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Entretien avec Pierre-Alain Bertola

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Pierre-Alain Bertola
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
« La bande dessinée n'est pas mon medium de prédilection. »

À 53 ans, Pierre-Alain Bertola multiplie les moyens d’expressions artistiques. Cet autodidacte suisse s’est fait remarquer en son temps chez Futuropolis mais poursuivait depuis une carrière de peintre, dessinateur de presse, illustrateur de livres et surtout de scénographe pour le théâtre, l’opéra ou les expositions.

Il vient de publier la première adaptation en bande dessinée du roman Des souris et des hommes de John Steinbeck (Delcourt, collection Mirages). Auracan.com a souhaité comprendre ses motivations et la genèse de ce projet particulièrement réussi.

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Des souris et des hommes
© Bertola d'après Steinbeck
Delcourt
Pourquoi êtes-vous si rare en bande dessinée ?
Parce que ce n’est pas mon medium de prédilection. Pour moi, le projet décide la forme qu’il va prendre. J’ai réalisé par exemple un livre illustré d’après Charles-François Ramuz, un grand romancier suisse. J’ai fait de la bande dessinée il y a vingt ans chez un éditeur merveilleux, Futuropolis. Avec l’éditeur Étienne Robial, pour deux albums : Colonel Bauer et les Sept couleurs du noir. Et c’est d’ailleurs à cette époque qu’est née l’idée d’adapter Des souris et des hommes. Les déboires de l’éditeur ont gelé le projet. J’ai continué à dessiner mais pas en BD. Je travaille sur de grands textes, sur Frankenstein au théâtre, sur la Flûte enchantée pour l’opéra, sur Peer Gynt de l’auteur norvégien Henrik Ibsen pour l’opéra également. À vrai dire, je trouve que la bande dessinée est assez complexe à faire. Elle demande rigueur et constance. Un peu comme un slalom spécial comparé à la descente. C’est beaucoup de travail, de discipline et de rigueur. Mais je trouvais que cela fonctionnait très bien pour adapter ce roman de Steinbeck. Même si ne me vois ne faire que de la bande dessinée, quelques textes me passionnent et pourraient faire l’objet d’un nouvel album. Le dessin animé me tente également...

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Des souris et des hommes, extrait © Bertola d'après Steinbeck / Delcourt

20 ans après le démarrage du projet, vous adaptez Des souris et des hommes en bande dessinée. Quel a été le déclic pour le faire aujourd’hui ? Est-ce la rencontre avec Guy Delcourt ? Est-ce la crise que nous vivons aujourd’hui qui rend peut-être ce livre davantage d’actualité ?
C’est drôle ce que vous dites car j’ai commencé réellement à travailler sur cette adaptation il y a sept ans, bien avant la crise que nous connaissons. Le propos du roman de 1937 a rejoint notre époque. Il est publié aujourd’hui par une conjonction de plusieurs facteurs. Tout d’abord, effectivement, une rencontre avec un éditeur sensible à ce projet. Ensuite un long travail à l’opéra et au théâtre, qui m’a permis d’étudier comment un metteur en scène travaillait avec ses acteurs. Cela m’a remis dans l’idée que ce livre pouvait s’adapter en bande dessinée, en théâtralisant les interventions des personnages. Sans cette expérience je ne l’aurais peut-être pas repris ce projet, je trouve en effet bien statique les esquisses faites il y a vingt ans.

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Des souris et des hommes, extrait © Bertola d'après Steinbeck / Delcourt

Et vous avez donc recommencé il y a sept ans…
Oui. Les cinq premières années représentent finalement une année de travail à temps plein, avant le découpage final. Après, cela a été très compliqué d’obtenir les droits. Il y avait d’autres projets concurrents. Il a fallu démarcher auprès du fils de l’écrivain, Thomas Steinbeck à Santa Barbara, pour nous permettre de publier ce livre ici. Je lui envoyé mes esquisses et une lettre de motivation. Et il a fait travailler ses agents là-dessus pour nous permettre de décrocher cette autorisation. Ce fut très long. Nous étudions aujourd’hui la possibilité de diffuser cette adaptation en version originale aux États-Unis…

Qu’est-ce qui vous fascinait autant dans ce roman de John Steinbeck ?
Cela remonte à la charnière de mon adolescence. Je suis d’une famille de maçon. Il n’y avait pas beaucoup de livres à la maison. La découverte du monde artistique s’est faite en deux temps. À 14 ou 15 ans, j’ai ouvert le journal Tintin et vu sur une double page la Loi de l’ouragan [série Bernard Prince de Greg et Hermann, ndlr]. J’ai eu une étincelle et me suis dit que j’allais faire ce métier-là. Je n’avais jamais vu de BD réaliste avant. Quelques mois après, on nous a donnés à lire Des souris et des hommes à l’école. Là aussi, j’ai été traversé par une émotion comme quand on tombe amoureux la première fois. Peut-être parce que ce n’était pas très loin de la façon de parler des gens chez moi et que je connaissais très bien cet univers de baraquements et d’ouvriers saisonniers.

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Des souris et des hommes, extrait © Bertola d'après Steinbeck / Delcourt

Quel message retenez-vous de cette histoire ?
On parle de deux choses dans ce livre. D’une part, une amitié très profonde entre deux personnes, malgré leurs différences de niveau intellectuel, cet amour presque filial entre George et Lennie. D’autre part, ce livre parle de gens qui n’ont pas de terre, mais qui en rêvent. Ils rêvent tous les deux, puis à trois, puis à quatre : avoir une petite ferme à eux. Mais on comprend assez vite que ce rêve n’existera jamais. Cette âpreté des rapports sociaux entre les gens qui possèdent la terre et ceux qui travaillent pour eux est particulièrement d’actualité aujourd’hui. Si on va se promener au Sud de l’Espagne voir les gens qui cueillent les oranges, ils vivent une précarité analogue à celle des ouvriers agricoles de Salinas en 1937. En fait, ce sont les « homeless », des gens sans logement qui ne pourront jamais se refaire et qui vont passer leur vie sur les routes. Il en existe toujours aux États-Unis, il en existe de plus en plus chez nous.

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Des souris et des hommes, extrait
© Bertola d'après Steinbeck / Delcourt
C’est un roman social mais aussi presque une pièce de théâtre...
Steinbeck écrit un reflet de la société de l’époque – cela préfigure d’une année les Raisins de la Colère – où il décrit très bien les conséquences de la crise qui jette les gens sur les route à la recherche de travail et c’est juste après avoir écrit un autre roman, Un Combat douteux, qui raconte l’activisme rouge dans les émeutes. Il lui a donné une structure classique – unité de temps (trois jours), de lieu (la ferme) et d’action. Il ne savait pas s’il devait le qualifier de roman ou de pièce de théâtre. D’ailleurs le roman est devenu une pièce, un opéra, des films au cinéma ou à la télévision. Et cette adaptation est la première en bande dessinée.

Comment avez-vous réfléchi la conception graphique de cet album ?
J’ai voulu respecter l’ordre de l’histoire. J’ai changé uniquement quelques situations, déplaçant dans des décors extérieurs des actions se passant à l’origine à l’intérieur des cabanes. J’ai essayé de travailler sur les caractéristiques des personnages comme on le fait au théâtre. Le noir Crooks est comme banni de la société des hommes, il a sa chambre au dessus d’un tas de fumier dans la grange, je l’ai habillé en rayures comme un bagnard et chez lui tout est rayé. Lennie ressemble un peu à un enfant qui n’a pas toute sa tête. D’ailleurs, je ne lui mets jamais de chapeau même pour se protéger du soleil ; je l’habille avec une grande salopette qu’avaient certains travailleurs à l’époque, mais cela ressemble aussi à une salopette de bébé… Ou encore le vieux Candy qui a perdu une main, ses cheveux, et qui est habillé d’une vareuse – on dirait qu’il est en pyjama. Au contraire du fils du patron qui a une belle chemise, des bottes et des éperons. J’ai vraiment essayé de m’approcher de la manière dont on travaille au théâtre. Cela change beaucoup par rapport à ce que j’ai pu faire avant, car je n’y étais pas encore sensible.

Pouvez-vous donner un exemple ?
L’action du chapitre 4 [voir les 2 visuels ci-dessous] se passe en une pièce un peu sordide éclairée par deux lampes à pétrole. Pour la mise en scène, j’ai fait intervenir chaque personnage aux quatre coins de la pièce, et qui expriment chacun d’entre eux : le noir est assis sur le lit au milieu de livres; Lennie s’assoit sur un baril de clous et le fait tomber car il est trop gauche ; quand le vieux arrive, ils évoquent leur rêve autour de l’établi où comme par hasard ils commencent à bricoler, à toucher les objets, à regarder la selle : ils caressent un rêve pratique ! Et puis la femme entre dans cette chambre, s’approche des choses qui touchent à l’hygiène, et gêne tout le monde car elle ne devrait pas être là. Cette mise en scène m’a permis de garder l’intégralité de la situation, et ne rien perdre du roman : la tension, puis un rêve cassé par l’arrivée de la dame. Évidemment, cette méthode de travail issue du théâtre et de l’opéra a pris pas mal de temps. J’ai reconstruit dans ma tête comme si j’avais des acteurs avec moi.

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Des souris et des hommes, esquisse des pages 63 et 64 © Bertola d'après Steinbeck / Delcourt

Comment avez-vous réalisé cet album côté technique du dessin ?
J’ai dessiné au crayon fin avec de l’aquarelle assez diluée, un peu lavée. L’ouvrage est imprimé en deux couleurs, du gris et du noir. En imprimant ces deux couleurs superposées, cela a permis d’obtenir cette profondeur de noir que je cherchais. L’imprimeur a réalisé un très beau travail et mon lithographe, qui a scanné les dessin et avec qui je travaille souvent, sait comment faire ressortir les choses en durcissant le scan pour obtenir davantage de contraste. Cela donne un mélange de noir profond et des gris très nuancés. Ça a été un travail assez coriace et j’ai suivi cela de très près. Tout le monde a bien compris l’objet qu’on voulait avoir au bout du compte. Il n’y a pas beaucoup d’éditeurs qui auraient accepté d’imprimer en deux couleurs un album en noir et blanc parce que cela ne se voit pas… sauf que c’est beau comme tout !

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Des souris et des hommes, mise au net des pages 67 et 68 © Bertola d'après Steinbeck / Delcourt

Finalement, n’est-ce pas plus facile de mettre en images le roman en BD qu’au cinéma ou au théâtre ?
J’ai vu 4 ou 5 adaptations au théâtre, 2 films au cinéma, quelques extraits de pièces aux États-Unis, un bout de la comédie musicale. Il y a une chose dans le roman difficilement compréhensible qui fait basculer dans l’onirique un récit très structuré et réaliste. Après que Lennie a commis cet acte affreux d’avoir tué cette jeune femme, il se retrouve dans les bois et a des hallucinations. Il se rend compte qu’il a fait une terrible bourde, qu’il n’arrivera jamais à avoir sa ferme, à élever ses lapins et tout à coup il y a un lapin géant de 15 mètres de haut qui arrive et qui interpelle directement Lennie. J’ai essayé de dessiner un lapin géant assez naïf tel qu’aurait pu le voir Lennie. Ensuite, il y a cet effet délire où je fais allusion à l’esthétisme des années 50-60 qui est né à San Francisco : il est en plein délire comme s’il avait pris un acide. Ce passage du lapin n’est pas réalisable au cinéma.
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Des souris et des hommes, extrait
© Bertola d'après Steinbeck / Delcourt
On ne peut pas demander à Malkovitch de voir un lapin géant dans un film magnifique hyper réaliste de deux heures avec des couleurs de western. L’apparition d’un lapin géant casserait tout ! Or en BD il est possible de passer du réalisme à l’onirisme pendant deux pages et revenir de suite au réalisme. Le délire graphique qui entoure Lennie pendant ces deux pages se retire comme une marée dès que son copain George revient. Dans le roman, c’est à peine une demi page. Mais ce n’est pas un rêve pour lui, il voit vraiment ce lapin ! Sur un plan stylistique, la BD marche très bien pour une telle adaptation : on peut se permettre de faire cela si on réfléchit à ce qu’on fait !

D’autres projets de bandes dessinées ?
Il y a d’autres livres qui me passionnent, mais c’est prématuré d’en parler maintenant. Je travaille actuellement sur un Frankenstein qui est une réécriture de l’histoire pour une pièce de théâtre, et qui sera peut-être édité sous forme de livre illustré. Et je travaille sur Peer Gynt pour l’opéra Mariinsky de Saint Petersbourg. Je ne manque pas de projets, et s’il n’y a pas de projet arrêté de BD, l’expérience Des souris et des hommes me pousse à y réfléchir sérieusement !

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en novembre 2009
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Emmanuelle Klein

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Manuel F. Picaud
11/11/2009