Auracan » Indiscretions » Lefranc : l’inachevé restitué

Lefranc : l’inachevé restitué

Avec Le Maître de l'Atome, le personnage de Guy Lefranc nous revient dans sa version initiale des années 1950. Une nouvelle équipe d'auteurs (Michel Jacquemart, André Taymans, Erwin Drèze et Bruno Wesel) signe une aventure inédite du célèbre journaliste de Jacques Martin qui aurait dû paraître il y a… cinquante ans ! Explications.

L'histoire de la bande dessinée nous réserve parfois de vraies surprises. Les éditions Casterman ressuscitent le mythe du héros de Jacques Martin en nous proposant une aventure inédite du célèbre personnage en confiant à de nouveaux auteurs la lourde tâche de créer un album s'inscrivant dans un style, narratif et graphique, fort désuet : celui des premiers Guy Lefranc . Drôle d'histoire donc que celle de ce nouvel opus de Lefranc ! Début 1954, juste après la parution de La Grande Menace, premier tome de sa seule série contemporaine, Jacques Martin met en chantier une nouvelle aventure, suite directe du précédent. Mais accaparé par sa nouvelle collaboration avec les Studios Hergé (qu'il a rejoint en 1953 où il seconde le créateur de Tintin sur l'élaboration de L'Affaire Tournesol ), Jacques Martin délaisse vite son nouveau héros Lefranc. À la fin de l'année 1955, Martin a un peu de temps devant lui, mais c'est Alix qui revient sous son crayon : il faut dire que le rédacteur en chef du journal « Tintin » s'impatiente et attend une nouvelle aventure du jeune Gaulois. Ce sera La Tiare d'Oribal, un album publié en 1956. Deux ans plus tard paraît une nouvelle enquête de Lefranc : L'Ouragan de Feu . Le scénario entamé en 1954 est définitivement abandonné : il semblerait que certaines similitudes entre les idées de Martin et plusieurs composantes de la trame de L'Affaire Tournesol en aient ainsi décidé…

De nouveaux auteurs


Extrait de la planche 2 du Maître de l'Atome

Trente ans plus tard, la propre fille de Jacques Martin découvre, coincées entre deux cartons à dessins, quelques planches d'un Lefranc  inédit : l'une est entièrement encrée, quelques autres sont simplement et partiellement crayonnées (1)… Ni scénario, ni découpage. Les collectionneurs se passionnent pour cet inédit vite baptisé L'Inachevé de Jacques Martin ! Il faudra attendre l'année dernière et la relance du patrimoine martinien par les éditions Casterman pour qu'apparaisse l'idée de transformer L'Inachevé en une aventure totalement inédite, en créant un album s'intercalant dans la chronologie de la série entre La Grande Menace et L'Ouragan de Feu . Bonne idée, mais à qui confier cette ambitieuse reprise, le maître de la bande dessinée historique ne pouvant plus dessiner ? D'autant qu'il faut inventer un scénario original qui intégrerait les quelques planches déjà existantes, et qui respecterait aussi le style graphique et narratif de l'époque. Rapidement, le nom du dessinateur André Taymans, qui a la qualité de pouvoir facilement adapter son dessin (2), est avancé. Il faut dire que l'éditeur pensait déjà à lui pour reprendre la série Alix, finalement confiée à Cédric Hervan et Christophe Simon (qui viennent de publier, sur un co-scénario de Jacques Martin et de François Maingoval, l'album C'était à Khorsabad ). Restait à trouver un scénariste : totalement inconnu des lecteurs, connu par certains amateurs de Jacques Martin pour avoir mené un petit livre d'entretiens avec le maître ("A propos de Lefranc", publié aux éditions A Propos), Michel Jacquemart se voit confier la lourde responsabilité de faire de L'Inachevé une histoire inédite : ce sera Le Maître de l'Atome .

Une histoire très martinienne


Extrait de la planche 6 du Maître de l'Atome

En pleine Guerre froide, les représentants de quatre grandes puissances mondiales se réunissent à Genève dans l'espoir d'un rapprochement Est-Ouest, tandis qu'Américains et Soviétiques continuent leurs tests nucléaires. Sensibilisé au problème de la menace atomique depuis La Grande Menace, Guy Lefranc se rend sur place pour couvrir l'événement. C'est alors qu'il se trouve être le dépositaire de l'ultime courrier envoyé par un savant atomiste français, qui vient de périr dans des circonstances aussi mystérieuses que dramatiques. Lefranc mène l'enquête : il ne tardera pas à retrouver un personnage emblématique de la série après lequel il n'a pas fini de courir !… Nul doute, Michel Jacquemart signe ici une grande histoire, certes très datée, mais l'exercice de style le lui imposait.

Une reprise réussie ?


Extrait de la planche 4 du Maître de l'Atome

Indéniablement, le scénario de Michel Jacquemart, biologiste et journaliste scientifique, est une réussite. S'emparant du style martinien de l'époque, il signe ici un récit riche, très riche. Seul bémol peut-être : les dialogues nous paraissent parfois bien bavards… Quoi qu'il en soit, les références historiques et scientifiques sont nombreuses : elles offrent une belle crédibilité à son récit. Nul doute que le comité de lecture (qui régit désormais les choix éditoriaux des séries créées par Jacques Martin) ne s'est pas trompé en lui confiant le développement de L'Inachevé . Avec talent donc, le nouveau scénariste s'approprie le personnage de Lefranc et développe son propos en réussissant le défi d'y intégrer, au dernier moment paraît-il, les quelques pages déjà dessinées par Jacques Martin il y a 51 ans ! Joli tour de force donc. Quant au travail graphique d'André Taymans, il faut bien reconnaître qu'il force l'admiration lorsqu'on découvre le dessin de couverture et les planches de l'album. Épaulé pour les décors et l'ensemble des dessins des automobiles par Erwin Drèze (lui-même secondé par Thierry Cayman ), et par Bruno Wesel qui signe ici une mise en couleur remarquable, André Taymans se glisse avec malice et avec un talent certain dans le style de Martin. Fort malheureusement, probablement pour des raisons de calendrier éditorial très serré, le résultat final reste inégal. Au fur et à mesure que nous parcourons Le Maître de l'Atome, au détour de quelques cases d'abord (ex. planches 7, 18…), de plusieurs planches ensuite (ex. planches 27, 28…), le style propre à André Taymans (par ailleurs, rappelons-le, créateur de l'héroïne Caroline Baldwin ) perce, et parfois, vole carrément la vedette au graphisme martinien. Heureusement, la fin spectaculaire de l'album retrouve le style de Jacques Martin. Au final, un drôle de mélange esthétique !

Une politique éditoriale peu lisible


Extrait de la planche 5 du Maître de l'Atome

Il faut reconnaître que la politique éditoriale accompagnant la sortie de ce « vrai-faux deuxième tome » des aventures de Guy Lefranc est difficile à saisir. Que cherchent donc les éditeurs de Jacques Martin ? S'agit-il d'une nouvelle aventure de Lefranc alors que la série est reprise depuis un tome par le dessinateur Francis Carin qui, après Bob De Moor, Gilles Chaillet et Christophe Simon, met en scène les enquêtes contemporaines de Lefranc, un héros que Martin n'a pas souhaité figer dans le temps ? S'agit-il du premier tome d'une série parallèle, un « Guy Lefranc rétro » (du type « reprise à la Blake & Mortimer ») où les héros évoluent définitivement dans une époque donnée (les années 1950) ? Nous l'avouons, nous sommes un peu largués… D'autant plus quand nous apprenons qu'André Taymans n'est pas du tout certain de signer un nouvel épisode, et que Michel Jacquemart se plait d'être un peu oublié dans l'affaire (alors qu'il suggérait d'adopter une nouvelle numérotation « bis » afin que les albums « revival » ne s'entrechoquent pas avec les nouveautés signées Carin). Enfin, et surtout, que Jacques Martin nous déclarait en décembre 2002 qu'il était hors de question de faire une reprise années 1950 de son héros Guy Lefranc. Notre question d'alors : «  Lefranc est une série contemporaine, qui avance avec le temps. Lors de votre passage chez Dargaud, on vous avait proposé de le figer dans les années 1950…  » à laquelle répondait Jacques Martin : «  J'ai refusé. Dans ces conditions-là, on devrait refaire tous les James Bond ! C'est une idée de Claude de Saint-Vincent. Il l'a fait avec Blake & Mortimer, mais cela le regarde. Dans un tel cas, Tintin serait resté aux années 1930. Nous n'aurions pas pu faire un album comme Vol 714 pour Sydney avec un avion aussi perfectionné. C'est une sclérose de rester à la même époque.  » Un manque total de visibilité éditoriale pour une reprise des plus réussies… Vous trouvez cela paradoxal ? Moi oui.

Partager sur FacebookPartager
Brieg F. Haslé

(1) La planche 2 du Maître de l'Atome ainsi que les crayonnés des planches 4, 5 et 6 sont de Jacques Martin. André Taymans et Erwin Drèze en ayant complété les décors, avant de les encrer tandis que Bruno Wesel les a mises en couleurs.
(2) André Taymans a récemment repris la série Sibylline de Raymond Macherot.

Egalement sur le site : une interview de Jacques Martin (décembre 2002)

Infos sur le site non officiel de J. Martin : Alix l'intrépide

Visuels (c) Martin, Taymans, Casterman

22/11/2006 - source : auracan.com