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Tramp. Plongée au cœur d’un enfer romantique nommé Indochine

Voici donc le deuxième volet du cycle asiatique de Tramp (Dargaud). Dans le si justement album intitulé La Sale Guerre, le scénariste Jean-Charles Kraehn et le dessinateur Patrick Jusseaume tissent une toile bien sombre autour du commandant Yann Calec, tout en jetant des pistes pour le troisième et dernier volet.

Lire le cycle asiatique de Tramp plonge dans le doute. Ce que le scénariste Jean-Charles Kraehn et le dessinateur Patrick Jusseaume mettent en scène semble si étonnant que l'on doute, ou, à tout le moins, l'on s'interroge, sur ce que fut cette guerre d'Indochine. Et pourtant… Pour comprendre sur ce qui s'est passé là-bas entre 1946 et 1954, au-delà de ce que l'Histoire officielle préfère retenir, Auracan.com a lu le livre Nous te saluons Viêt-nam de Georges Gendreau. Le monsieur fut second à bord de deux cargos de la marine marchande transportant des marchandises destinées à l'armée française. Du fret civil aussi, dont tout le monde savait qu'il s'agissait de matériel destiné aux Viêt-congs. Drôle de pratique, une espèce de donnant-donnant « je laisse passer tes marchandises et tu me laisses embarquer les miennes », intérêt bien compris des uns et des autres… Comme le dit Jean-Charles Kraehn : « c'était carrément surréaliste, impossible à inventer ! La réalité dépasse souvent la fiction. »

Petit retour en arrière : dans le premier volet de ce cycle, Yann Calec accepte un commandement en Indochine, alors en guerre, notamment parce qu'il espère - même si là n'est pas forcément la vraie raison - redonner espoir à un voisin sans nouvelles de son fils depuis trop longtemps. Or, un jour, dans un magazine, ledit voisin voit, ou croit reconnaître, ce fils prodigue sur une photo prise là-bas, dans un uniforme de la Légion étrangère. Pour éviter de voir le vieil homme tenter à nouveau de faire le grand saut, il accepte donc ce commandement proposé par la compagnie maritime : l'occasion était trop belle de partir chercher son propre père, parti là-bas dans la Légion et dont il sait seulement qu'il est mort dans des conditions mal élucidées. Ce premier tome portait un parfum d'exotisme bien délicieux. Mais rapidement, la réalité - la guerre - va s'inviter comme personnage de premier rang, avec ses douleurs, ses incohérences, ses zones d'ombre.

Jean-Charles Kraehn et Patrick Jusseaume ont raconté en images une histoire inspirée de faits bien réels, autour de l'expérience de la marine marchande, dans un contexte de guerre d'une violence aujourd'hui oubliée dans une région qui garde une aura de mystère romantique. Mais cela ne doit que peu au hasard. « Nous avions réalisé un cycle africain, et nous voulions depuis bien longtemps faire un cycle autour de l'Asie. Quand nous nous y sommes mis, à force de chercher de la documentation, de se triturer les méninges, est né un truc autobiographique, mais sans l'être vraiment. C'était le prétexte d'une histoire. Calec part travailler, tout en partant chercher le fils d'un voisin. Mon père, qui a été résistant pendant la Deuxième Guerre mondiale, a fait la guerre d'Indochine dans la Légion étrangère. À cette période, la Légion recrutait du monde et n'était pas très regardante sur les gens qui venaient, on y trouvait de tout, des Allemands notamment, de la brute sanguinaire au type ultracultivé. Je me suis souvenu de l'épisode de mon père pour raconter des choses crédibles, même si lui-même ne m'en a jamais parlé, ou alors d'anecdotes amusantes. Ça pouvait se passer comme ça, une sorte de romantisme entre guillemets autour de la Légion », explique Jean-Charles Kraehn. Le scénariste envoie Yann Calec chercher à la fois un fils et le passé de son père, lui-même partant redécouvrir le sien qui ne lui a guère parlé de ce qu'il a vécu là-bas.


Patrick Jusseaume et Jean-Charles Kraehn

La genèse de ce cycle a pris du temps. « Patrick et moi avons rencontré pas mal de gens qui nous ont parlé de la marine marchande, et nous voulions emmener Calec là-bas. Il y a quelques années, nous y sommes partis avec Serge Le Tendre, et nous avons réalisé un recueil de croquis, Mission Vietnam, sorti en 2003 chez Glénat. Mais à ce moment-là, nous en étions au cycle africain, où Patrick a d'ailleurs vécu. » La complicité et la fidélité du duo passe par de nombreux points communs, dont ce lien avec l'étranger, avec l'ailleurs. Patrick Jusseaume dit même : « Nous sommes assez différents, mais assez complémentaires. Nos pères, par exemple, ont eu la même “fin tragique”, accidentelle… [temps mort dans la conversation] Enfin, voilà. Pour autant, nous avons des centres d'intérêt différents. Et lui, avec mon univers, voit comme je traduis le sien. » Toute la force de leur relation artistique tient peut-être dans ces quelques phrases, et leur permet d'envisager des créations fortes autant que crédibles, une proximité humaine, une compréhension mutuelle qui les aide ou les pousse à aller toujours plus loin.

La lecture de ce nouvel album prend donc ce relief particulier, qui incite à relire les précédents cycles, et à relier les histoires personnelles des auteurs - sans s'y focaliser pour autant. Apprécier chaque élément à sa juste valeur, pour sa portée informative, émotionnelle, puis, surtout, se laisser ensuite embarquer sur ce cargo, au milieu de cet équipage de matelots à la fois disparate et uni, devenir l'un d'eux. La solidarité des gens de mer n'est-elle pas légendaire ? La lecture est riche, très riche, beaucoup d'éléments d'Escale dans le passé comme de La Sale Guerre demandant une attention soutenue. Ainsi, Yann Calec, commandant si intransigeant, si respectueux de sa fonction, de ses devoirs, ne cède-t-il pas aux charmes d'une belle sirène vietnamienne, Souên ? L'homme se montre faillible, loin de l'image du héros taillé dans le roc, inflexible, il se complexifie, il s'humanise aussi. Souên, justement, amoureuse de son marin de Calec, manipulatrice… ou manipulée contre son gré ? Et que dire de notre paire de Dupont-Durand de la Sûreté nationale, dont le lecteur comprend bien qu'ils ne sont pas là pour jouer ! La raison ne doit pas être bien propre, on le comprend. Surtout, Calec apprend l'histoire locale de son père. Un sacré personnage, apparemment, maître de guerre aux méthodes peu avouables.

Une sale guerre, nous vous l'avions bien dit. Les auteurs ont très bien choisi leur titre…

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Mickael du Gouret

Visuels © Patrick Jusseaume - Jean-Charles Kraehn / Dargaud
Photo des auteurs © C. Esculier / AURACAN.COM

18/10/2007 - source : auracan.com