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Entretien avec Patrick Jusseaume et Jean-Charles Kraehn

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Patrick Jusseaume et Jean-Charles Kraehn
© Brieg F. Haslé / Auracan.com
« La guerre d'Indochine a généré des personnages hors du commun, des personnages de romans ou de bandes dessinées. »

Clap de fin magistral pour le troisième cycle de Tramp. Après la Normandie, la Colombie et l’Afrique, Yann Calec remonte le fil du passé de son père en pleine guerre d’Indochine.

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud
Le Trésor du Tonkin (Dargaud) se caractérise aisément : de la très grande aventure, richement narrée, superbement illustrée, et remarquablement documentée aux meilleures sources…

Rencontre avec Patrick Jusseaume et Jean-Charles Kraehn, les biographes de notre séduisant commandant de marine marchande.

Revenons sur la genèse de ce cycle asiatique qui connaît ici sa conclusion ?
Jean-Charles Kraehn : Tramp est une série maritime et par la nature même de son boulot, Calec est appelé à bouger. Les marins de cette époque parcouraient le monde au gré des frets que leurs compagnies respectives trouvaient. Il nous a paru normal que notre personnage aille naviguer en Indochine à un moment de sa carrière. Y amener Yann Calec est aussi une façon de nous renouveler. Difficile de trouver des intrigues différentes sur le thème de la marine marchande, car la vie de ces marins tournait souvent autour des mêmes problèmes, liés principalement au cargo. Heureusement, celui-ci change de lieux. Et cela nous permet de faire voyager nos lecteurs…
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ex-libris librairie Bédé en Bulles, Perpignan
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud
Patrick Jusseaume : En 1952, notre héros prend le commandement d'un cargo stationnaire en Indochine. Il se trouve que le fils unique de son voisin – veuf – engagé dans le corps expéditionnaire n'a plus donné de signe de vie à son père depuis plus de deux ans. Calec lui promet de faire des recherches sur place. Mais là-bas, son propre passé refait surface sous une forme assez inattendue. Pensez, la sûreté militaire semble bien s'intéresser au motif de sa présence dans cette contrée désorganisée et troublée par la guerre et, de ce fait, exhume le souvenir de son propre père ! La situation deviendra vite inconfortable et poussera Yann à enquêter lui-même sur son paternel…
JCK : Il faut préciser que le type de cargo que commande Yann était appelé « stationnaire » parce qu'il restait en Indochine et naviguait le long de la côte, de Saigon au sud à Haiphong, le grand port du nord, au Tonkin.

Quelles envies vous ont donné l’idée d’envoyer Calec en Indochine ?
PJ : Le conflit indochinois a marqué notre mémoire, et pour cause, la France y a jeté toutes ses forces vives jusqu'à la défaite de Diên Biên Phu en 1954.
JCK : L'avantage d’un héros marin est qu'il peut changer de lieux au gré des aventures. Navigant à l'époque de la guerre d'Indochine, il aurait été dommage de l'occulter. Lorsqu'on s'y intéresse d'un peu plus près, on découvre que, par sa nature, elle a généré des personnages hors du commun, des personnages de romans ou de bandes dessinées. Ce fut une guerre coloniale qui s'est transformée en guerre contre le communisme. La preuve, les Américains ont pris la suite avec le résultat que l'on connaît !

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin, encrage en cours de réalisation du 2e strip de la planche 26
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud

Votre voyage de 2002 au Vietnam avec Serge Le Tendre (1) a-t-il été un élément déclencheur ?
PJ : Non, c'était plutôt une opportunité que nous avions saisie pour nous documenter. En règle générale, il est préférable de se rendre sur les lieux que de travailler d'après des documents. Les ambiances vécues sont ainsi plus faciles à transcrire.

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Yann Calec au Japon, illustration inédite reproduite en exclusivité sur Auracan.com, extrait d'une série présentant les escales du héros de Tramp à travers le monde, projet d'ouvrage en préparation
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin, encrage de la case 1 de la planche 26
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud
Avez-vous été touché par la guerre d’Indochine au sein de vos familles ?
PJ : Non, mais en revanche nous connaissons autour de nous des témoins de cette époque.
JCK : Moi, si ! Mon père l'a faite durant trois ans au sein de la Légion étrangère de 1946 à 1949, avant d'être gravement blessé et d'être rendu à la vie civile. Il n'en parlait jamais, à part pour raconter quelques anecdotes amusantes… Pour le reste, il gardait ça pour lui. Je crois qu'il voulait oublier… Personnellement, ce conflit me fascine par sa nature – cette guerre de libération où les Français n'avaient pas le beau rôle –, par la complexité de ses enjeux, par les innombrables personnages haut en couleur qui en ont été les acteurs. Comme la chronologie de la série nous amenait en 1952, c'est-à-dire deux ans avant Diên Biên Phu qui en marqua la fin, du moins pour les Français, c'était le moment où jamais. De plus, ça n'a pas été fait, ou très peu, en bande dessinée. Alors pourquoi s'en priver ?

La relation père fils est très forte dans ce cycle. Croyez-vous qu’il soit toujours bon de remuer le passé ?
PJ : Scénaristiquement, oui ! Il est intéressant de développer la personnalité de Calec, de montrer que l'image qu'il avait de son père était incomplète... Il découvrira qu'autour de lui, tous semblent lui porter un profond respect, mêlé de crainte. Respect aussi pour ses qualités humaines… Admettra-t-il les choix de son père dans ce contexte exceptionnel ?

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illustration inédite réalisée par Patrick Jusseaume lors de son voyage à bord de la goélette "Étoile"
de la Marine nationale au départ de Brest en juillet 2008 © Patrick Jusseaume

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin
story-board de la case 5 de la planche 44
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud
Est-ce là un sujet qui vous tenait à cœur ?
PJ : Le sujet nous paraissait intéressant à exploiter afin de mieux situer notre héros qui n'avait pas encore de passé.

Pensez-vous que les lecteurs connaissent bien le contexte indochinois ? Ont-ils réellement conscience du degré de violence de ce conflit ?
PJ : Vu la moyenne d'âge de nos lecteurs, j’imagine qu'ils en ont entendu parler !
JCK : À part ceux qui sont férus d'histoire contemporaine ou récente, je pense que les lecteurs l'ont oubliée. À l'époque, déjà, les Français de métropole se foutaient de ce qui se passait dans cette colonie lointaine et mal connue. Il n'y avait pas d'appelés dans le corps expéditionnaire français. Que des engagés ! Les morts n'avaient pas autant d'importance qu'ils en ont eu pendant la guerre d'Algérie. Il faut dire aussi que les médias n'étaient pas encore rentrés dans l'ère du show-business. En revanche, la défaite de Diên Biên Phu a marqué les esprits. Imaginez, des petits « nhà quê » (« paysan » en vietnamien, ndlr) qui battaient la France éternelle ! Déjà que l'inconscient collectif ne s'était pas encore remis de la déculottée de 1940, alors vous pensez, quelle humiliation ! Personne n'avait pris la mesure de la détermination et de l'organisation du Vietminh (organisation politique et paramilitaire créée en 1941 par le Parti communiste indochinois, ndlr), même dans l'armée, hormis quelques officiers lucides.

Qui vous a mis entre les mains l’ouvrage Nous te saluons, Vietnam de Georges Gendreau et que vous a-t-il apporté ?
JCK : C'est Georges Tanneau – notre habituel « conseiller maritime », un ancien de la marine marchande, maintenant retraité et écrivain – qui m'en a parlé. Georges Gendreau édite son livre à compte d'auteur. Un livre passionnant que je recommande au lecteur qui peut le lui commander. Ses coordonnées sont à la fin des trois albums de ce cycle (2). Gendreau, c'est un Môssieur !
PJ : L’ouvrage de Georges Gendreau nous a apporté beaucoup de précisions quant à l'ambiance et la complexité des rapports à bord de son navire entre les différentes nationalités et les idées de chacun sur ce conflit. Il s'agissait aussi dans la promiscuité de ce petit cargo, pour la bonne marche du navire, d'essayer de travailler et de vivre ensemble... Ces situations extrêmes génèrent aussi des personnages exceptionnels.

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin, croquis préparatoire et story-board de la case 1 de la planche 42
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud

Y avez-vous puisé des faits authentiques ?
JCK : J’en ai surtout tiré des anecdotes sur la navigation le long de cette côte indochinoise, sur les rapports entre les civils et les militaires, sur l'ambiance qui régnait là-bas à cette époque. Il m'a donné une base réaliste très documentée, des fondations sur lesquelles j'ai monté mon scénario.

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les Rendez-vous d'Adelson, illustration inédite réalisée pour l'ancien commandant du TCD "Foudre"
de la Marine nationale © Jusseaume - Kraehn / Dargaud

Quelles furent vos méthodes de documentation, aussi bien à un niveau livresque qu’iconographique ?
PJ : Pour l'un comme pour l'autre, ce sont à la fois des documents provenant de gens qui y sont nés et des photos que nous avons faites sur place en 2002. Il faut aussi y ajouter les innombrables sites consacrés à cet épisode de notre passé. Enfin, profitons-en pour remercier tous ces témoins qui nous ont aidés tant par leur expérience que par leur disponibilité pour la recherche de ces précieux souvenirs et documents.
JCK : Tu oublies les livres de Lucien Bodard (1914-1998, reporter et romancier, ndlr) sur le conflit indochinois, mon ami ! L'Enlisement et l'Humiliation sont deux remarquables bouquins faits de témoignages recueillis quelques fois au bar de l'hôtel Continental de Saigon ou sur le terrain, et d'analyses politiques, stratégiques, voire philosophiques. Une véritable mine...

Tramp, 3 cycles en 9 tomes

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin
encrage de la case 3 de la planche 50
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud


Fin des années 1980. Patrick Jusseaume (Chronique de la Maison Le Quéant, scénario Daniel Bardet) et Jean-Charles Kraehn (Bout d'homme, Gil St André...) désirent travailler ensemble sans encore savoir vers quel univers ils vont se tourner.

Si Kraehn propose d’abord à Jusseaume de reprendre le dessin de sa saga médiévale les Aigles décapitées (initialement créée avec Patrice Pellerin), le dessinateur préfère avoir une série bien à lui. Kraehn lui écrit alors le premier tome d'un polar maritime : la saga Tramp est née !

Dès 1991, Patrick Jusseaume se lance dans cette grande saga d’aventure. Le premier album, le Piège, paraît deux ans plus tard chez Dargaud, rapidement suivi de nouveaux chapitres qui confirment la qualité de ce thriller maritime : le Bras de fer (1994), le Bateau assassiné (1996), Pour Hélène (1998).

En 2001, après avoir publié les quatre tomes du premier cycle de Tramp, les auteurs entament la Route de Pointe-Noire, premier volet d’un diptyque africain qui sera suivi par la Piste de Kibangou. En 2002, Jusseaume part au Vietnam avec Kraehn et Serge Le Tendre en vue de dessiner Mission Vietnam, un carnet de voyage réalisé pour une association humanitaire (2). Une base documentaire de première main en vue du prochain cycle de la série.
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Yann Calec à Copenhague (1ère version), illustration inédite reproduite en exclusivité sur Auracan.com, extrait d'une série présentant les escales du héros de Tramp à travers le monde, projet d'ouvrage en préparation
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud
En 2005, avec Escale dans le passé, puis la Sale Guerre en 2007, Jean-Charles Kraehn et Patrick Jusseaume se lancent dans la réalisation du troisième cycle des aventures maritimes et exotiques de Yann Calec. Ce passionnant récit indochinois s’achève en cette fin d’année avec le Trésor du Tonkin. Le scénariste breton bûche déjà sur les prochaines pérégrinations de Yann Calec, revenu très fortuné des montagnes tonkinoises…
BFH


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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin, croquis préparatoire et story-board de la case 2 de la planche 42
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud

(1) voir le carnet de voyage Mission Vietnam cosigné Patrick Jusseaume, Jean-Charles Kraehn et Serge Le Tendre, Glénat, 2003.
(2) Nous te saluons, Vietnam de Georges Gendreau, chez l’auteur, Le Bout du Bois, 22320 La Harmoye.

Propos recueillis par Brieg F. Haslé en octobre 2009
Entretien initialement paru, sous une forme différente, dans [dBD] n°38
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable © Brieg F. Haslé

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Tramp T9 : le Trésor du Tonkin, story-board de la case 1 de la planche 44
© Jusseaume - Kraehn / Dargaud

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Brieg F. Haslé
18/11/2009