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Entretien avec Hervé Richez (1/2)

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Hervé Richez © Manuel F. Picaud / Auracan.com
« En juin 2010, nous allons inaugurer une collection de romans littéraires. »

Hervé Richez, éditeur

Né en 1967, Hervé Richez est passé de la banque (le Crédit Agricole) à l’édition BD comme scénariste depuis 1997 et directeur éditorial chez Bamboo créé par Olivier Sulpice, auteur des Gendarmes notamment. Il est aujourd’hui directeur des collections Grand Angle créée en 2003 et Focus lancée en 2009.

À ce poste, il est reconnu par les auteurs dont il sait accompagner les projets. Il continue à bousculer les codes de l’édition de la BD réaliste jusqu’à s’intéresser à l’édition de romans écrits par des scénaristes de bandes dessinée.

Interview en deux temps d’un directeur de collection également auteur. Le tout enrichi d'extraits d'ouvrages à paraître chez Bamboo - Grand Angle dans les prochains mois.


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le Cahier à fleurs, extrait du T1 © Nicaise - Galandon / Bamboo - Grand Angle

Comment en êtes vous arrivé à créer la collection Grand Angle chez Bamboo ?
J’étais banquier et en même temps scénariste. J’ai connu Olivier Sulpice à ses débuts et été l’un des premiers auteurs à travailler avec lui. Dans l’équipe des scénaristes « humour », j’étais le seul à avoir écrit une histoire réaliste. Il m’a demandé à la lire et je lui ai montré mon projet Sam Lawry. Quand il l’a lu, il m’a dit qu’il l’éditerait le jour où il pourrait le faire [financièrement, ndlr]. Et quand le jour est arrivé, non seulement il l’a fait, mais en plus il m’a chargé de créer la collection réaliste Grand Angle ! Cela a démarré ainsi. Et l’humour a continué de cartonner.

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l'Héritage du Diable, extrait du T2 en exclusivité sur Auracan.com
© Gastine - Félix / Bamboo - Grand Angle

D’ailleurs, comme scénariste, vous développez davantage des projets humoristiques…
Je me tourne en effet beaucoup vers l’humour en ce moment. J’ai l’impression qu’on ne peut pas être juge et partie. Donc, pour le moment, je termine les séries en cours et je vais mettre en stand-by mes velléités d’auteur réaliste jusqu’à ce que je ne sois plus directeur de collection. Par contre, je continue à faire de l’humour car c’est une BD que j’aime, avec laquelle je n’ai aucun lien éditorial et j’ai à cœur de poursuivre cela.

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Garance, extrait du T1 en exclusivité sur Auracan.com © Mauricet / Bamboo - Grand Angle

Comment avez-vous développé la collection Grand Angle ?
Créant une collection ex-nihilo, j’ai essayé d’être en grande proximité avec les auteurs, notamment les scénaristes, parce que c’est mon métier à la base. Je n’avais pas vraiment le choix car les auteurs ne viennent pas naturellement, même s’il y a beaucoup d’aspirants, encore moins dans une maison d’édition spécialisée dans l’humour. J’ai ainsi découvert et rencontré Laurent Galandon qui m’a envoyé l’Envolée sauvage. Et j’avais craqué pour le boulot d’Arno Monin alors qu’il était encore étudiant à l’école Pivaut de Nantes. Je cherchais une histoire qui puisse répondre à la sensibilité de son dessin. Et ce n’était pas facile à trouver. J’ai mis les deux en connexion. Je travaille aussi beaucoup avec Damien Marie qui a une plume un peu plus sombre, une espèce de désespérance qui me touche. J’apprécie aussi Jérôme Félix qui a participé aux débuts, a une belle et rare maîtrise du découpage et de la narration et sait particulièrement prendre en charge de jeunes dessinateurs. Je trouve qu’Alexis Robin a une approche instinctive du scénario, une vraie écriture de mise en scène avec des trames qu’on a déjà vues mais qu’il arrive à rendre personnelles. Et puis progressivement, j’ai pu faire venir d’autres auteurs comme Stephen Desberg ou des copains comme Xavier Bétaucourt [Bouclier humain et le Chineur], un journaliste de Lille que je connais bien.

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Tranquille courage, extrait du T2 en exclusivité sur Auracan.com
© Tefenkgi - Merle / Bamboo - Grand Angle

Avec un format plus petit et un prix plus modéré, la collection Focus a permis d’accueillir de nouveaux auteurs…
C’était en effet le cahier des charges. Au départ sur Grand Angle, nous étions partis sur une ligne de thriller contemporain avec une légère dimension fantastique, un espèce de fantastique crédible toujours ancrée dans une certaine réalité. La rencontre avec Laurent Galandon nous a emmené vers d’autres types de récits et des histoires un peu plus engagées du fait de son engagement personnel. Ce que j’apprécie, c’est qu’il exprime ses idées sans essayer d’imposer son point de vue, au travers de récits de divertissement qui ont du sens. En outre, il est habité par une espèce de devoir de mémoire. Cela dit nous avons voulu poursuivre le thriller contemporain grand public et on a créé Focus pour cela. Nous avons profité de l’arrivée de Stephen Desberg et de Rodolphe pour créer une nouvelle collection dynamique. Et nous avons lancé Traffic, un concept travaillé en proximité avec la SNCF et dont les couvertures sont signées par Gir-Mœbius. L’avantage est aussi de permettre à des auteurs de ne réaliser qu’un album, d’avoir une sorte de respiration s’ils en ont envie et de continuer à travailler avec des scénaristes que nous apprécions. Maintenant, nous allons développer plusieurs projets, mais pour Grand Angle cette fois, avec Patrick Cothias qui est un conteur exceptionnel et un personnage très attachant. Il avait quitté momentanément le monde de la BD pour écrire des romans. Il travaille à quatre mains avec Patrice Ordas, un ancien directeur de l’école de joaillerie de Paris, un homme remarquable qui a une manière extraordinaire de raconter des histoires. Ensemble, ils ont écrit plusieurs romans parus chez Anne Carrière [les Eaux de Mortelune, ndlr] ou Passavent [Monsieur Nemo ou l’éternité, ndlr]. Tous les deux se complètement admirablement et ont ce talent de réellement nous faire vivre la période qu’ils abordent, le tout avec des histoires où on sent le souffle de la grande aventure. Ce souffle que j’évoque est vraiment très rare à trouver pour un éditeur et en découvrant ces projets, on comprend à quel point le succès de séries comme les 7 vies de l’épervier ou les Eaux de Mortelune était justifié.

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l'Ambulance 13
© Cothias - Ordas
Bamboo - Grand Angle
cothias
l'Œil des Dobermans
© Cothias - Ordas
Bamboo - Grand Angle
Est-ce cela qui vous a donné l’idée de lancer une nouvelle collection de romans ?
Cela nous a donné envie de défendre aussi leur travail sous forme de roman. En juin 2010, nous allons annoncer une collection de romans littéraires avec pour principe : « les auteurs de BD ont du talent ». Nous allons essayer de montrer qu’ils sont aussi capables de s’exprimer en littérature générale. Nous allons donc accueillir Patrick Cothias et Patrice Ordas, sur un roman [l'Ambulance 13] sur les services de santé en 1914 pendant la Grande Guerre, qui sera adapté en BD par Alain Mounier, et parallèlement l’Œil des Dobermans, un roman d’aventures plus léger mais passionnant dont l’adaptation en BD sera assurée par Beb Zanat [Kim, chez Bamboo]. Nous avons aussi proposé à Damien Marie d’écrire un roman. Damien a été le précurseur avec Welcome to Hope et Parce que le Paradis n’existe pas. Welcome to Hope a été notre premier roman publié sans être mis en vente puisqu’il était offert pour l’achat des trois tomes de la série. Mais je dirai que dès cette publication l’envie était là. On se faisait souvent en interne la réflexion qu’il y avait de la qualité littéraire dans certains projets qui nous parvenaient. On franchit maintenant le pas ! Et puis, il y a une dimension amusante et un peu provocatrice d’amener des auteurs de BD vers la littérature générale alors que les autres éditeurs ont souvent la démarche inverse, à savoir aller chercher des écrivains pour les amener à la BD, sous-entendant d’ailleurs par là qu’il peut être plus facile d’écrire de la BD que du roman. L’équipe de Bamboo s’est vraiment piqué au jeu de lancer cette collection de roman.

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Tranquille courage, couverture du T2
© Tefenkgi - Merle
Bamboo - Grand Angle
Quels sont pour résumer les prochains axes forts ?
Depuis 2 ans, le catalogue Grand Angle s’est développé autour d’histoires à « émotions » dans la continuité de l’Envolée sauvage ; ou à message politique mais sans prosélytisme avec des projets autour de la guerre d’Algérie ou du génocide arménien ; ou de témoignages à l’image des trois albums de Julio Ribera ou de Tranquille courage ; du polar noir et, enfin, nous continuons à publier des thrillers dans la collection Focus. La grande tendance à venir sera pour nous un thème que l’on peut résumer par : « leurs histoires ont fait la grande histoire ». Nous allons continuer d’explorer au plan graphique à la fois une veine franco-belge classique réaliste et découvrir de nouveaux talents comme cela a été le cas pour Arno Monin. Nous travaillons par exemple avec une jeune femme qui vient de l’animation et qui s’appelle Anlor [les Coupables innocents, ndlr]. Je viens de signer avec Christelle Galland, une jeune dessinatrice sortie de l’école Pivaut de Nantes pour un autre projet de Cothias et Ordas. Nous développons aussi un partenariat important avec l’école Émile Cohl de Lyon et nous montons un concours avec eux avec publication à la clé. Le but est de rencontrer les étudiants, de leur donner un marchepied et – si un ou deux sortent du lot – de les accompagner au niveau éditorial. Nous essayons de creuser notre sillon comme cela en essayant de conserver une grande proximité avec les auteurs. Et pour cela, nous avons pris le parti d’éditer peu d’albums. On se limite à 25-30 titres par an. Dans les faits, cela correspond au lancement de 5 séries en une année. Dans les projets brûlants, il y a un nouveau diptyque de Laurent Galandon, le Cahier à Fleurs sur le génocide arménien et mis en images par Viviane Nicaise [Sang-de-Lune avec Jean Dufaux]. Il y aura aussi le western Wounded de Damien Marie qui fera exception par rapport à notre ligne éditoriale et qui sera dessiné par Loïc Malnati. Et je commence à travailler avec Lounis Chabane qui anime une histoire de Rodolphe.

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les Innocents coupables, extrait du T1 en exclusivité sur Auracan.com
© AnLor - Galandon / Bamboo - Grand Angle

Finalement, Bamboo cherche d’abord le scénariste et ensuite le dessinateur ?
C’est souvent le cas en effet. Mais c’est parfois l’inverse. Par exemple, pour Tranquille courage, Olivier Merle se proposait de faire l’intégralité du projet car il est aussi dessinateur. Mais j’ai pensé qu’en confiant à un autre dessinateur, il pourrait aller plus loin dans l’expression des émotions. Au même moment, j’ai rencontré Alexandre Tefenkgi grâce à Alain Jansen qui signe Mauricet ou Momo. Alex a bien senti le sujet et nous a gratifiés de deux albums d’une grande humanité. En parlant de Momo, nous lui avons donné carte blanche pour qu’il aille au bout d’un projet réaliste qui lui tient à cœur et qui s’appellera Garance. En général, on part du scénario, mais il y a des dessinateurs avec qui je suis en contact depuis très longtemps et que je rappelle régulièrement pour faire le point avec eux. J’essaye de sérier leurs envies pour pouvoir leur proposer le bon projet au moment où il se présente. En revanche, je me méfie du travail à façon. Traffic fait exception, mais en général, je préfère que les auteurs parlent de ce qu’ils connaissent bien et défendent des thèmes qui leur tiennent à cœur. Par ailleurs, j’ai des scripts que je n’arrive pas à placer et cela m’énerve… Par exemple, des histoires de guerre ou des huis clos de bureau sont très compliquées à placer.

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Si, extrait du T1 en exclusivité sur Auracan.com © Chabane - Rodolphe / Bamboo - Grand Angle

C’est assez difficile de trouver des dessinateurs réalistes, non ?
Oui, ou ils sont très demandés… Nous sommes dans une logique de construction dans la durée. Mais nous nous rendons compte que pas mal de gens sont en embuscade. Par bonheur, les auteurs m’en parlent, ce qui me permet de réagir assez vite. En même temps c’est la loi du genre. L’édition est un grand jeu de construction : il faut monter la collection, créer l’image, obtenir des auteurs de plus en plus rayonnants. Et nous tenons à accompagner des jeunes. Dans cette philosophie, nous avions tenté de monter notre propre école à Montreuil et nous nous sommes aujourd’hui rapprochés de l’école Émile Cohl à Lyon.
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Wounded, extrait du T1 en exclusivité sur Auracan.com © Malnati - Marie / Bamboo - Grand Angle

Comment travaillez-vous avec Olivier Sulpice ?
Nous avons une ligne de décision très courte entre lui et moi. Je sélectionne les projets. Quand je lui en propose un, je suis presqu’assuré qu’il le prenne. Il arrive que ce ne soit pas le cas en raison de rejet du thème abordé comme les histoires d’extra-terrestres ou de vampires. Quoiqu’on va faire avec Mauricet une histoire de vampires !… Je m’occupe du suivi des auteurs, lorsque je reçois les planches – je les vois toutes – je les appelle pour parler des pages. C’est pour moi un accompagnement essentiel. J’essaye aussi de me caler en amont sur les story-boards pour éviter de faire recommencer des planches par souci de narration. Voilà comment j’appréhende la direction de la collection. Et je crois qu’Olivier fonctionne de la même manière sur l’humour.

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Tahya El-Djazaïr, extrait du T2 en exclusivité sur Auracan.com
© A.Dan - Galandon / Bamboo - Grand Angle

Et en tant qu’auteur, c’est Olivier Sulpice votre éditeur ?
Oui, c’est lui qui me passe à la « moulinette » et je déteste cela ! [rires] On travaille depuis très longtemps ensemble. On se met d’abord d’accord sur un pitch. Parfois un mot suffit pour déclencher l’assentiment sur une histoire. Dernièrement, Patrice Ordas et Patrick Cothias m’ont proposé un projet sur la Rafale, le train de la Légion en Indochine en 1947. J’ai tout de suite dit oui parce qu’il y a tous les ingrédients dramatiques pour faire une excellente histoire, la période post guerre, l’Indochine qui se relève à peine de l’occupation japonaise et subit le retour de l’Armée française, la Légion étrangère qui mêle des FTP, des républicains espagnols, des Russes et des anciens de la Wehrmacht et qui se trouve dans un train à longer la principale voie de ravitaillement du pays.

diable
l'Héritage du Diable, extrait du T2 en exclusivité sur Auracan.com
© Gastine - Félix / Bamboo - Grand Angle

Quel regard tirez-vous de votre expérience d’éditeur ?
C’est un métier finalement assez vaste. Outre le « doctoring » des auteurs, je bosse aussi en interne, avec les représentants, le marketing, l’attachée de presse, le studio graphique… J’essaye aussi de tirer parti des erreurs que nous avons faites – nous avons dû à peu près toutes les faire [rires] – et de ne pas les renouveler et au contraire d’aller de l’avant.

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Si, extrait du T1 en exclusivité sur Auracan.com © Chabane - Rodolphe / Bamboo - Grand Angle

Comment voyez-vous l’évolution du marché de la BD réaliste ?
J’avoue être un peu perdu avec l’arrivée de toutes les nouvelles technologies mais également très curieux. J’ai cependant une conviction absolue : il faudra toujours des histoires et des auteurs pour les écrire et les animer en bande dessinée, et des éditeurs pour les faire connaître au mieux. Peut-être sera-t-il possible de les faire connaître sur un autre canal, mais l’éditeur devra continuer de jouer un rôle essentiel pour défendre les auteurs.

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Wounded, extrait du T1 en exclusivité sur Auracan.com © Malnati - Marie / Bamboo - Grand Angle

Quelles sont vos réflexions pour ce qui est des BD numériques…
Pour le moment, nous travaillons avec Anuman pour diffuser certains albums sur mobile. Nous faisons partie intégrante d’Iznéo puisque Bamboo fait partie du capital de cette plateforme. Et nous préparons des jeux à partir de l’univers des Rugbymen. Nous ne faisons pas pour le moment de création pure pour le numérique. C’est un domaine que nous devons surveiller, mais mon idée n’est pas encore très arrêtée.

À suivre…

Propos recueillis par Manuel F. Picaud entre janvier et avril 2010
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Coordination rédactionnelle : Brieg F. Haslé © Manuel F. Picaud / Auracan.com

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Manuel F. Picaud
23/04/2010