Entretien avec Régis Loisel et Jean-Louis Tripp
« 100% de Loisel et 100% de Tripp, il faut que cela fasse 300% de Magasin général. »
Régis Loisel et Jean-Louis Tripp constituent un couple atypique dans l’univers de la bande dessinée. Avec Magasin général (4 tomes parus chez Casterman), ils réalisent ensemble un duo particulièrement complémentaire au dessin et au scénario dans leur fable intimiste au cœur d’un petit village québécois dans l’entre-deux-guerres. Rencontre exclusive avec deux auteurs aussi sympathiques que talentueux.
La confession majeure de ces Confessions, l’homosexualité de Serge, a été faite avant le T4 de Magasin général. Au cours de cet épisode, le non-dit l’emporte avec beaucoup de planches muettes. L’on y voit les réactions des uns et des autres, on imagine pas mal de choses qui sont imaginées par les protagonistes… On a plutôt l’impression que c’est le lecteur qui s’imagine ces confessions…
Magasin général T4, couverture
© Loisel - Tripp / Casterman |
Régis Loisel : C’est bien vu en effet. La seule confession réelle est celle de Marie auprès du curé. À partir de là, ce n’est que du silence. On imagine ce que Marie a pu lui dire. Effectivement, cela part comme une trainée de poudre après… Parallèlement, le curé, Serge et Isaac vont faire une espèce de brainstorming pour savoir comment ils vont pouvoir gérer cela.
Jean-Louis Tripp : Comment ils vont présenter cela au reste du village car c’est en fait indicible. La confession à laquelle se livre Serge à la fin du T3, est quelque chose qui ne peut pas se dire, replacé dans le contexte de l’époque et dans un tel endroit. On ne pouvait alors pas « avouer » qu’on était homosexuel. D’ailleurs, quand il fait cet aveu à Marie, elle ne comprend pas du tout de quoi il parle. Il n’a pas les mots. C’était alors tellement difficile à dire ! En même temps, il doit la vérité à Marie, il doit lui expliquer pourquoi il ne peut pas se marier avec elle, qu’il ne peut pas l’aimer comme elle voudrait. Il l’aime, mais pas comme mari et femme. Il lui doit cette vérité par honnêteté, par amour aussi. Serge a précédemment réussi à assumer son homosexualité lorsqu’il vivait à Paris dans des milieux relativement artistes, avant-gardistes, intellectuels. C’était alors l’époque de Jean Cocteau, Charles Trenet ne va pas tarder à faire ses débuts…
Comment en êtes-vous arrivé à traiter de ce thème ?
RL : Il fallait qu’un personnage arrive dans le village et qu’il soit différent des autres afin qu’il se passe quelque chose.
JLT : Ça aurait pu être un noir, un chinois, un juif… Serge aurait pu appartenir à une minorité visible en somme.
RL : Mais en faisant cela, on jouait carte sur table. Nous aurions alors immédiatement dévoilé qu’il était différent. Et le lecteur aurait tout de suite compris l’opposition qui allait se mettre en place.
JLT : Le fait d’en faire un homosexuel a un avantage : ce n’est pas écrit sur son visage, d’autant plus qu’on n’en a pas fait une folle. Souvent, les lecteurs ont été surpris par cette annonce, mais en relisant les premiers tomes, à la lumière de ce qu’ils savaient, ils se sont dit qu’ils auraient pu s’en douter du fait de la sensibilité de Serge, sa gentillesse, ses talents culinaires… Mais ces qualités ne sont pas spécifiquement homosexuelles. Ça aurait pu être une autre piste. Dans le fait que sa différence soit son homosexualité, le gros intérêt est qu’il ne peut donc pas être en amour avec Marie. S’il avait été noir, il aurait pu affronter le village et passer par-dessus les préjugés. Là, non. Et pourtant, il y a une véritable histoire d’amour entre Serge et Marie. Il lui dit qu’il l’aime mais il ne peut pas aller plus loin. On a entendu de tout sur le sujet : des lecteurs nous ont même dit être persuadés qu’elle allait bien réussir à le faire changer !
Magasin général T4, extrait : à gauche case dessinée par Loisel, à droite case retravaillée par Tripp
© Loisel - Tripp / Casterman |
Combien de tomes comptera finalement la série ?
RL et JLT : Sept. Nous avons d’abord prévu trois tomes, puis cinq, six et finalement sept ! L’histoire n’a pas changé depuis le début. On prend simplement plus de temps pour la raconter. Les personnages annexes ont vite commencé à prendre du volume…
Vous avez donc l’histoire complète depuis le début…
JLT : En effet. Nous connaissons depuis le début la fin notre l’histoire.
RL : Le synopsis tient en une page et demi. Il n’y a pas de point d’interrogation. L’histoire est extrêmement simple dans son déroulement. On va de bonheur en bonheur. En vérité, Magasin général est une fable : une telle histoire n’aurait jamais pu se passer à cette époque.
Et pourquoi ne pas prévoir davantage de tomes vu le succès que la série rencontre ?
RL : Non, nous voulons finir l’histoire. Nous sommes en train d’écrire toute l’histoire jusqu’à la fin pour voir où nous allons. Car en dehors de Magasin général, nous avons envie de faire autre chose.
JLT : Nous avons de vrais métiers en dehors de Magasin général ! [rires] On a écrit le bout à bout des séquences jusqu’à la fin. Et nous savons désormais que la suite de la série ne tient pas en deux albums – ou alors il faudrait faire deux très gros albums.
RL : Mais nous préférons réaliser trois albums de 66 à 70 pages en conservant le prix unitaire.
Magasin général T4, extrait : à gauche case dessinée par Loisel, à droite case retravaillée par Tripp
© Loisel - Tripp / Casterman |
Magasin général T3, couverture
© Loisel - Tripp / Casterman |
Comment écrivez-vous vos albums ?
JLT : Après avoir écrit ensemble le synopsis, nous avons ensuite commencé le découpage du premier album. On a écrit ce qu’on appelle un chemin de fer ou un bout à bout de séquences.
RL : Où l’on définit combien de pages va prendre telle ou telle séquence. Au bout du bout, pour le premier tome, cela donnait 76 pages quand même ! Après, on attaque le découpage graphique.
Pour réduire le nombre de pages, vous auriez pu traiter certaines scènes en quelques cases au lieu de quelques pages…
RL : Certes, mais les pages que vous évoquez sont des silences qui racontent beaucoup de choses…
JLT : Dans Magasin général, il y a deux choses importantes : le temps et le silence, deux outils narratifs à utiliser en permanence. Les personnages sont maintenant assez étoffés et déterminés, l’emploi du silence commence à devenir possible. Les lecteurs peuvent comprendre les silences car ils connaissent les personnages et les silences prennent du sens. Dans le tome 4, il y a la scène des coups de marteau sur le bateau de Noël et dans le T5, il y aura aussi une scène constituée de silences entre deux personnages. C’est formidable comme outil de narration ! L’autre outil est la gestion du temps : nous passons notre temps (si j’ose dire) à le ralentir ou à l’étirer. D’où l’usage régulier du découpage en gaufrier qui permet cela.
RL : Notre récit est aussi rythmé par une logique de saisons. Cette histoire va se passer, du début jusqu’à la fin, sur environ deux ans et demi.
Comment travaillez-vous ensemble sur le scénario ?
RL : Devant l’ordinateur. On commence par raconter la première séquence. Au début, on avait fait une suite dialoguée. Pour le T1, il n’y avait pas de séquencier et puis, petit à petit, comme il y a beaucoup de personnages, il faut qu’il y en ait pour tout le monde et il faut bien séquencer les choses. Chaque séquence permet de faire avancer l’histoire d’un autre point de vue.
JLT : C’est une espèce de grand frigo dans lequel on a un certain nombre d’ingrédients qui sont toujours les mêmes. L’univers est fermé, le village est clos, les personnages déterminés. Il n’y a pas de personnages extérieurs qui rentrent dans le village à part Serge à la fin du T1 : il est un peu la cuillère qui est arrivée là-dedans pour touiller le tout. Nous cherchons constamment quels personnages pourront faire avancer l’histoire et le récit de la manière la plus efficace. À certains moments, il y en a qui émergent : Alcide, par exemple, dans le T4 monte en puissance. Dans le T6, ce seront les frères Latulippe que nous n’avions plus vus depuis la scène de la Saint-Jean du T1.
Magasin général T4, extrait : à gauche case dessinée par Loisel, à droite case retravaillée par Tripp
© Loisel - Tripp / Casterman |
Magasin général T2, couverture
© Loisel - Tripp / Casterman |
Et comment cela se déroule-t-il au plan pratique ?
RL : On se fait une bonne journée de travail. C’est une partie de plaisir, on s’entend vraiment très bien. C’est d’autant plus confortable que la colonne vertébrale de cette histoire est béton ! Nous n’avons juste qu’à rajouter de la chair aux personnages, en jouant sur les duos : le curé et Noël, Serge et Isaac, Serge et Marie, Marie et Jacinthe, Marie et Gaëtan, Gaëtan et Serge… Au milieu de ces couples, de ces duos, intervient le personnage de Marceau. Nous sommes juste allé chercher le seul personnage disponible. Qui plus est, comme Marceau est plus jeune que Marie, cela apportait un vrai plus.
JLT : Dans notre synopsis, nous n’avions pas prévu que Marie couche avec Marceau dans le T4. On savait qu’elle allait le faire, mais on ne savait pas avec qui. On est allé le chercher car, au bout de quatre tomes, les personnages existent d’eux-mêmes.
De quelle façon vous répartissez-vous le dessin ?
RL : Je m’occupe de la mise en scène, de la documentation iconographique et graphique. J’ai acheté plein de bouquins pour voir comment été foutues les baraques, j’ai visité les musées pour voir tout ce qui était manufacturé. Il y a vraiment beaucoup d’objets dans un magasin général. Certains sont identifiables – comme des tonneaux, des gamelles, des chaudrons, des outils, des arrosoirs – mais d’autres sont plus approximatifs. Quand le lecteur a identifié quelques objets réels, il a l’impression que tout le reste est réel. C’est du théâtre. Je commence donc à faire la mise en scène à partir de ce qu’on a écrit, puis je remets cela à Jean-Louis. Il en fait alors une photocopie car il préfère travailler sur des formats plus petits que ceux que j’utilise.
Frank Giroud
© Glénat |
Magasin général T3
recherche de couverture par Régis Loisel
© Loisel - Tripp / Casterman |
Voici qu’arrive le scénariste Frank Giroud venant nous saluer. Une belle occasion de lui demander s’il apprécie la série Magasin général de ses amis Régis Loisel et Jean-Louis Tripp…
Frank Giroud : J’ai découvert Magasin général avec le T2. J’avais vu un extrait du T1 dans un magazine, mais je n’avais pas accroché. Par contre, en lisant le T2, cela m’avait vraiment emballé. Du coup, évidemment, j’ai lu le T1. Ce que j’avais repéré dès le début, c’est l’extraordinaire symbiose entre les deux auteurs. C’est à la fois du Régis et du Jean-Louis et, à la fois, ni l’un ni l’autre. C’est quelque chose de très particulier. Ils ont réussi un truc qui n’avait pas été réussi auparavant, je pense notamment à Pyrénées qu’avait fait Régis avec Sternis. Je pense que la puissance de Régis avait été ou trop forte ou pas assez… Toujours est-il que Sternis avait abandonné son style pour faire du Loisel, mais c’était en fait loin de Sternis et de Loisel. Alors qu’ici, il existe une alchimie mystérieuse. Sur le papier, on pourrait croire que l’un va perdre son âme mais non. C’est vraiment un truc très particulier : du « Loitripp » ! Ni du Régis, ni du Jean-Louis. Ils ont bâti une étonnante entité très réussie. Le sujet, qui plus est, n’est pas évident : une chronique intimiste, un sujet assez casse-gueule. Enfin, Jean-Louis ou Régis, on les attend vraiment sur tout à fait autre chose. Chapeau !
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l'Arrière boutique du Magasin général T1
© Loisel - Tripp / Casterman |
JLT : Je rebondis sur un point que Frank vient de dire et qui est important. On se dit que forcément l’un des deux auteurs va perdre son âme au plan graphique dans une telle aventure. Ce qui nous a permis d’éviter cet écueil réside dans notre volonté, dès le départ, de collaborer graphiquement. Quand je suis arrivé à Montréal et que j’ai commencé à travailler dans l’atelier de Régis – lui finissait l’encrage du dernier Peter Pan (Vents d’Ouest) et moi Paroles d’anges (Glénat) –, j’ai constaté qu’on était très complémentaires. J’adore faire ce qu’il déteste, à savoir finir les planches. Quand je lui ai proposé cette collaboration, je lui ai dit qu’il allait faire ce qu’il aime et moi j’allais me charger de ce qu’il n’aime pas. Mais, dans l’autre sens, lui allait se charger de ce que je n’aime pas et moi j’allais faire ce que j’aime. En fait, c’est un paradoxe, on se sert la soupe l’un l’autre et, en même temps, on se sert l’un de l’autre. Je me sers de Régis pour faire ce que j’aime faire en BD, aller chercher les ambiances, l’émotion par le trait, la vibration. Par cette saine manipulation, aucun des deux ne perd son âme car chacun fait entièrement ce qu’il aime faire. Régis avait trouvé une formule au début : « 100% de Loisel et 100% de Tripp, il faut que cela fasse 300% de Magasin général. »
RL : Il faut qu’on se sublime l’un l’autre !
Régis, pourquoi n’aimez-vous pas finir vos planches ?
RL : Je n’aime pas gommer. Si je pouvais faire de la bande dessinée comme cela, ce que je ne vais pas me priver maintenant, cela m’irait très bien. Quand je suis lancé, je réalise une planche et demi par jour. J’encre au feutre. Pourquoi ? Parce que quand je fais des photocopies pour Jean-Louis, le trait est très charbonné et ce n’est pas évident pour lui de le décalquer. Avec le feutre, il voit le trait, et il peut ensuite faire à sa manière. Mais le rôle est qu’il reste sur ce que j’ai fait, sinon il aurait à recommencer tout le dessin.
Magasin général T4, extrait : à gauche case dessinée par Loisel, à droite case retravaillée par Tripp
© Loisel - Tripp / Casterman |
En clair, vous n’aimez pas peaufiner, nettoyer…
RL : Je n’aime pas les finitions. Moi, je suis dans le gros œuvre, mais je sais faire aussi. C’est une partie qui me fait chier. Je suis un instinctif : depuis 30 ans, je joue avec mon instinct et suis obligé de jouer au finisseur. Il se trouve qu’avec cette collaboration-là, Jean-Louis voulait justement jouer ce rôle-là !
JLT : Attention, je n’ai pas l’impression de me cantonner simplement au rôle de finisseur. Il est vrai que j’ai un grand plaisir à finir une planche.
Magasin général T1, couverture
© Loisel - Tripp / Casterman |
Jean-Louis, n’est-ce pas frustrant de passer après Régis ?
JLT : Ce serait frustrant si j’avais été dans une situation financière catastrophique et si Régis, dans sa grande bonté d’âme, m’avait demandé de devenir son encreur parce que ça l’ennuyait de finir ses planches ! Mais là, ce n’est pas cela du tout. C’est moi qui lui ai proposé. Et je lui ai dit dès le début que je n’allais pas finir son dessin, mais que j’allais lui piquer son crayonné pour en faire autre chose. Ce n’est pas frustrant au contraire. Régis a une gamme graphique beaucoup plus large que la mienne, je suis beaucoup plus limité que lui dans le crayonné à l’état pur. Il fait des changements de plans avec une facilité qui me déconcerte à chaque fois. Si j’avais eu à dessiner une histoire comme Magasin général tout seul, j’aurais été en surchauffe totale. J’aurais été totalement épuisé pour tenter d’atteindre ce niveau. Alors que là, c’est assez confortable pour chacun. Quand je travaille tout seul, je coupe mon temps en deux. Le matin, je fais les crayonnés et je souffre sur ma planche. Je refais, je gomme… À midi, j’arrête et je fais la finition l’après-midi, je donne de la chair à mes crayonnés. Le matin, je me tape la corvée. Sur Magasin général, c’est Régis qui se tape la corvée !
RL : Ce qui n’est en aucun cas une corvée pour moi !
Chacun prend ainsi du plaisir. C’est ici que réside la synergie de votre collaboration…
JLT : Absolument. Si on inversait les rôles, ce serait l’enfer, l’horreur pour tous les deux ! Mais nous ne sommes ni pervers, ni masos !
Magasin général T4, extrait : à gauche case dessinée par Loisel, à droite case retravaillée par Tripp
© Loisel - Tripp / Casterman |
l'Arrière boutique du Magasin général T2
© Loisel - Tripp / Casterman |
Dans Magasin général, il y a une fable dans la fable représentée par de petites allégories animalières…
RL : Cela s’est fait par hasard. Quand je dessine, j’aime rajouter des détails pour donner de la vie à mes histoires. Au début, il y a un chat qui nous amène dans le monde de Félix. C’est un parti pris de poser la caméra au travers du regard d’un chat. Ce n’était pas prévu au départ. Ensuite, comme le chat existe, je le montre de temps en temps. Puis, au moment de l’enterrement, je dessine un petit chien qui court après des gamins comme j’aurais pu faire une poule qui caquète parce que justement les enfants courent. Et puis je dessine le chat qui crache devant le petit chien. Je fais aussi cela pour faire du remplissage, il faut bien voir qu’on est toujours dans le même endroit. Au niveau des plans, il me faut trouver des astuces pour ne pas toujours dessiner la même chose. Parfois, je dessine une petite séquence entre le chat et le chien et l’on voit en arrière-plan Marie en train de discuter avec le curé. Cela fait une petite scène qui amuse. Au bout d’un moment, on s’aperçoit que le chat et le chien s’entendent bien. Arrive un canard, dans le T2, quand on a tué le cochon. Je trouvais que le canard était plus amusant à dessiner qu’une poule. Le canard regarde le cochon qu’on tue comme un spectateur. Je dessine le canard avec les bras dans le dos, très intrigué par ce qui se passe et je lui mets en tout petit un costume de Donald. Quand Jean-Louis décalque mon dessin, il se demande ce que c’est que ce truc-là ! Je fais beaucoup de gags comme cela. Dans la chambre de Marie, je place des godes, un livre porno etc. [rires] : ce qui est drôle, c’est que Jean-Louis ne les voit pas tout de suite car c’est intégré dans le décor.
JLT : Effectivement, je suis souvent surpris quand je découvre les cases ! Ce n’est qu’en le décalquant que j’ai vu le vibromasseur sur la descente de nuit de Marie…
Magasin général T2, extrait : la même case dessinée par Loisel, retravaillée par Tripp et mise en couleurs par Lapierre
© Loisel - Tripp / Casterman |
RL : Puis je me suis dit que ce serait bien de réutiliser le canard. Au début, il est un peu abandonné, personne ne s’en occupe. Il se dit qu’il va aller au village pour voir du monde et là, évidemment, il y a le chat et le chien qui empêchent le canard de rentrer. C’est une sorte d’allégorie : Serge étant le canard, tout le monde le rejette, puis comme il insiste, les villageois finissent par l’accepter. Tout comme le canard avec le chat et le chien. C’est aussi simple que cela. Par la suite, nous nous en sommes volontairement servis. Plutôt que de montrer Serge, Jean-Louis et moi avons eu l’idée de faire un parallèle : le village est représenté par le chien et le chat, Serge par le canard. Par-dessus cela, restait juste à installer une voix-off.
Pourquoi avez-vous engagé François Lapierre pour la mise en couleurs ?
RL : François Lapierre a un gros avantage pour nous : il est dessinateur. Il avait réalisé Sagah-Nah chez Soleil où il avait réalisé des couleurs très bien foutues, très pâteuses. Et de plus, c’est un garçon charmant. Ni Jean-Louis, ni moi ne voulions réaliser les couleurs. On a fait faire six ou sept essais à d’autres coloristes avant François, mais personne n’avait trouvé le truc qu’on recherchait.
l'Arrière boutique du Magasin général T3
© Loisel - Tripp / Casterman |
JLT : François avait terminé son contrat chez Soleil et comme voyait bien qu’il avait une bonne palette, on lui a proposé de faire un essai. Au début, il a certes eu un travail d’ajustement un peu long et douloureux…
RL : … Il s’acharnait à faire de la lumière en couleurs qui venait en conflit avec la lumière en noir et blanc de Jean-Louis…
JLT : … et puis on lui a demandé de seulement accompagner mon travail d’ombre et de lumière et de descendre l’intensité de ses couleurs jusqu’à ce qu’on trouve le ton juste. Ça s’est fait progressivement, mais à partir du T3, il est arrivé à un équilibre impeccable.
Et avec votre dialoguiste Jimmy Beaulieu, vous vous êtes aussi entouré d’un autre Québécois de souche…
JLT : Dès le départ du projet, s’est très vite posé la question : comment allions-nous faire parler les personnages ? Nous ne sommes pas Québécois. Je ne pouvais pas concevoir Magasin général autrement qu’en québécois, c’était totalement inenvisageable.
RL : Pour moi, ce n’était pas envisageable que ce soit en québécois, je veux dire en « joual » ! C’est illisible pour des lecteurs français. Nous avons donc trouvé un compromis : on fait du français avec des expressions québécoises.
JLT : Non, c’est l’inverse : on fait du québécois lisible par les Français.
RL : Tu as tout à fait raison !
JLT : On avait besoin qu’un Québécois puisse s’y reconnaître. Or nous savions que nous n’étions pas capables de le faire. Quand nous écrivons les dialogues, certaines phrases viennent parfois toutes seules en québécois, mais pas toujours.
Magasin général T4, extrait : à gauche case dessinée par Loisel, à droite case retravaillée par Tripp
© Loisel - Tripp / Casterman |
Et c’est là qu’intervient Jimmy Beaulieu ?
RL : Nous reprenons tout le texte case par case avec Jimmy. On lui explique où on veut aller. Il nous propose des trucs. Parfois, on sent que ce n’est pas possible et on lui demande quelque chose d’autre qui puisse passer et ainsi de suite…
JLT : Il peut arriver que cela nous amène à changer la phrase. De temps en temps, il y a un mot incontournable. Dans un tel cas, si on ne peut pas comprendre ce mot dans le contexte de la phrase, on l’utilise en indiquant sa traduction. Par exemple, « enfirouaper » est a priori incompréhensible pour un Français. Mais, dans la phrase : « Ces carottes sont pourries, je me suis fait enfirouaper par le marchand… », cela prend du sens. En revanche, dans le T4, il y a un mot qu’on ne peut pas comprendre : les « gosses » de Serge sont ses couilles. La traduction (testicules) a sauté à l’impression : nous comptons donc sur vous pour informer les lecteurs !
© Loisel - Tripp / Casterman |
Pour conclure, en combien de temps réalisez-vous un album de Magasin général ?
RL : À peu près 6 mois. Jean-Louis réalise deux strips par jour. Et s’il les a terminés à 5 heures de l’après-midi, il s’en va.
JLT : Parfois je finis plus tôt !
RL : Il s’est défini un rythme. On a chacun le nôtre. À un moment, ma femme s’est cassé le pied et je devais l’emmener régulièrement chez un kinésithérapeute. Pendant sa séance, je restais dans la voiture et je faisais toute ma page crayonnée, toute la mise en place. J’ai travaillé un mois comme cela.
JLT : Régis est deux fois plus productif quand il ne travaille pas à l’atelier, quand il n’a ni téléphone ni ordinateur !
Propos recueillis par Brieg F. Haslé et Manuel F. Picaud à Blois en novembre 2008
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