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Visiter Vauquois et (re)lire Tardi

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Putain de guerre ! T1
© Tardi - Verney / Casterman
Voici venu le temps, le jour des commémorations de la Grande Guerre, 14-18, celle-là même où périrent près de 10 millions de soldats… Dans la vague des parutions sur le sujet, quelques ouvrages se distinguent, dont le T1 de Putain de guerre ! de Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney. Sur proposition du premier, son éditeur Casterman a organisé une journée sur le lieu même de ce nouvel album. Plongée au cœur de l’horreur.

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Journal de guerre - 1914
© Tardi - Verney / Casterman
Jacques Tardi arpente les ruines, autant physiques que mentales, de la Première Guerre mondiale depuis des années, déjà, souvent en compagnie de son ami Jean-Pierre Verney, historien de ladite guerre et détenteur d’une des plus importantes collections privées sur le sujet en Europe *. Il n’en est pas à son premier ouvrage sur cette thématique, seul ou en tandem avec un scénariste.

Souvenons-nous de C’était la guerre des tranchées, d’Adieu Brindavoine !, de Varlot soldat (avec Didier Daeninckx au scénario) ou encore du Trou d’obus… Aussi, quand, sur une suggestion de cet auteur parisien, les éditions Casterman proposent une journée du côté du site où se déroule le nouvel album, il faut foncer. Autour de Louis Delas, directeur général des éditions Casterman, et des représentants de différents services de la maison, quelques journalistes, dont Laure Garcia (le Nouvel Observateur), Christian Desbois, propriétaire d’une galerie parisienne spécialisée sur la BD, Isabelle Bournier, auteure de Des hommes dans la Grande Guerre (Casterman), ou encore Marie-Luz Ceva, adjointe au directeur de l’Historial de la Grande Guerre, sis à Péronne, dans la Somme, étaient de la partie. Tout comme Auracan.com.

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vue aérienne de la butte de Vauquois © Association des Amis de Vauquois et sa région

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au premier plan : Kathy Degreef et Jacques Tardi
© Christophe Brunella pour Auracan.com
Une ambiance étrange

Un premier sentiment se fait sentir dès les abords du Butte de Vauquois – puisque c’est de cette colline située à environ 25 kilomètres de Verdun dont il s’agit. Dernière limite avant le front de Champagne, ladite colline verrouillait l’accès à Verdun par le Nord-Ouest. Le site est donc d’un enjeu stratégique majeur. Pour les Allemands, conquérir la Butte de Vauquois revenait à couper le ravitaillement de Verdun, presque de quoi gagner la guerre. Certes, ils n’étaient pas les premiers à passer dans la région : de tout temps, la vallée entre la Forêt d’Argonne et la Butte a été un lieu de passage. Il est toujours étrange ou enthousiasmant, c’est selon, de « vivre » un lieu qui existe dans un album. Mais il y a aussi, plus oppressant, le fait que sur cette butte de près de 300 mètres de haut des milliers d’hommes se sont battus et sont morts au cours de cette Grande Boucherie européenne. Il est donc particulièrement intéressant de suivre Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney déambuler dans les tranchées du lieu.

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Journal de guerre - 1915
© Tardi - Verney / Casterman
Du bas de la butte à son sommet, l’ascension est soutenue, le cortège des visiteurs s’étire, et de petits groupes bavardent en cheminant. Voici Kathy Degreef, responsable de la communication des éditions Casterman, commentant le titre de l’album de Tardi : « Putain de guerre ? Je n’aime pas le mot "putain", il a une connotation vulgaire. Mais quand Tardi l’associe à guerre, à la Première Guerre mondiale, il perd son côté méprisant, il prend une autre signification. » Oui, c’est vrai, « Putain » devient ici un adjectif qualificatif qui précise la nature de cette guerre, et nous allons voir ça de plus près, de très près, dans quelques instants.

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une tranchée à Vauquois
© Christophe Brunella pour Auracan.com
« Chaque assaut, c’est 1000 gars au tapis »

Jean-Pierre Verney se fond avec plaisir dans le rôle de l’expert, confrontant ou complétant ses informations historiques avec Alain Jeannesson, président, ou Yves Massotte, administrateur et guide, de l’Association des amis de Vauquois qui gère ce site, propriété de la République française et classé Monument historique. À écouter les uns et les autres parler de l’histoire du lieu, l’on entend presque les obus siffler, les hommes râler, souffler, peiner dans la boue dont, il faut bien le reconnaître, nous ne pouvons avoir qu’une piètre idée de ce que cet enfer a pu être.

Le carnage a commencé le 28 octobre 1914, quand « notre ami Joffre », dixit Yves Massotte, a voulu reprendre la Butte conquise par les Allemands. « Deux régiments attaquent vers 11 heures du matin. En un quart d’heure de temps, c’est fini : 1136 gars au tapis. Ça ne passe pas. On remet le lendemain : pareil. Et le 30 : pareil. » « À chaque fois, un assaut, c’est 1000 gars, 500 d’un côté, 500 de l’autre. » L’histoire se répétera, jusqu’à ce que chacun campe sur ses positions, et voici la Butte occupée comme elle le sera jusqu’à la fin : Français et Allemands installent leurs tranchées et creusent des galeries.

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Putain de guerre ! T1, extrait © Tardi - Verney / Casterman

Le tout entrecoupé de mentions à Ceux de 14 de Maurice Genevois, aux Croix de bois de Roland Dorgelès… Ici, la visite est dans le domaine terrible d’un réel surréaliste. Après un premier aperçu sur « promenade » dans les anciennes tranchées allemandes, entrée dans les lugubres galeries du même côté, corps voûté, dans une ambiance d’humidité malsaine, froid humide qui pénètre jusque sous les chaudes polaires dont nous sommes affublés aujourd’hui – une pensée pour ces hommes qui n’avaient notre équipement et qui marchaient dans une boue perpétuelle, dans une odeur insupportable, pour cause d’aération insuffisante ou de cadavres en putréfaction accrochés aux barbelés dans le no man’s land entre les tranchées – « pauvre pantin séchant au soleil dans les cordes à linge », est-il écrit dans Putain de guerre !. Il ne reste qu’à fermer les yeux pour « se glisser » dans l’ambiance de l’époque…

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Jean-Pierre Verney, Jacques Tardi et Yves Massotte © Christophe Brunella pour Auracan.com

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plaque commémorative à la Nécropole de Vauquois
© Association des Amis de Vauquois et sa région
À deux pas de Varennes

Jacques Tardi avait bien raison, qui a besoin de s’imprégner d’un lieu pour le traduire dans son travail, dans ses livres : le déplacement sur le site permet de lire l’album autrement. Non que Jean-Pierre Verney soit d’une nature bavarde sur le sujet – il parle, énonce des faits, des chiffres, des dates, pour raconter l’indicible, pour expliquer, pour informer, pour que chacun comprenne –, mais Jacques Tardi est presque à l’opposé. Sobre, le regard sombre, pénétré par l’ambiance des lieux. Sa compagne Dominique Grange se montre plus expansive, cherche à comprendre ce qui a pu se passer là. Interloquée, comme d’autres, par ce qu’elle imagine.

Il faut dire que, côté ambiance, nos guides aident en la matière. Telle cavité : « Elle servait à l’aération. Vous comprenez bien qu’avec tant d’hommes dans les galeries, il était nécessaire d’avoir de l’air renouvelé, d’autant que l’odeur était insoutenable. » Tel renfoncement : « C’était la première chapelle. Peu fréquentée au début, elle est vite devenue trop petite, les soldats venant toujours plus nombreux chercher un réconfort spirituel pour oublier leur quotidien. » Telle pièce : « Les soldats allemands vivaient dans ces galeries, dont voici des chambrées. Là, une chambrée de soldats du rang ; ici, le logement d’un officier. » À peine plus confortable, un peu plus spacieuse, quelques meubles supplémentaires, mais l’humidité froide est bien la même. Sans oublier la précision des détails sur les objets des lieux ou ornant les armoires des musées, celui du site comme celui de Varennes-en-Argonne, à seulement quelques kilomètres de là. Varennes ? Oui-oui, il s’agit bien du même village qui marque, en 1791, un tournant important de l’histoire de France : l’arrestation de Louis XVI. Étonnant clin d’œil : il eût suffi que la calèche fasse quelques dizaines de mètres supplémentaires : la rivière, qui marquait la frontière et où les troupes royalistes attendaient, est juste un peu plus bas, un peu plus loin.

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Putain de guerre ! T1, extrait © Tardi - Verney / Casterman

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« entonnoir » de la butte de Vauquois
© Association des Amis de Vauquois et sa région
« On ne peut pas être passionné par "ça" »

À la question : « Vous êtes un passionné de l’histoire de ce lieu », Yves Massotte, qui ponctue ses informations historiques pointues de commentaires drolatiques, sur la bêtise d’une guerre comme sur l’histoire du coin, qu’il connaît comme sa poche, répond, porté par son sujet : « Si je suis passionné par "ça" ? Non, je ne suis pas passionné. On ne peut pas être passionné par "ça". Cela fait des années que je fais visiter ce lieu, non je ne suis pas passionné. Ce n’est pas un sujet passionnant. Par contre, oui, je suis fasciné, et je me pose la même question depuis des années : Comment cela a-t-il été possible ? Et je n’ai toujours pas compris. » Tardi est peut-être moins intéressé par la guerre que par le quotidien des soldats : il l’a déjà dit dans Profession Auteur de bande dessinée - Entretiens avec Numa Sadoul (éditions Niffle-Cohen, 2000), il ne cesse de continuer à l’écrire et de dessiner sur le sujet. Putain de guerre ! est une autre variation de ce même sujet.

À Vauquois, il ne s’est pas agi de guerre des tranchées, même si elles sont bien là, les deux camps étant séparés de quelques mètres seulement, et les invités de Casterman y feront quelques pas. Non, ici, c’est de guerre des mines dont il est question : les soldats creusent, jusqu’à estimer être sous les galeries de l’ennemi, placent des mines, et font exploser le tout. La plus grosse mine, allemande – rassurez-vous, en la matière, les Français n'ont rien à leur envier –, pesait, estime-t-on, dans les 60 tonnes. Les résultats sont là, bien visibles depuis le haut de la butte, rabotée de quelques mètres suite à ces événements : des trous béants, immenses, à l’image de cratères lunaires.

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Putain de guerre ! T1, extrait © Tardi - Verney / Casterman

L’obsession de la précision

L’approche de Tardi dans l’album Putain de guerre ! est rigoureuse, précise, au plus près de la réalité. Car telle est bien la démarche de l'auteur : se documenter, encore et toujours, pour coller à ce qui s’est passé. Jean-Pierre Verney raconte : « Je viens chez lui une ou deux fois par semaine, je lui apporte des livres, des photos, des dizaines, des centaines de photos, mais aussi des objets, des obus, des casques, des vêtements. » Précis, jusqu’à l’obsessionnel, au bouton près : on ne joue pas avec l’Histoire. Après, l’histoire, c’est autre chose…

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Putain de guerre ! T1, extrait © Tardi - Verney / Casterman

Ah, j’oubliais : il y avait un village au sommet de Butte, avec sa rue principale, sa mairie, son église et ses 168 habitants. Il ne reste rien, absolument rien, du lieu. Tardi a certes déjà beaucoup écrit et dessiné sur la Grande Guerre. Le « pourquoi écrit-il encore sur ce sujet » devient sans intérêt à la fin de la visite : la réponse est là, sous nos pas. Putain de guerre !, dont le T1 sort ce 12 novembre 2008, prend tout son sens, toute sa force. Et Tardi a encore beaucoup de matière à explorer.

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Mickael du Gouret

* La collection, achetée par la ville de Meaux, qui doit constituer le fonds d’un musée dédié, fait l’objet d’une exposition présentée jusqu’au 8 mars 2009 au Musée Bossuet de Meaux : Le futur Musée de la Grande Guerre s’expose - Un musée en chantier.

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11/11/2008 - source : auracan.com