazine, n°6, avril-mai 2005.

(*) Le catalogue de l'exposition rassemble une riche iconographie inédite et comprend un très long entretien avec François Bourgeon (ayant nécessité plus de 30 heures d'interview), accompagnés par quatre articles écrits par des spécialistes de la bande dessinée : Alain Bessec, Michel Daubert, Brieg Haslé et Michel Thiebaut, et les témoignages de Nicolas Tocquer et de Patricia Mével de la Bibliothèque d'étude de Brest.

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Photo François Bourgeon © Marc Le Rest / AURACAN.COM
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Texte © Brieg Haslé / Reproduction interdite sans autorisation écrite de l'auteur
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Brieg F. Haslé
02/04/2006