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Benoît Mouchart : l'interview

Blake & Mortimer (c) Jacobs & Editions Blake & Mortimer
Edgard P. Jacobs s'est basé sur le profil de Jacques Van Melkebeke pour donner vie à Mortimer.

Pourquoi avez-vous souhaité écrire un livre sur Jacques Van Melkebeke ? Il n'est finalement pas connu du grand public, même si son nom se chuchote parfois dans le microcosme des fans de Tintin ou de Blake & Mortimer ...
En toute sincérité, c'est un livre que j'avais envie de lire depuis longtemps ! Le nom de Van Melkebeke apparaît depuis une vingtaine d'années dans les monographies et biographies consacrées à Hergé, Edgar P. Jacobs et Paul Cuvelier.

Plus récemment, il est également cité dans des recueils d'entretiens consacrés à des dessinateurs de l'école belge comme Tibet, Martin ou Greg. On a dit beaucoup de choses à son sujet, mais sans jamais s'appuyer sur des faits concrets. On reste toujours dans le domaine déplaisant des rumeurs. Il m'a donc semblé intéressant de démêler l'écheveau de la réalité et de la fiction en me confrontant à des sources directes, c'est-à-dire aux archives de la Fondation Hergé, de la Fondation Jacobs mais aussi à des archives privées...

Pour répondre plus directement à votre question, ce qui m'attire particulièrement dans ce sujet, c'est d'abord que la personnalité de Van Melkebeke remet en cause le mythe de l'auteur unique qui domine l'appréhension de la bande dessinée européenne dite "de qualité" jusqu'à nos jours. Ensuite, Van Melkebeke me semble être une sorte chaînon manquant dans l'histoire du genre, un maillon intermédiaire entre l'absence de scénariste et l'apparition du scénariste-vedette à la Goscinny, Charlier, Greg, Van Hamme, etc.

Retranscrire le parcours de Van Melkebeke, c'est donc entrer de plain-pied dans l'histoire de la BD belge, qui est malheureusement encore victime de l'imagerie imbécile du "gros tas de chouettes copains". En y regardant de près, on se rend évidemment compte que la réalité est un peu plus complexe que ça. Et que des artistes rangés dans une même école comme Hergé et Jacobs ont en fait des visions de la bande dessinée, du récit et du dessin assez opposées, malgré les apparences. Ce qui m'a semblé également intéressant, c'est de comprendre pourquoi Van Melk avait été condamné, alors que sa collaboration était d'une nature proche de celle d'un Hergé qui, lui, n'a passé qu'une nuit en prison et n'a pas été obligé de payé des dommages et intérêts à l'Etat belge.

La Ballerine (c) Van Melkebeke La Panthère (c) Van Melkebeke
Jacques Van Melkebeke, peintre.

Van Melkebeke fut une personnalité controversée du fait de son rôle durant l'occupation. Pensez-vous que sa carrière journalistique, scénaristique et artistique aurait pu prendre un autre tournant s'il avait choisi d'autres voies durant cette période ? En d'autres termes, aurait-il pu travailler au côté et en toute transparence avec Hergé ou Jacobs, sans devoir occulter son nom des couvertures…
L'entrée de Van Melk dans la carrière journalistique n'a pas été guidée par l'idéologie : c'était un homme apolitique à l'excès puisqu'il est resté aveugle et sourd face à l'horreur... Avant-guerre, Van Melkebeke n'était absolument pas journaliste : il était professeur de dessin et consacrait tout son temps à la peinture. C'est uniquement parce qu'il cherchait à nourrir sa famille qu'il s'est occupé de la page jeunesse du Soir, des rubriques cinématographiques et théâtrales de ce même quotidien, puis de la critique d'art du Nouveau Journal, etc.

Après la guerre, il a décidé de ne plus jamais signer autre chose que ses toiles, parce qu'il ne souhaitait plus compromettre son nom dans une autre discipline que la peinture. Il n'a jamais souhaité voir sa signature figurer sur les couvertures des albums, contrairement à ce suggèrent avec plus ou moins de bonnes intentions certains survivants de la "haute-époque" du journal Tintin. La discrétion de son apport à Tintin et Blake et Mortimer était complètement délibérée. À ce sujet, il ne faut pas oublier qu'avant 1957, le nom des scénaristes n'était jamais crédité dans Tintin : seuls les dessinateurs signaient les histoires. L'éditeur Raymond Leblanc m'a d'ailleurs avoué qu'il ignorait l'existence des scénaristes jusqu'à l'arrivée de Goscinny ! Au sujet de la signature, il est intéressant de souligner que Van Melkebeke a écrit des bandes dessinées jusqu'à la fin de sa vie, pour des auteurs souvent bien éloignés du marché franco-belge et que, pour les raisons déjà citées, il n'en a signé aucune. Donc...

Portrait d'Hergé par J. Van Melkebeke (c) Van Melkebeke
Portrait d'Hergé par Jacques Van Melkebeke

Jacques Van Melkebeke était il le véritable scénariste d'Hergé et de Jacobs ou faisait-il plutôt office de "puit à idée" pour ces auteurs " ? Quelles méthodes de travail employait-il avec eux?
Cette question est assez complexe : j'y réponds dans mon livre en étayant ma démonstration d'exemples, ce que je ne peux évidemment pas faire ici... L'expression de "scénariste maïeutique" me semble toutefois la plus appropriée pour définir son rôle : Van Melk était un accoucheur d'idées, il se mettait pleinement au service des auteurs, mais il n'écrivait pas des scénarios découpés planche par planche et case par page. Ou bien, quand il l'a fait, Jacobs et Hergé ne respectaient pas son scénario à la lettre. C'est le cas d'On a marché sur la Lune : la première version, écrite par Van Melkebeke et Heuvelmans, est assez différente de celle qui a été publiée en album. Pourtant, malgré les modifications de surface, la structure narrative échafaudée par Van Melk reste relativement intacte à l'arrivée.

N'avez-vous pas ressenti une certaine froideur de certaines personnes en les rencontrant ? Van Melkebeke est en quelque sorte un mythe qui peut égratigner le talent que l'on porte à Hergé ou à Jacobs …
Non. Je dois dire que j'ai été très bien accueilli non seulement par la Fondation Hergé et par la Fondation Jacobs, mais également par tous les témoins que j'ai rencontrés. Tout le monde était d'accord pour qu'on en finisse avec les rumeurs et que l'on dise enfin la vérité sur cette question. De toute façon, Van Melk n'enlève absolument rien aux talents d'Hergé et Jacobs : le fait que Raymond Chandler, Ernest Lehman ou Joseph Stefano aient écrit les scénarios de L'Inconnu du Nord-express, La Mort aux trousses et Psychose ne diminue aucunement les mérites d'Alfred Hitchcock. C'est la même chose pour le cas qui nous occupe : en matière de BD comme de cinéma, l'art et la magie naissent surtout de la mise en scène. Une bonne idée mal exploitée ne présentera jamais aucun intérêt. C'est aussi l'un des sujets de mon livre.

Finalement, à force de rencontrer des proches de Van Melkebeke, comment décririez-vous la personnalité de cet homme ?
C'était d'abord un homme extrêmement cultivé, féru de littérature d'évasion et de cinéma de genre : il connaissait par exemple les intrigues de Jules Verne sur le bout des doigts. Il a consacré toute sa vie à la peinture et souhaitait qu'on se souvienne de lui exclusivement à ce sujet : écrire pour la bande dessinée n'était pour lui qu'un travail alimentaire et, parfois, une manière d'aider ses amis. Il était ironique en permanence et s'amusait à mettre en boîte ses contemporains avec une certaine férocité. Ses critiques d'art sont à ce titre des modèles de cruauté ! Mais ce n'était pas un méchant homme : c'était surtout un rêveur, qui s'est écrasé au mur de béton de la réalité, à force de trop vouloir l'ignorer...

Le Tigre (c) Van Melkebeke


Illustrations (c) Jacques Van Melkebeke, sauf mention contraire.

Propos recueillis par Nicolas Anspach
09/07/2002 - source: auracan.com
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