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Entretien avec Doug Headline et Max Cabanes


Doug Headline et Max Cabanes
© Manuel F. Picaud / Auracan.com

« Nous avons eu une chance énorme que José Louis Bocquet accepte de nous suivre sur ce projet. »

Fils de Jean-Patrick Manchette, Doug Headline réalise une carrière multimédia dans la presse, le cinéma, la télévision et… la bande dessinée. Journaliste à Métal Hurlant, Charlie Hebdo, Actuel, Libération, Rock & Folk, il a créé ensuite la revue Starfix sur le cinéma, écrit plusieurs scénarii de bandes dessinées et réalisé des documentaires pour la télévision, des courts-métrages et des films.

Lorsque José-Louis Bocquet, directeur éditorial de la prestigieuse collection Aire Libre chez Dupuis lui demande quel roman de son père pourrait être encore adapté en bande dessinée, il pense naturellement au roman inachevé la Princesse du Sang dont plusieurs tentatives d’adaptation au cinéma ont échoué. Il accepte donc le projet sous réserve de convaincre Max Cabanes. Pour Auracan.com, les deux auteurs racontent cette genèse et commentent la présence rare d’un protagoniste homosexuel dans le 9e art. 

Extrait de la planche 13illustration pour une case de la planche 13 de la Princesse du sang
© Cabanes - Headline / Dupuis

Quelles ont été les difficultés posées par l’adaptation au cinéma de la Princesse du Sang ?
Doug Headline : La nature même du projet en faisait un film difficile à monter. Il était cher, avec une reconstitution d’époque assez copieuse : les années 50 à Cuba, Londres, Paris, etc. Le scénario était très long, ce qui appelait un film de 2h30. Et idéalement le film aurait dû être tourné en anglais puisque beaucoup de personnages parlent cette langue, à commencer par Ivory Pearl et Messenger. Le film a malgré tout failli se faire par deux fois. Une première fois, la Pan-Européenne voulait faire réaliser le film par Gérard Pirès (Taxi, Double zéro…) qui avait alors la capacité de lever sur son nom de gros budgets. Et puis au moment de signer le contrat, il semble qu'un désaccord, dont j'ignore le motif, est intervenu entre le producteur et son réalisateur. La seconde fois, CB 2000, la filiale cinéma de Bouygues, a fermé au moment où l'on s’apprêtait à lancer le projet. Je me suis dit que le moment n’était pas venu pour que ce film se fasse et qu'il valait mieux attendre.

Et c’est alors que Dupuis vous a demandé un roman à adapter en bande dessinée ?
DH : J’ai mis le scénario de côté pendant quelques années, jusqu’à la proposition de José-Louis Bocquet. Je trouvais très bien d’adapter le roman en bande dessinée. C’est de la grande aventure, une BD en cinémascope, avec beaucoup de grands paysages. C’est plus facile à faire en BD comme tous ces trucs qui coûtent cher. Nous avons eu une chance énorme que José Louis accepte de nous suivre sur ce projet.

Maintenant que le story-board est dessiné, le projet de film peut revenir ?
DH : Maintenant que l’album existe, on a en effet une sorte de story-board idéal pour proposer le projet. Mais les difficultés de mise en œuvre demeurent. À mon avis, cela se fera un jour si la bande dessinée est traduite aux États-Unis – ce qui est possible car le Petit Bleu de la côte Ouest de Tardi est paru cet été en Américain chez Fantagraphics. J'aimerais voir le même éditeur sortir la Princesse du Sang là-bas de façon à attirer l’attention d’un producteur qui en tirerait un film américain. Il sera de toute façon difficile de monter le film sur la base d'une initiative française.

De quelle matière disposez-vous pour reconstituer cette trame ?
DH : J’ai fouillé dans l’amas de documents, de notes dactylographiées et de brouillons de mon père pour trouver ce qui pouvait me servir pour reconstituer la fin. J’ai bâti un résumé de ce qui aurait été la fin, pour l’édition du roman inachevé publié chez Rivages en 1996, puis chez Folio. L’essentiel de ce matériel est dans le volume Quarto sur Manchette qu'a édité Gallimard. Un dossier sur la genèse de la Princesse du Sang y réunit à peu près tout ce que j’ai utilisé.

Dessin préparatoire pour la planche 2étude pour une case de la planche 2
de la Princesse du sang
© Cabanes - Headline / Dupuis

Il vous a donc fallu compléter le roman...
DH : Il fallait remplir les blancs. Il y avait une ligne directrice des événements mais il manquait les détails. Je suis simplement parti sur un travail très factuel pour séquencer les événements. Nos héros sont à tel endroit dans la Sierra Maestra et ils doivent descendre pour rejoindre la Havane. Combien de jours faut-il pour réaliser cet itinéraire ? Quel moyen de transport trouve-t-on ? Une fois sur la route, quel type de véhicule peut-on utiliser ou voler ? Pendant le trajet qui va-t-on rencontrer ? Quelles sont les populations présentes à cet endroit là ? Que trouve-t-on à manger ? etc. La partie existante du roman inachevé se retrouve à peu près intégralement dans le 1er album. Dans la deuxième partie, il a fallu inventer davantage de choses, c’est ce que vous verrez dans le second album.

A quoi doit-on s’attendre dans la deuxième partie ?
DH : En gros, la mise en place des caractères et des motivations a lieu dans la première partie. Le second tome contient beaucoup d’action, de pyrotechnie, de poursuites, d’explosions, de fusillades, et bien sûr les explications de toute la machination à laquelle on a assisté dans le 1er album. C’est une partie plus spectaculaire avec moins de changement de lieux. On restera à Cuba, dans la jungle puis à La Havane. Si les deux albums couvrent une année entière du 1er janvier 1956 au 1er janvier 1957, le 2e album n'en couvre que le mois de décembre.

Le 2e tome va donc être palpitant...
DH : J’espère ! On a essayé de finir le 1er tome sur un temps fort, un début de poursuite pour relancer l’intérêt. Du coup, il ne faut pas trop tarder à sortir le deuxième tome. C’est une histoire à lire presqu’en continuité. Si tout va bien, la fin sortira en automne 2010. Max en est à la page 10 du T2. qui comporte aussi 76 pages ! Pour conserver la densité à la fois du livre et du matériau romanesque de l’histoire, il fallait pouvoir suffisamment la développer. Ça aurait été très compliqué de l’adapter en deux fois 48 pages par exemple. Vu la taille du script, qui faisait déjà 150 pages, il fallait essayer d’avoir quelque chose d’assez similaire.

Quels sont les écueils d’une telle succession ?
DH : Il n’y en a pas vraiment eu. La difficulté se situait au départ. Quand j’ai terminé le synopsis paru en 1996, j’avais une trame à développer. J’essayais surtout de me mettre dans la peau de mon père et dans sa manière de réfléchir pour écrire la suite de son histoire. C’était beaucoup plus facile à réussir sous la forme d’un scénario que d’un roman. On m’avait d'ailleurs demandé d'achever le roman et j’avais refusé d'écrire « à la manière de ». Je ne suis pas romancier. Par contre, pour effectuer un travail similaire dans le cadre d’une adaptation en bande dessinée, il n’y a pas à ciseler les phrases, la narration, comme le faisait mon père. C’était un homme très précis qui travaillait beaucoup le style. Là, il suffisait de saisir son regard sur les personnages pour les faire parler de la même façon dans la deuxième partie de l’histoire. Aaron Black ne parle pas du tout comme Messenger ou Ivy par exemple. Ce n’était pas un écueil mais un vrai défi à relever. Les vraies solutions à trouver étaient sur ce plan-là. Ensuite plier l’événementiel à la trame existante et rajouter des péripéties, ce n’était pas vraiment difficile. Il fallait simplement être minutieux !

découpage dessiné et cases finales pour une séquence extraite
de la planche 60 de la Princesse du sang © Cabanes - Headline / Dupuis

Comment avez-vous convaincu Max Cabanes ?
DH : J’ai eu la chance qu’il accepte ! Ce n’était pas si évident que ça. Il a réfléchi. Il a dû résoudre un certain nombre de problèmes avant d’accepter. Il était, je crois à la fois inquiet et flatté. Flatté qu’on lui propose ça et inquiet car on l’entraînait sur un terrain qui n’est pas le sien, d’habitude. Mais je ne voyais pas d’autre dessinateur que Max pour faire cela ! Je ne sais pas pourquoi car on ne se connaissait pas avant. Nous n’avions jamais travaillé ensemble avant. Mais il y avait des choses dans son dessin qui me donnaient à penser que c’était lui…

Pourtant son dessin évolue nettement dans cet album.
DH : J’ai essayé de l’emmener vers un univers différent. Peut-être ses doutes initiaux venaient-ils de là. Il est difficile d’adapter Manchette, qui est un auteur très connu. Tardi a déjà fait une adaptation très réussie du Petit Bleu de la côte Ouest. J’ai essayé de dire à Max qu’on allait fabriquer quelque chose de complètement différent. Ce roman-ci n’était ni un polar, ni un roman noir. Il n’appelait pas du noir et blanc, mais au contraire des couleurs parce que c’est de la grande aventure, les années 50... Donc Max ne souffrirait pas de la comparaison avec Tardi. L’autre défi était le souci de réalisme. Manchette était extrêmement précis dans ses descriptions. C’est une de ses marques de fabrique. À la base, Max n’est pas un dessinateur ultra réaliste, mais je trouvais que dans Colin Maillard il avait montré qu'il possédait tout l'arsenal nécessaire : une reconstitution des années 50-60 très sensible et touchante, à la fois dynamique, drôle et très bien sentie, avec des atmosphères que je n’avais pas vues ailleurs si ce n’est peut-être chez Prado. Et il fallait quelqu’un qui sache dessiner les enfants et des jolies filles, ce qui est son cas. Je ne voyais donc pas ce qui pouvait lui faire peur là-dedans. Peut-être s’attaquer à une histoire d’un auteur très connu, à une histoire très réaliste, avec des hélicoptères, des voitures, des armes, etc. Mais bon, une fois qu’il a accepté et qu'il a entamé le récit, il a pris confiance en lui-même. Il a essayé de se surpasser. Le résultat est impressionnant.

Qu’est ce qui vous a fait accepter ce projet ?
Max Cabanes : Un coup de folie. [rires] En plus, je ne pouvais pas faire l’impasse d’avoir l’ombre de Tardi dans mon dos. Adapter Manchette, c’est d’abord se mesurer à Tardi. Comment cela va-t-il être reçu ? Par un mec qui dessine de manière très réaliste comme moi ? Ce n’était pas facile. J’ai réfléchi très longtemps. Deux, trois mois.

Est-il difficile de présenter un personnage homosexuel en BD ?
DH : Nous ne nous sommes pas vraiment posé la question. Nous avons pris les personnages tels qu’ils existaient dans le roman. Messenger est le pivot de cette histoire, un personnage complexe, ni  blanc ni noir mais dans le gris. Il a une façon  de vivre son homosexualité tellement discrète - et qui passe par le biais du camouflage, car il fait passer Ivy pour sa protégée ou pour sa jeune maîtresse - que ça lui permet de cacher ses penchants homosexuels. Cette description d'une position inconfortable à l’intérieur de la société en fait déjà un individu soumis aux compromis puisqu'il vit une mascarade. Mais est-il vraiment homosexuel ? Pourquoi pas bisexuel, puisqu’il s’intéresse quand même à la petite Ivy d’une manière très proche, même s’ils n’ont pas de rapports charnels ? Messenger est un personnage ambivalent et ambigu, jamais totalement homo, ni hétéro, ni complètement dans un camp, ni dans un autre. Le but n’était pas de déclarer qu’on allait avoir un héros homosexuel. C’est très bien qu’il le soit. Heureusement qu’on peut avoir un héros comme lui, en bande dessinée. De la même manière on peut se demander si Ivy est hétérosexuelle. Visiblement elle est asexuée. Elle repousse les avances de Maurer. Elle dit qu’elle n’a pas couché avec un mec depuis un an, que "les mecs l’emmerdent et les bonnes femmes aussi". Tous ces personnages sont très entre-deux… Je ne sais pas si la sexualité est l’une de leurs préoccupations. Je pense que leur moteur n’est pas le sexe, ni l’argent d’ailleurs. Ils fonctionnent différemment.

crayonné préparatoire et case finale extraite de la planche 6 de la Princesse du sang © Cabanes - Headline / Dupuis

En même temps, on n’est pas ici dans la BD asexuée des années 50
MC : Ils ont en effet des propos qui n’ont pas de tabou sur le sexe. Ça se sent dans le texte. Je vois plutôt cela comme une lassitude. Ivy est en jachère sexuelle. Je pense que Manchette n’est pas dans la dénonciation d’une certaine homophobie. Il ne veut pas imposer sa vision de la société et du monde directement aux gens. Il est simplement sans tabou et donc montre les choses très simplement. En fait Messenger est un personnage très riche, notamment dans sa relation avec Ivy enfant. Quand il a cette altercation avec Ivy môme... Elle essaye de le faire chanter lui, qui n’est pas n’importe qui avec sa culture, sa prestance, etc. Au lieu d’être magnanime avec une môme, il la traite comme une adulte et lui adresse une volée de bois vert. C’est terrible ce qu‘il lui dit à ce moment là. Quand il dit « je ne veux pas trinquer avec une imbécile ». Qui dirait cela à un enfant ? C’est vraiment très finement observé.
DH : D’ailleurs, l’équilibre entre Lajos et Messenger s'est sans doute inspiré d’un couple de copains homos de mon père, qui avaient la  même différence d’âge, des rapports qu’on ne sentait pas tant dans le charnel mais beaucoup plus dans l’affectif. Je crois qu’il s’est un peu appuyé là-dessus. Cela dit, dans cette histoire où le monde est très désordonné, monte un temps vers la révolution avant qu’il ne retombe bientôt dans la répression morale et sociale, c’est intéressant de donner comme héros des personnages qui sont dans l’entre-deux mais qui ne sont pas des marginaux. La figure de Maurer est intéressante aussi. Une espèce de chevalier errant. Pas forcément du bon côté, mais plutôt un brave type. Finalement, les personnages sont ici tous dans le compromis. Même Ivy, qui a eu sa rédemption grâce à Messenger. La première scène où elle apparaît enfant ne la montre pas comme une personne très sympathique. Elle est attachante mais irritante, comme savent l'être les enfants. Mais heureusement pour elle, elle tombe sur Messenger qui va l’élever. Oui, ce sont des personnages assez intéressants parce qu’ils sont compliqués. Et encore, nous avons un peu héroïsé Messenger, en le rendant un peu plus positif dans la BD qu’il ne l’est dans le roman. Je trouve que c’est un personnage superbe qui méritait une mise en valeur.

la Princesse du sang
© Cabanes - Headline / Dupuis

Cela vous a demandé un travail particulier graphiquement ?
MC : Disons que plutôt que de me défausser de mon style habituel, ma normalité de dessinateur, il fallait que je mette l’accent sur le fait de coller à l’esprit de cette fameuse écriture blanche de Manchette. C'est-à-dire que j’ai essayé de travailler avec un dessin blanc et donc de faire attention – comme le fait Manchette dans son travail d’écrivain – de ne pas faire de psychologique, mais par contre de faire tout le temps de la direction d’acteur très retenue. De faire attention – ce qui est un écueil fréquent dans la bande dessinée réaliste – à ne pas singer le cinéma dans le jeu des acteurs.

Vous êtes vous inspirés du Capitaine Blake pour Messenger ?
MC : Je ne m’en suis rendu compte qu’après coup. Il se trouve que Doug m’avait envoyé des photos d’un écrivain british de ses amis.

DH : Un écrivain irlandais, William McIlvanney. Il a ce look très british, un visage élégant, une moustache fine, des cheveux en arrière, etc. J’ai envoyé des photos de lui à Max, qui l’a fait évoluer. Effectivement, ce personnage tel que nous l’avons imaginé appartient à la bonne société anglaise. J’avais envie qu’il soit physiquement assez proche de l'archétype, car le personnage est complexe comme vous l’avez très bien vu et il me semblait bon de donner à l'inverse au lecteur un point de repère visuel immédiat. On ne s’est pas dit qu’on allait faire le Capitaine Blake, mais juste un officier de la RAF issu de la classe supérieure. Il y a donc un signal visuel codifié qui permet de reconnaître instantanément le prototype de ce personnage pour le lecteur. On voit le mec, on se dit : « c’est le capitaine Blake, un officier anglais très strict » -- sauf que le personnage est homosexuel, compromis avec les services secrets de trois pays : on n’est pas chez Jacobs !

Auriez-vous envie de faire de cette histoire une série ?
DH : Ce qui est sûr c’est que nous avons envie de continuer de travailler ensemble. Après la fin de cette deuxième partie, nous avons un autre projet que nous aimerions mener à bien. On poursuivrait l'adaptation de Manchette, mais dans un domaine différent, avec les aventures d’un détective privé dans les années 70, une histoire plus drôle. Et qui sait ? on pourrait imaginer de reprendre un jour Ivory Pearl et de l’emmener vers d’autres endroits pour continuer à raconter l’histoire du XXe Siècle au travers des yeux d'Ivy et de ses différentes missions à travers le monde. A la fin de l’histoire, les personnages seront encore là et on pourrait en effet continuer… Enfin, je ne sais pas. Je pense qu’on aura beaucoup donné pendant trois ans et que cela nous fera du bien d’aller sur un autre terrain.

Extrait de la planche 1
extrait de la planche 1 de la Princesse du sang © Cabanes - Headline / Dupuis
Propos recueillis par Manuel F. Picaud en octobre 2009
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Marc Carlot © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Sylvie Duvelleroy
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Manuel F. Picaud
27/10/2009