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Entretien avec Jacques Ferrandez

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Jacques Ferrandez
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Cela fait 25 ans que je travaille sur l'Algérie... »

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Carnets d'Orient T10 : Terre fatale
© Ferrandez / Casterman
Auteur complet né en Algérie le 12 décembre 1955, Jacques Ferrandez démarre dès 1984 la série Carnets d'Orient. Le premier cycle de cinq albums terminé en 1995 sera suivi après une longue pause par un second cycle, également en cinq tomes, paru entre 2002 et 2009.

Dépeindre et peindre l'Algérie sujette à l'influence française constitue pour l'auteur, non seulement une recherche de sens, mais aussi un vrai plaisir esthétique.

À l’occasion de la sortie de Terre fatale, ultime opus des Carnets d’Orient, Jacques Ferrandez revient spécialement pour Auracan.com sur la grande saga qui marquera son parcours d’auteur…

Quelles ont été vos motivations pour écrire Carnets d'Orient ?

Toute cette histoire remonte à ma naissance en Algérie. J’ai eu envie de savoir comment toute cette histoire s’est déroulée : essayer de comprendre comment ce conflit s’était mis en place et, surtout, comment il s’était terminé. Je m’y suis penché dans les années 1980 et j’ai abordé le sujet de manière chronologique, c'est-à-dire la conquête, la colonisation avec les cinq premiers tomes publiés à partir de 1986. En fait, cela fait 25 ans que je travaille sur ce thème. J’ai arrêté le premier cycle en 1954 pensant que j’en resterais là...

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

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Carnets d'Orient T10, extrait
© Ferrandez / Casterman
Qu’est-ce qui vous a décidé à créer un deuxième cycle des Carnets d'Orient ?
J’étais confronté à une question très, très sensible, à savoir la Guerre d’Algérie qui était difficile à traiter et que je ne me sentais pas capable d’aborder. Je suis donc parti sur autre chose, sur Pagnol [le diptyque l’Eau des collines, Casterman, ndlr], sur des histoires policières avec Tonino Benacquista [l’Outremangeur, Casterman]. Et chemin faisant, je me suis senti davantage d’attaque pour aborder la Guerre d’Algérie à proprement dite.

Pour quelles raisons ?
D’abord, j’avais l’impression d’avoir abandonné moi-même mes personnages au milieu du gué juste avant l’insurrection. Parce qu’aussi dans les années 1990 se sont déroulés des événements qui étaient des résurgences de ce qui s’est passé dans les années 1950-1952. L’histoire n’avait pas non plus été purgée du côté algérien. Et puis parce qu’on a eu une floraison de livres sur le sujet qui permettaient d’en savoir plus, qui ont remis les années de guerre en Algérie dans la lumière. Et aussi la reconnaissance officielle par le Sénat du terme Guerre d’Algérie en 1999 [5 octobre 1999 : proposition de loi n°418, 1998-1999, adoptée par l'Assemblée Nationale, relative à la substitution, à l'expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord », de l'expression « à la guerre d’Algérie et aux combats en Tunisie et au Maroc », ndlr]. Tout cela a fait que j’ai mûri et je me suis senti capable de reprendre mes personnages et de les mener jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

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Carnets d'Orient T10, extrait
© Ferrandez / Casterman
Et vous avez le sentiment d’avoir répondu ou résolu votre recherche initiale ?...
Oui. Chaque album me donnait l’occasion d’explorer une période que je connaissais mal. Au départ, j’avais une vision très générale de tout ça. Plus j’ai avancé dans cette histoire, plus j’apprenais des choses et plus j’avais envie de les faire connaître à mes lecteurs. C’est un sujet assez difficile à comprendre. Il y a beaucoup de faits, de contradictions, de forces en présence très opposées. Mon idée était de rentrer dans les parcours des uns et des autres pour montrer comment tout cela a pu arriver jusqu’à l’indépendance. J’ai traité certains épisodes de manière plus approfondie que d’autres. Mais particulièrement sur le dernier tome, la période 1960-1962, il fallait que j’arrive à faire rentrer un certain nombre d’événements et donner une conclusion au parcours d’un grand nombre de personnages qui étaient déjà là dans les albums précédents.

Cette série vous a-t-elle aidé à résoudre certaines questions personnelles ?
Il y a un certain nombre d’éléments que j’ai résolus grâce à mon travail documentaire. Mais il y a des questions non résolues. Ce sont les questions que je me pose au travers du parcours de mes personnages… J’y mets mes doutes, mes interrogations. Je ne sais toujours pas qui j’aurais été si j’avais eu l’âge de vivre ces événements-là comme jeune adulte. Étant né en décembre 1955 et ayant quitté l’Algérie en mars 1956, autant dire que je n’ai pas de souvenir de cette époque, mais la décision que les uns et les autres ont pu prendre de quitter le pays au début des événements, de rester jusqu’au bout et de s’accrocher parfois jusqu’à l’excès et au désespoir, ce sont des questions que je continue de me poser. Mais, de la même façon, tout le monde peut se demander ce qu’il aurait fait pendant l’Occupation nazie ou la Première Guerre mondiale…

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

Vous réalisez un travail très objectif à la fois d’historien et de journaliste. Comment y travaillez-vous ?
Je suis flatté par vos appréciations. D’abord, ce n’est pas un cours d’histoire, bien qu’aujourd’hui je me rende compte que mes albums sont parfois utilisés par les enseignants pour évoquer la période de la colonisation et la décolonisation. Au départ, ce n’est pas fait pour cela. Je n’ai pas voulu me situer d’emblée dans un camp. Faire un récit partisan ne m’aurait pas apporté grand-chose. L’idée était plus de resituer l’esprit d’une époque. Souvent les gens ont été pris dans cette histoire sans se rendre compte de ce qu’il leur arrivait, à part ceux qui s’étaient déterminés très fermement dans un camp ou dans l’autre. La plupart des témoins ont souvent été – comme le dit Maïssa Bey dans son introduction – pris dans les rets de l’histoire de façon à la fois anonyme et subie dans un contexte de violence extrême allant crescendo jusqu’à la fin. Il me semblait intéressant de montrer des gens de différents milieux ou communautés, et de voir comment ils allaient être pris par cette histoire, comment ils allaient agir ou réagir. Mais sans juger.

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Carnets d'Orient T10, extrait
© Ferrandez / Casterman
Des témoignages vous ont-ils marqué depuis que vous avez commencé cette saga ?
Je n’ai pas vraiment fait un travail de journaliste. J’ai plus travaillé sur l’Histoire. Je n’ai pas cherché à rencontrer des témoins. Les témoignages, certains de ma famille, sont venus au fur et à mesure de mon travail sans que j’aille spécialement les solliciter. Je pense à mon grand-père maternel dont ces récits d’enfance ont alimenté le 1er cycle, les Fils du Sud. Pour le 2e cycle, il y a eu à Alger ou en France quelques rencontres de personnes qui ont été parties prenantes. Je n’ai pas essayé de retrouver d’anciens militaires, des appelés, des anciens combattants du FLN etc. car je détenais déjà des montagnes de documentation où tous ces témoignages étaient publiés. Je n’ai eu qu’à y puiser pour dessiner mes personnages. Il m’est arrivé lors de mon premier voyage à Alger en 1993 de rencontrer le personnage de Momo que l’on voit apparaître pour la première fois dans le Cimetière des Princesses et jusqu’à Terre fatale. Et puis il y a Edmond Charlot que j’ai connu dans les années 1990 jusqu’à la fin de sa vie. Il était libraire, premier éditeur d’Albert Camus. Il s’est fait plastiquer deux fois sa librairie par l’OAS. Comme j’avais là des témoignages de première main, je n’ai pas pu m’empêcher de les utiliser dans mon récit. Mais, encore une fois, ce ne sont pas des témoignages que je suis allé rechercher mais des témoignages qui me sont arrivés au fur et à mesure de mon parcours dans cette histoire.

Quelles sont les réactions des lecteurs ?
En dédicace, ce sont souvent des personnes qui ne sont pas des fans de bande dessinée, mais concernées par le sujet. Notamment des jeunes appelés de l’époque, aujourd’hui retraités, qui sont super émus de retrouver dans ces albums des lieux, des images, presque des scènes qu’ils ont vécues. Ou encore des quadragénaires, des fils de pieds-noirs, souvent nés en France, qui ont à faire face soit à un silence familial, soit au contraire à des histoires où on leur racontait l’Algérie. Ils retrouvent cela avec mes albums qu’ils offrent généralement à leurs parents natifs d’Algérie. Il y a donc beaucoup de relations avec ceux qui ont fait cette histoire ou qui en sont issus.

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

Comment équilibrez-vous la partie historique et la partie romancée ?
J’essaye depuis le début d’avoir un canevas historique assez précis, avec des dates et des événements. Dans cet épisode, j’évoque décembre 1960, la première fois où flotte un drapeau algérien à Alger, j’aborde le putsch des généraux en avril 1961, l’espèce de guerre civile entre l’OAS et les barbouzes. J’ai tenu à mentionner la journée du 17 octobre 1961 à Paris avec ces manifestations où beaucoup d’Algériens ont péri. Tout cela donne un fil conducteur et j’essaye d’y faire rentrer mes personnages pour qu’ils aient eux même leur parcours et qu’on puisse les voir réagir à ces différents éléments. C’est en effet toujours une sorte d’équilibre pour à la fois asseoir mon récit sur une trame historique la plus exacte possible et avoir une autonomie de mes personnages pour qu’ils puissent vivre avec tout cela.

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Carnets d'Orient T10, extrait
© Ferrandez / Casterman
En fait, vous étiez parti sur un cycle plus court…
Quand j’ai fait la Guerre fantôme [T1 du 2e cycle, nldr], je m’étais dit qu’il y aurait encore deux albums après. Je me suis vite rendu compte que la période était tellement complexe que je devais la développer de façon plus approfondie. La décision de faire cinq albums s’est très vite imposée d’autant que cela constituait le pendant du 1er cycle également en cinq tomes. Même comme cela, j’ai été obligé de survoler certains événements. J’aurais pu développer sur deux albums la guerre entre l’OAS et les barbouzes, de même que le putsch des généraux. Cette histoire est vraiment d’une richesse infinie. Là, je me suis obligé à me limiter.

Comment construisez-vous votre récit ?
Je travaille toujours de façon assez empirique. Quand je commence un album, je ne sais pas comment il va se terminer. Vraiment ! Je pose certains thèmes que j’ai envie d’aborder, certains événements qui vont jalonner mon récit. J’ai en général la première séquence, entre 5 et 12 pages qui me permettent de me lancer dans le dessin. Sinon, je m’immerge dans ma documentation et mes notes dont j’ai du mal à me sortir. Il faut donc qu’il y ait l’acte de dessiner pour engager l’album. Pour cet album-là, par exemple, je ne savais pas ce qu’allait devenir Octave au moment du putsch des généraux. Je me suis longtemps demandé quelle attitude il prendrait. J’essaye de me mettre en empathie avec mon personnage. Je lui ai finalement donné ce parcours parce que je pense que c’est le plus logique. Je me suis aussi inspiré de personnages réels qui se sont retrouvés dans le même cas sans aller jusqu’à l’OAS. Beaucoup d’officiers sincèrement honnêtes ont basculé dans ce camp-là pour ne pas trahir leur parole. En fait, je me laisse porter par le récit, avec une grande part d’improvisation. Finalement, mes personnages ont des choses à me dire pendant que l’histoire se déroule et sont aussi le reflet de mes interrogations sur cette histoire !

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

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Carnets d'Orient T10, extrait
© Ferrandez / Casterman
Vous alternez cases de BD et aquarelles dans vos planches…
En effet, depuis le premier Carnets d’Orient, il y a cet aller-retour entre l’aquarelle et le récit de bande dessinée. J’ai pris goût à cette façon de travailler. Depuis la Guerre fantôme, j’ai posé de grands paysages comme s’il fallait planter le décor à l’ouverture d’une séquence. J’insère aussi des documents d’époque, de journaux, des reportages télé dans la mise en page. Cela me permet d’avoir une écriture graphique assez variée, et replace assez facilement les choses dans leur contexte historique. Et ces grands paysages sont des respirations et peut-être aussi une manière d’inciter le lecteur à développer son imagination par rapport à c

e que je lui raconte. Cela permet à la fois de jouer avec les espaces de ce pays et de ne pas emprisonner le lecteur dans une image trop figée, trop imposée par mon dessin.

Comment captez-vous si justement la lumière de l’Algérie ?
Même si je ne suis allé en Algérie qu’en 1993, j’habite au bord de la Méditerranée et j’avais traîné mes guêtres en Tunisie. Je me suis aussi imprégné de photos et pour les tout premiers tomes de peintures, notamment de tableaux qui appartenaient à mes parents, signés de peintres qui ont vécu en Algérie et qui ont traduit cette lumière : cette présence du soleil et de la mer. J’ai été imprégné par tout cela depuis longtemps. Et cela s’exprime dans cette bande dessinée. Après, si je réussis à évoquer des choses qui pour ceux qui l’ont vécu correspondent à leur propre regard, pour moi c’est gagné !

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

Vous possédez une énorme documentation…
En effet, je commence à avoir une bibliothèque assez fournie ! Dans mon atelier, j’ai tout un mur consacré à ce sujet avec des livres amassés depuis 25 ans. Même s’il y a eu pas mal de publications dans les années 2000, la littérature sur ce thème a toujours été imposante.

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman
Est-il plus facile de parler de cette question qu’au début ?
Sans doute. En tout cas, il est possible d’en parler de façon moins passionnée. Avant les années 1980, il était difficile de parler du sujet sans choisir son camp. Puis les historiens ont fait leur travail. La mémoire passionnée de ces événements a commencé à retomber même s’il y a toujours des zones très sensibles. J’ai sans doute pu m’intéresser à ce sujet pour ces raisons.

Du coup, avez-vous vraiment le sentiment d’avoir fait le tour de la question ?
On n’a jamais fait le tour d’une telle question !

Allez-vous écrire une suite ?
Pour le moment, il n’est pas prévu de suite. Je vais laisser reposer les personnages dont on peut penser que la vie a continué après la déclaration d’indépendance. La fin est assez ouverte. L’histoire après 1962 est aussi passionnante, avec la prise du pouvoir du FLN, les luttes intestines, les assassinats de membres du FLN à l’étranger… On peut encore raconter énormément de choses – aussi bien du côté algérien que du côté français avec l’installation des pieds-noirs, la question des Harkis. Encore une fois, le sujet est inépuisable. Pour le moment, je n’ai aucun plan pour la suite. De la même manière que je disais à la fin du premier cycle que c’en était terminé, je suis un peu plus prudent aujourd’hui. Je ne jure de rien !

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

Traiterez-vous de l’Algérie autrement ?
Oui, j’ai plusieurs projets en chantier dans ces mêmes espaces géographique et historique. Je travaille sur un texte de Didier Daeninckx qui a pour toile de fond la décolonisation de l’Afrique. Cela se passe à Marseille. On évoquera l’Algérie au travers d’un instituteur qui va être mobilisé et se posera beaucoup de questions. Il y a un autre chantier, sans doute pas avant 2010, avec mon camarade Fellag.  Ce sera un texte illustré sur une pièce avec beaucoup de personnages qui se passe en 1930 à la kasbah d’Alger. Cela me fait revenir sur le thème du Centenaire [T4 des Carnets d’Orient, ndlr]. Et j’ai aussi un autre projet qui sera directement rattaché à l’Algérie : l’adaptation en bande dessinée d’une nouvelle d’Albert Camus pour la collection Fétiche chez Gallimard…

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Carnets d'Orient T10, extrait © Ferrandez / Casterman

Une envie de retravailler avec votre fils avec qui vous avez signé Cuba, Père et fils ?…
En fait, nous n’avons pas de projet. Nous avons connu des circonstances très particulières pour faire notre album ensemble. Si Pierre est toujours étudiant, nous serions ravis de retravailler ensemble si l’occasion se représente…

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en mai 2009
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Kathy Degreef et Marie-Thérèse Vieira

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Manuel F. Picaud
10/06/2009