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Entretien avec Theo

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Theo © Manuel F. Picaud / Auracan.com
« Travailler avec Jodorowsky représente une belle marque de confiance. »

Né en juin 1973, le dessinateur italien Theo fait carrière en bande dessinée en France. Après avoir travaillé dix ans pour le studio d’illustration florentin Inklink, il a démarré chez Delcourt la série médiévale le Trône d’Argile et vient de signer un remarquable premier opus d’une trilogie consacrée au pape Jules II : le Pape terrible.

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© Theo - Jodorowsky / Delcourt
Choisi par Alexandro Jodorowsky lui-même, il a su faire évoluer son style dans la lignée de Milo Manara qui dessine l’autre série du même scénariste sur les Borgia.
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le Pape terrible T1, case 6 de la planche 45 © Theo
Jodorowsky / Delcourt


Lors de son récent passage à Paris, Auracan.com en a profité pour rencontrer ce vrai talent avec qui notre envoyé spécial a principalement échangé en anglais.


Quel a été votre parcours ?
J’ai toujours dessiné autant que je m’en souvienne. Je n’aurais pas imaginé que j’en ferais un métier. Je n’ai d’ailleurs pas envisagé de suivre des études artistiques avant le baccalauréat. À 21 ans, j’ai suivi les cours d’une école de bande dessinée à Florence. Après diverses expériences chez des éditeurs italiens, j’ai eu l’opportunité de travailler pour le studio Inklink à Florence. J’y ai réalisé de nombreuses illustrations, beaucoup de reconstructions historiques, notamment pour des musées italiens et européens. Ça a été une très bonne école pour moi. Avec le Trône d’Argile [scénario de Nicolas Jarry et France Richemond, série en cours chez Delcourt, ndlr] j’ai eu l’occasion de me lancer dans la bande dessinée franco-belge. Cette série est à la croisée des chemins entre mes passions pour le comics et pour l’illustration historique.

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le Pape terrible T1, crayonnés et recherches préparatoires pour le planche 52 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

Comment êtes-vous entré en contact avec Delcourt ?
Chez Inklink, plusieurs autres dessinateurs étaient très enthousiastes sur la bande dessinée franco-belge. L’un deux, Luigi Critone a commencé à travailler sur la Rose et la Croix chez Soleil. Les scénaristes Nicolas Jarry et France Richemond avaient le scénario du Trône d’Argile validé par Delcourt. Ils cherchaient un autre dessinateur. J’ai fait le test et je dois dire que j’ai eu de la chance d’être là au bon moment ! Je ne connaissais pratiquement rien du marché français sauf l’Incal [de Jodorowsky et Mœbius, ndlr]. En participant à un premier festival de BD à Paris, j’ai découvert la vitalité du marché français et j’ai eu envie d’y faire ma place. Et je pense avoir eu raison. La preuve, Delcourt m’a proposé de travailler avec Jodorowsky, ce qui représente une belle marque de confiance !

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le Pape terrible T1, strip 2 de la planche 52 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

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le Pape terrible, case 1 de la planche 49
© Theo - Jodorowsky / Delcourt
Pourquoi avoir adopté Theo pour nom d’artiste?
D’abord, c’est mon vrai prénom. J’ai abandonné mon nom Caneschi après le T1 du Trône d’Argile car la prononciation française et italienne n’était pas la même et Theo était plus facile à retenir ! Un choix marketing en quelque sorte. C’est aussi un double clin d’œil pour ce nouvel album. On y parle de Dieu qui est la signification de Théo. En outre, Jodorowsky avait un fils portant ce prénom qui est décédé il y a une quinzaine d’années ; ça lui a créé une émotion de lire ce nom sur la couverture à côté du sien.

Vous avez fait évoluer votre style depuis le Trône d’Argile. Avez-vous conscience d’avoir progressé ?
J’essaye de m’améliorer à chaque nouvel album. Je suis ravi si cela se voit ! Ça tient aussi au changement de technique. J’ai réalisé tout l’album au crayon sans encrage. Cette expression plus naturelle a été un choix judicieux. Les détails, la fraicheur des dessins sont un peu au-dessus de ce que j’ai fait précédemment, mais vous verrez comment cette expérience a influencé ma façon de réaliser le prochain épisode du Trône d’Argile. Je vais continuer avec l’encrage habituel, mais avec des lignes plus simples. Quand on m’a proposé de réaliser un album avec Jodorowsky, j’étais évidemment très impressionné, mais je voulais faire quelque chose d’inédit, aussi différent que possible du Trône d’Argile. Également pour prendre du plaisir à le faire. La mise en page différente avec beaucoup de grandes scènes, avec un découpage en trois bandes par page et finalement peu de cases y a aussi contribué. L’album contient, je crois, 250 cases seulement contre plus de 300 dans le Trône d’Argile. Du coup, j’ai de la place pour dessiner de grandes scènes. Je dois aussi remercier le scénariste qui m’a accordé une vraie liberté d’expression, un vaste espace créatif et toute sa confiance. Enfin, le coloriste Sébastien Gérard a fait un très beau travail à la manière de la peinture ancienne.

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le Pape terrible T1, strip 3 de la planche 26 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

Vous êtes vous inspiré de la peinture du 16e siècle ?
Oui, en effet. Quoi de plus naturel que de regarder la peinture italienne de la Renaissance, en particulier Michel-Ange, Titien, Raphaël, Le Caravage, etc. Ma première recherche a porté sur les décors de Rome, puis les peintres pas seulement de la Renaissance d’ailleurs, mais aussi les peintres français et italiens du 18e siècle qui se sont à nouveau inspirés de Rome, des ruines, des splendides lumières et couleurs. Ça a été une vraie inspiration pour moi et pour le coloriste car il ne nous paraissait pas possible de faire bien différemment. Et j’ai beaucoup travaillé sur l’anatomie car je voulais que les corps ressemblent à ceux de ces peintres célèbres.

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le Pape terrible T1, strip 3 de la planche 27 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

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le Pape terrible T1
case 2 de la planche 26
© Theo - Jodorowsky / Delcourt
Vous étiez assez surpris d’être choisi par Jodorowsky. Comment s’est passé ce « mariage » ?
En fait, je recherchais une autre série à faire en parallèle à mon autre série. J’avais envie d’alterner cinq à dix pages du Trône d’Argile avec une autre série. J’ai donc fait cette demande à Thierry Joor, mon éditeur chez Delcourt… Justement, Delcourt envisageait une nouvelle série avec Jodorowsky. Peut-être le fait qu’il ait réalisé Borgia avec l’un des plus célèbres dessinateurs italiens, Milo Manara, lui a donné l’idée de confier cette nouvelle série à un autre dessinateur italien. Il se trouve que Jodorowsky a aimé mon travail sur le Trône d’Argile. Au début de l’année dernière, j’ai donc fait un mini test avec juste des études de personnages. Ça s’est fait si vite que je n’ai pas eu le temps de réaliser la surprise. Et maintenant, je vois mon nom à côté de Jodorowsky, c’est assez incroyable !

Comment Jodorowsky vous a-t-il présenté cette histoire ?
Ce devait être une sorte de suite du Borgia dessiné par Manara. Le lieu serait Rome et le sujet la vie du futur pape Jules II. Initialement quand j’avais demandé à Delcourt une autre série, je n’avais pas souhaité une nouvelle aventure historique. Je voulais changer de l’atmosphère du Trône d’Argile. Quand ils m’ont proposé cet album, je me suis aperçu que cela se passait à peine 80 ans après le Trône d’Argile ! Certes en Italie et non pas en France. Ça m’a donc surpris, mais quand ils m’ont dit le nom de l’auteur, je ne pouvais évidemment pas refuser ! Vous savez, c’est vraiment important de bien choisir une série car on met huit mois pour réaliser un album. Quand j’ai publié le premier tome du Trône d’Argile, je me sentais le roi du monde. Et quand je suis venu à Paris pour mon premier festival, j’ai vu la profusion d’albums qui sortent chaque semaine ! Je me suis rendu compte que je devais beaucoup travailler pour sortir du lot car il y avait beaucoup d’auteurs talentueux et d’excellents albums. J’espère qu’on pourra dire un jour que je suis un bon auteur.

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le Pape terrible T1, crayonné du strip 3 de la planche 31 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

Connaissiez-vous l’histoire de Jules II ?
Je savais qu’il était un pape très important. Il a appelé Michel-Ange, Raphaël et d’autres artistes à travailler pour lui. J’avais vu une fiction à la télévision racontant sa vie. J’ai aussi découvert de nombreux autres aspects dans le scénario de Jodorowsky. J’ai enfin réalisé quelques recherches complémentaires. C’est une partie intéressante du travail.

Et étiez-vous surpris par la part importante sur l’homosexualité des hommes d’Église ?
Si votre question est si j’étais choqué, franchement non ! Je ne savais pas qu’il avait été accusé par ses opposants d’être sodomite. Historiquement, c’est une surprise, mais le dessiner ne me pose aucun problème. C’est d’ailleurs la première fois que je dessine des rapports sexuels. C’était quelque chose de nouveau et d’amusant.

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le Pape terrible T1, strip 1 de la planche 4 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

Pensez-vous que ce type d’allusions soit plus facile de nos jours ?
Franchement, je n’en sais rien. Je ne pense pas que cet album soit lourd à lire. J’ai eu le sentiment que Jodorowsky s’est amusé à l’écrire. Je ne pense pas que ce soit totalement réaliste. Cela reste une fiction avant tout. Concernant l’homosexualité, je ne connais pas assez le marché français pour en juger. En Italie, un tel thème serait avec le pape actuel assez difficile à traiter. Mais ces thèmes sont abordés plus souvent notamment au cinéma et apparaissent simplement naturels. En tout cas nous n’avons pas sombré dans la caricature.

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le Pape terrible T1, crayonné préparatoire de la planche 3 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

En fait, Jules et Aldosi s’aiment vraiment beaucoup au point de se marier !
En effet ! Ce n’est pas qu’une histoire de sexe, mais une vraie histoire d’amour. Quand son amant va être tué dans le T2, Jules II va changer radicalement. Sa rage va vraiment le rendre ce pape terrible ! J’aime aussi qu’il puisse être à la fois doux et fort. Il est un homme de pouvoir mais a aussi de réels sentiments pour Aldosi. Jodorowsky a bien réussi à dépeindre ces deux aspects de sa personnalité. Pour ma part, je ne voulais pas faire quelque chose de trop explicite…

Le prochain épisode évoquera donc vraiment le caractère « terrible » de Jules II…
Effectivement, Jules II va changer après la mort d’Aldosi. Sa part tendre va disparaître au profit de la colère, la rage, l’instinct de meurtre. Je dois encore lire la suite mais je pense que cela va être vraiment terrible !

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le Pape terrible T1, strip 2 de la planche 47 © Theo - Jodorowsky / Delcourt

Est-il vrai que l'histoire se déroulera en trois parties ?
Initialement, la série était prévu en deux tomes, mais Jodorowsky m’a annoncé dernièrement que ce serait finalement en trois albums car il avait trop de choses à raconter. Et j’en suis heureux car j’aurai davantage d’espace pour m’exprimer. Certes, j’ai encore trois albums du Trône d’Argile à terminer, soit pas mal de boulot devant moi, mais mieux vaut être occupé ! Et puis j’aime autant le Pape terrible que le Trône d’Argile. Je vais donc alterner les deux séries. Mon objectif serait de pouvoir réaliser deux albums par an. Mais j’ai besoin de 7 à 8 mois pour réaliser un album. Du coup, je suis obligé de refuser d’autres propositions. Je vais me concentrer sur ces deux séries sur les quatre prochaines années.

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le Trône d'argile T4, strip 3 de la planche 8, à paraître en février 2010
© Theo - Jarry - Richemond / Delcourt

Serez-vous le dessinateur de la prochaine série consacrée à Léon X ?
À vrai dire, je ne sais pas. Peut-être comme pour le Pape terrible, Jodorowsky ne voudra pas attendre que la série soit terminée avant de lancer cette nouvelle. À l’époque, il ne voulait pas attendre que Manara ait terminé son travail.

Avez-vous travaillé avec Milo Manara ?
Non, je n’ai pas eu ce plaisir. Il habite près de Venise mais je n’ai pas la chance de le connaître ni de lui parler. Cela dit j’apprécie son travail et je m’en suis inspiré pour rester dans l’esprit. C’est l’un des dessinateurs les plus célèbres en Italie.

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le Trône d'argile T4, crayonnés préparatoires des planches 12 et 13, à paraître en février 2010
© Theo - Jarry - Richemond / Delcourt

Comment travaillez-vous avec Jodorowsky ?
J’ai reçu un scénario complet en espagnol. Peu après Elisabeth Haroche, éditrice chez Delcourt, m’a envoyé une traduction en français mais j’ai appris à lire l’espagnol qui est assez proche de l’italien. Mis à part quelques termes, je suis content d’avoir pu lire le scénario dans sa version originale. Le scénario comprenait 250 scènes différentes. C’était à moi d’élaborer la mise en page. Je n’avais pas l’habitude de cette façon de faire avec mes scénaristes actuels Nicolas Jarry et France Richemond. C’est en fait une chance pour moi, j’ai davantage de liberté. J’ai apprécié ce mode de fonctionnement.

Propos recueillis et traduits par Manuel F. Picaud en novembre 2009
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé
© Manuel F. Picaud / Auracan.om
Remerciements à Anne Caisson

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Manuel F. Picaud
11/12/2009