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Entretien avec Jean Van Hamme et Paul Teng

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Jean Van Hamme et Paul Teng © Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Je suis plus un homme d'amitié qu'un homme de cérémonie. »

Jean Van Hamme vient d’inaugurer une exposition rétrospective sur son œuvre à la médiathèque de Reims.

L’auteur aux multiples séries à succès, Thorgal, XIII, Largo Winch, Lady S., Wayne Shelton ou les Maîtres de l’orge, sans oublier sa reprise de Blake et Mortimer, sait aussi étonner ses lecteurs avec des projets moins ambitieux mais souvent très réussis.

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© Teng - Van Hamme
Casterman
À l’occasion de la sortie du Télescope, mis en images avec brio par Paul Teng chez Casterman, Auracan.com a voulu en savoir plus sur ce que Jean Van Hamme appelle son « chouchou »…

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le Télescope, crayonnés de la planche 10 © Teng - Van Hamme
Casterman
Cet album était à l’origine un scénario de film à la fin des années 80…
Jean Van Hamme : Exact ! C’était en fait un projet de téléfilm dont on m’a gentiment acheté l’option et puis, comme souvent, cela ne s’est pas fait. D’ailleurs, la société de production n’existe plus. Le manuscrit est donc resté dans un tiroir un bon moment avant que j’en fasse un roman. Celui-ci est sorti en 1993 chez un petit éditeur belge, Le Cri, qui n’en a pas vendu beaucoup [environ 900 exemplaires, ndlr]. C’est encore resté dans un tiroir tout un temps. Et puis, ayant regagné un peu de temps grâce à l’abandon de XIII et Thorgal, je me suis dit que je pourrais en faire une bande dessinée ! Et là, pour une fois, j’ai écrit le scénario sans savoir qui le dessinerait !

C’est donc Casterman qui vous a proposé Paul Teng…
Paul Teng : Et qui a arrangé le mariage !
JVH : Oui, c’est cela. Un éditeur est parfois une agence matrimoniale. Dans ce cas, c’est un mariage réussi. Casterman m’a proposé différents dessinateurs. Mon éditeur m’a montré les dessins de Paul, que j’avais vaguement croisé au Lombard. Je me suis dit que c’était le dessinateur qu’il me fallait parce qu’il parvient à donner des expressions aux visages. Comme ce n’est pas une histoire d’action, tout est dans l’émotion, qu’il était important de pouvoir lire sur les visages des personnages. Enfin, soyons honnêtes, le Télescope est, en quelque sorte, un roman illustré. C’est donc à la fois ingrat et très difficile pour un dessinateur de le faire. Paul l’a réussi magistralement, et je n’ai absolument aucun regret.

Et pourquoi chez Casterman ?
JVH : J’ai l’impression que Casterman est plus doué que les autres éditeurs pour les one-shots, en ce sens qu’il travaille sur la longueur. J’ai pu voir cela avec le Grand pouvoir du Chninkel. Cette maison d’édition ne fait pas un tirage fabuleux dans un premier temps, elle ne prend pas trop de risques en fait, très peu même ! Mais elle est toujours prête à réimprimer. La plupart des éditeurs traditionnels travaillent plus les séries. Casterman a relativement peu de séries et travaille bien les one-shots. Cela me semblait donc tout naturel d’aller chez Casterman, d’autant qu’ils me faisaient la cour depuis quinze ans, depuis la sortie du Chninkel. Comme je connais bien Arnaud de la Croix et Louis Delas, je me suis dit « pourquoi pas, après tout ? ». Je trouvais la démarche intéressante, et je crois que je ne m’en mordrai pas les doigts.

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le Télescope, strip 3 de la planche 2 © Teng - Van Hamme / Casterman

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le Télescope, recherche pour la planche 3
© Teng - Van Hamme / Casterman
Comment vous est venue cette histoire ?
JVH : Je dois dire que cela fait bien longtemps. Vous savez, une idée part souvent de rien. Il m’a été donné de rencontrer, il y a une vingtaine d’années, une jolie jeune femme, un peu perdue, qui était la maîtresse entretenue d’un très grand homme d’affaires belge qui venait de décéder. Cette jeune femme pulpeuse, qui devait avoir 21 ans à l’époque, m’a fasciné parce qu’elle était complètement désorientée. Elle avait toujours été prise en main. Elle n’avait jamais eu d’argent sur son compte en banque. Elle avait une carte de crédit illimité que lui avait donné son vieux barbon millionnaire. Comme je n’avais encore jamais rencontré ce genre de personnage, je crois que c’est parti de là. Sauf que je ne voulais pas en faire une idiote. Je n’avais pas encore 60 ans à l’époque. Mais je trouvais justement intéressant de la confronter avec des gens qui n’étaient pas des multimillionnaires, et ces cinq personnages ne ressemblent à aucune personne que je ne connaisse. On connaît tous des personnes qui avaient des ambitions de jeunesse qu’ils n’ont pas pu réaliser, c'est-à-dire tout à fait l’opposé de moi [rires]. J’ai trouvé intéressant de traiter ce sujet, et cette histoire s’est construite lentement, peu à peu, comme beaucoup d’histoires.

Aviez-vous en tête une histoire réelle de carambouille immobilière en particulier ?
JVH : C’est un vieux classique qu’on trouve dans tous les pays. Le coup des terrains non constructibles qu’on rachète et qui deviennent constructibles ! On a vécu quelque chose de semblable à Uccle, le quartier de Bruxelles où j’habite, où il y avait un superbe parc qui avait été légué à la commune à la condition qu’on n’y bâtisse jamais. Un beau jour, miraculeusement, on a vu des immeubles s’élever. Il ne faut pas chercher bien loin : le bourgmestre de l’époque s’est vu financer sa campagne électorale. En fait, je n’ai pas voulu faire une magouille ingénieuse. C’est la manière dont ils arrivent à tirer profit qui fait le charme de l’histoire, pas tellement le choix de la magouille immobilière. L’idée n’était pas de faire quelque chose de très compliqué qu’il aurait fallu expliquer. À vrai dire, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas si on prend la légalité des choses en France. Quand vous rachetez 85% d’une zone pour y construire, les 15% restants peuvent être légalement expulsés. Or, ici, ce n’est pas le cas. Là, je triche un peu avec la législation française !

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le Télescope, strip 2 de la planche 3 © Teng - Van Hamme / Casterman

Paul, qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
PT : Déjà, le fait qu’un éditeur m’approche pour faire un projet, c’est assez rare. De plus, le fait que ce soit avec Jean Van Hamme représente une chance énorme pour un dessinateur. Il n’est pas offert à tout le monde de travailler avec un scénario de Jean ! Puis j’ai lu le scénario. J’ai trouvé que c’était parfaitement écrit pour moi. Le jeu d’acteurs est mon point fort.

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le Télescope, crayonné du strip 1 de la planche 13 © Teng - Van Hamme / Casterman

Avez-vous du coup d’autres projets ensemble ?
JVH : Non, pas pour l’instant. Pour le moment, je n’ai pas d’autre idée de one-shot. Mais cela peut venir d’une discussion. Par exemple, Lune de Guerre, que j’ai fait avec Hermann, est né ainsi. J’étais à table, et j’entendais une anecdote que racontait un monsieur qui démarre comme dans Lune de Guerre, sauf que ça s’est bien arrangé. Tout d’un coup, vous vous demandez : « Et si cela ne s’arrangeait pas ? » J’étais à la Maison de la Radio avant notre rendez-vous : c’est un labyrinthe, je me suis demandé ce qu’il se passerait si un enfant se perdait dans ces couloirs… Tout et n’importe quoi peut vous donner un point de départ. Et si cela s’était terminé autrement ?

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le Télescope, recherche pour le personnage de Jo
© Teng - Van Hamme / Casterman
Avez-vous d’autres romans qui pourraient être adaptés en BD ?
JVH : Ce n’est pas impossible ! Mais je veux d’abord mettre la dernière main au feuilleton Rani [le T1 de l'adaptation BD par Alcante et Vallès vient de paraître au Lombard, ndlr], que j’ai écrit pour France 2, et qui m’a quand même déjà pris une dizaine de mois, si ce n’est pas plus. Ensuite, à la grande joie de mon épouse, qui adore ce personnage, et de Christian Denayer qui m’aime bien, je reprends Wayne Shelton dont le prochain épisode sortira vers septembre ou octobre 2010. J’ai aussi Lady S. et Largo Winch qui continuent. J’ai donc encore trois séries en cours. Je dois aussi faire une espèce d’ouvrage généraliste sur l’univers de Thorgal que j’ai promis à mon éditeur. Cette sorte d’almanach des personnages de Thorgal pourrait servir de base aux spin-off de la série que Rosinski envisage de faire au Lombard. J’ai encore une pièce de théâtre que j’ai envie d’écrire, mais je vais devoir attendre deux ou trois ans, car je n’aurai pas le temps avant. Et probablement un autre Blake et Mortimer. J’avais dit que je n’en ferais plus, mais mon épouse a promis à l’éditeur que j’en ferai un ! Et il y a aussi les scénarii de XIII Mystery que je continue à coacher. Je ne m’ennuie pas !

Et vous, de votre côté, vous développez un projet plus personnel…
PT : Oui. Avant de travailler au Lombard, j’avais déjà réalisé des one-shots en néerlandais. Ce ne sera donc pas la première fois, mais j’espère qu’entre-temps j’aurai appris des choses pour faire des histoires plus intéressantes qu’à l’époque. En principe, ce projet sera un one-shot, voire un diptyque. J’ai juste le cadre et quelques personnages, mais je cherche encore la bonne entrée. Par ailleurs, j’ai aussi d’autres propositions. Et grâce au Télescope, j’espère en avoir d’autres.
JVH : À mon avis, tu en auras…

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le Télescope, strip 3 de la planche 3 © Teng - Van Hamme / Casterman

Enfin Jean, comment vivez-vous cette grande exposition rétrospective de votre œuvre présentée à Reims ?
JVH : J’avais toujours refusé, jusqu’à présent, de faire des expositions sur moi dans la mesure où cela embête mes dessinateurs de fournir du matériel. Mais j’ai dû me laisser influencer par mon épouse qui a insisté pour que j’accepte [rires]. Vous savez, quand on fait une exposition comme cela, on se dit qu’on est près de la fin. On profite de faire un tour d’horizon de son vivant. Je n’ai vraiment aucune vanité de ce côté-là, et je n’aime pas beaucoup les hommages. Je suis plus un homme d’amitié que de cérémonie. Finalement, ce sera la première et sans doute la dernière, à moins que cette exposition ne devienne itinérante.

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le Télescope, crayonné du strip 3 de la planche 13 © Teng - Van Hamme / Casterman

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en novembre 2009
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé
© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Kathy Degreef, Mona Fatouhi et Mickaël du Gouret

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Manuel F. Picaud
26/11/2009