Auracan » Interviews » Entretien avec André Franquin

Entretien avec André Franquin


En 1993, sortait Le temple de Boavista , tome 8 des aventures du Marsupilami. A cette occasion, le grand André Franquin avait gentiment accepté de répondre aux questions de l'équipe d'Auracan. Alors que Gaston fête ses 50 ans, nous vous proposons cette interview exclusive… Flash-back ! 

Vous en êtes actuellement à la huitième aventure du Marsupilami. Pourquoi avoir décidé un beau jour de créer des histoires avec ce personnage qui avait fait ses premières apparitions dans Spirou et Fantasio ?

En effet, c'est un personnage qui est assez ancien déjà. Lorsque j'ai quitté la série Spirou et Fantasio où je l'avais créé, je me le suis réservé parce que j'y tenais beaucoup. Je me disais que je trouverais certainement à l'employer dans une autre bande dessinée. Seulement les années ont passé, j'étais très occupé par Gaston Lagaffe. Je n'ai pas essayé beaucoup de le réutiliser et je me suis rendu compte que le Marsupilami avait besoin de la compagnie d'humains car il ne pense pas, il ne parle pas -le chien de Tintin, lui pense-, il est très animal. De ce fait, il ne peut pas prévoir, se remémorer quelque chose, il ne peut pas dire son intention et tout seul, il est presque impossible à employer. Sur ces entre faits, un jeune homme d'affaires qui adorait le Marsupilami me l'a acheté et il est devenu éditeur. C'est pourquoi il y a des albums.

A quoi pouvez-vous attribuer son succès?

II est un peu spécial. C'est peut-être la dimension de sa queue... II est assez fort, puissant, il n'est jamais battu, il sort vainqueur de toutes les situations. C'est un héros à la façon des héros mais pour une fois, c'est un animal animal.

D'où vient l'idée de ce personnage ?

II est difficile de savoir à cause de quoi on a imaginé un personnage. Mais je crois que cela date du temps où on se réunissait chez Jijé à quelques dessinateurs -il y avait entre autres Morris-. On venait dessiner des modèles assez souvent. On imaginait beaucoup de blagues pour passer le temps, on riait beaucoup. La longue queue, c'est Gillain qui a lancé cette idée. C'était juste après la guerre. Des vieux tramways vicinaux dans un état épouvantable circulaient dans la rue. Des receveurs y prenaient la monnaie et notaient les tickets sur une planchette en bois. Ils avaient beaucoup de travail parce qu'ils devaient aussi sonner en tirant sur une lanière. Jijé avait dit alors en regardant le receveur : "tiens, il lui faudrait une longue queue derrière lui pour pousser sur les boutons pendant qu'il distribue ses billets." J'ai probablement été influencé par cette histoire.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Batem ?
J'étais chez Dupuis à l'époque et ils avaient une agence commerciale, la SEPP. Deux dessinateurs y travaillaient. Un jour, alors que je passais dans ces bureaux, j'ai vu un Marsupilami que celui, qui s'appelait encore Luc et qui est devenu Batem, avait réalisé. J'ai trouvé cela tellement bien, que je l'ai empoigné, je l'ai pris sous mon bras et je suis arrivé ainsi chez Marsu Productions avec un nouveau dessinateur.

Après Greg, vous avez choisi le turbulent Yann pour assurer le scénario. Il ne faisait pourtant pas vraiment de la bande dessinée pour enfants.

Lorsque nous nous étions rencontrés, nous avions un petit peu parlé du Marsupilami et il était très intéressé car il adorait ce personnage depuis sa tendre enfance. C'est ce qui m'a donné envie d'essayer avec lui. C'est vrai qu'il a rarement travaillé pour enfants mais nous utilisons un système de travail assez marrant. Avec Batem et Yann, nous nous réunissons une journée entière. Yann amène son scénario. Je le mets en scène. On rit énormément. Et au bout d'une journée, Batem rentre chez lui, tout épuisé, avec une espèce de mise en scène de l'histoire. Ca fonctionne très bien parce que le scénariste influence le dessin, le dessinateur influence le scénario. Batem réalise le boulot sérieux après coup. C'est un très bon système parce qu'on s'amuse beaucoup. C'est un métier qu'il vaut mieux faire en riant même s'il est fatiguant.

Quel est précisément le travail de chacun ?

Le travail est difficile à définir. Je dessine moi-même beaucoup. Je réalise des brouillons d'images. J'interviens dans le scénario et Yann dans les dessins et dans leur mise en page. Chacun donne son avis sur tout le travail. Le scénariste peut sortir une idée nouvelle au moment d'improviser, le dessinateur aussi peut proposer un élément. II faut se réunir entre gamins. La bande dessinée pour enfants est conçue par des gamins.

Dans Le Temple de Boavista , on fait la connaissance d'une curieuse civilisation précolombienne basée sur le rire, les zigomaztèques. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette source du rire ?

Dans la pyramide, se trouve une source assez étrange dont l'eau est lumineuse. Les indiens de cette contrée consommaient de cette eau sacrée et premier effet surprenant: qui en boit devient lumineux instantanément. De plus, elle fait rire énormément car elle contient un animalcule qui ne supporte pas les différences d'altitude. Ca peut être très dangereux parce que si on va trop loin, on meurt de rire. J'espère que dans l'Histoire, il y a des gens qui sont morts de rire. Pas beaucoup, je pense. Hélas... Pour cesser d'être sous l'influence de cette eau hilarante, celui qui en abuse doit gravir les six mille et quelques marches pour accéder au temple. En effet, au sommet, on cesse de rire et on retrouve un état normal. Voilà pour ce qui est de l'histoire de cette eau, non pas ferrugineuse, mais de cette eau du rire.

Hors les albums de bande dessinée, le Marsupilami appartient à présent à la société Disney...

Le jeune éditeur dont je vous parlais, comme beaucoup d'éditeurs, rêvait de dessins animés. Pour ma part, je n'en rêve pas tellement. J'en ai fait un tout petit peu mais je ne désire pas énormément voir mes personnages se mettre à bouger sur un écran. Certains dessinateurs en ont très envie. Morris, par exemple, voulait faire une carrière dans l'animation. De toute façon, ça ne concerne pas tellement puisque bien que j'y travaille encore, ce personnage ne m'appartient plus.
Cet homme d'affaires a donc été trouvé Disney. II a été discuté avec eux parce qu'il avait envie qu'ils animent le personnage. Chose étrange et absolument inattendue, il a réussi. Je dis inattendue parce que si ce n'est des personnages de légendes, jamais Disney n'avait utilisé un personnage européen ou un personnage qu'ils n'avaient pas créé. J'attends des merveilles de l'animation Disney qui a fait de tels chefs ­d'oeuvre. Seul un tout petit quelque chose me retient d'être totalement satisfait. Bien qu'ils aient repris le graphisme, ils ont réinventé le caractère du personnage. II parle, par exemple. A ce niveau, il sera totalement différent. En Europe, on assistera à un petit phénomène. D'un côté, il y aura du Marsu "Disney" à la télévision et de l'autre, nous continuerons à produire des albums avec le Marsu se conduisant comme il s'est toujours conduit, avec ses habitudes, ses moeurs et sa petite famille.

Au niveau du graphisme, il y a tout de même des légères modifications...

De très légères, en effet. Ils ont dû diminuer le nombre de tâches noires pour éviter que le dessin ne soit trop confus aux yeux du spectateur.


Les Tifous

Vous avez malgré tout créé des personnages, les Tifous, expressément pour le dessin animé...

C'est un ami suisse qui était venu me chercher pour créer ces personnages à la télévision suisse. Je les ai conçus, malheureusement très chevelus et tout poilus. En dessin animé, il vaut mieux ne pas faire des personnages aussi velus, ça pose toujours un problème de contour. Nous sommes malgré tout arrivé au dessin animé. J'ai été très heureux de faire cela. J'y ai beaucoup travaillé, ça m'a beaucoup amusé mais cette histoire est finie et a mal tourné. Au point de vue financier, il y a eu des problèmes et nous avons abandonné ce projet définitivement.

Tout le monde attend avec impatience le retour de Gaston. Verra-t-on bientôt un nouvel album dans les rayons des librairies?

II y a très longtemps que chaque année, je dis "au début de l'année prochaine, paraîtra un album Gaston" et je ne l'ai jamais fait. Maintenant, j'évite de le dire. Mais je reprends Gaston après ce long travail de dessin animé et d'autres travaux. Je m'y remets et je crois, je n'affirme rien, je crois qu'à la fin de l'année prochaine, il est possible que des planches de Gaston paraissent. Ce ne sera pas encore un album car il faut plus de quarante planches pour faire un. Je ne promets donc pas un album tout à fait parce que j'ai menti trop souvent... sans le savoir.

On dit que vous voulez arriver au millième gag. C'est un de vos objectifs?

Oui, ce serait dommage de ne pas arriver jusqu'à mille. Je suis à 910, 912, je ne sais plus très bien. Roba, qui travaille beaucoup plus que moi, a dépassé le millième gag depuis longtemps. Je suis honteux...

Vous travaillez aussi avec Yvan Delporte et Frédéric Jannin sur la suite des aventures d'Arnest Ringard et d'Augraphie, la taupe...

On doit se voir de ces jours-ci pour commencer un nouvel album. C'est un travail tout à fait différent évidemment. Le dessin de Jannin est un dessin lancé, remarquablement vivant et simple. II a un petit effort à fournir pour la bande dessinée parce qu'il faut que les décors soient relativement poussés. Je me dis toujours que dans une BD le lecteur doit pouvoir s'imaginer qu'il se promène dans le décor. C'est un travail très marrant. Delporte est là aussi pour toutes sortes de phrases à piège.  

Au niveau du travail, cela se passe­-t-il comme avec Batem et Yann?

Oui, mais là, je ne dessine pas. Pour que le style de dessin reste très différent, je n'interviens pas au point de vue graphique. Je discute parfois la première version d'un dessin, parfois on corrige un tout petit peu parce que je n'ai pas bien compris. Je suis comme le lecteur, je ne comprends pas facilement... ou je fais semblant.

Maintenant que vous travaillez de nouveau avec Yvan Delporte, n'avez-vous pas envie de poursuivre cette collaboration sur d'autres séries? Je pense notamment â Isabelle dont vous avez co-signé le scénario des premiers épisodes.

Isabelle m'amusait beaucoup, seulement, je m'en suis fatigué. C'est une question de paresse, je suppose.
On a toujours une collection d'idées dans ses cartons ou dans un coin de la tête. Un dessinateur peut dessiner plusieurs styles, un grand nombre de personnages très différents et se faire lui-même des surprises. Ce qui est délicieux à ce travail de la bande dessinée et au dessin en général, c'est qu'on a toujours des projets, qu'on cherche des nouvelles idées. On essaye de se surprendre en trouvant des choses auxquelles on n'avait jamais pensé avant. On peut rester des années sans publier et toujours s'amuser à dessiner de façon très intense.

Autres personnages qui ont séduit beaucoup de monde, ce sont vos monstres. Verra-t-on un jour des histoires au un album avec des monstres?

Je n'en sais rien. J'ai eu la visite, il y a des années, d'un jeune Français dans la mouvance d'Angoulême qui rêvait de faire un dessin animé avec les monstres. On avait travaillé un petit peu sur ce projet, puis on ne s'est plus bien entendu pour le boulot. C'est dommage parce que cela aurait pu donner des choses étonnantes, quelque chose de très noir avec des monstruosités. On avait quelques gags mais on n'a pas poursuivi. Les monstres, je les ai créés surtout pour le plaisir de faire des grimaces. Je ne les ai pas dessinés pour les utiliser beaucoup. J'en ai glissé quelques-uns dans Spirou pour m'amuser. Je ne sais pas du tout ce qu'on pourrait en faire. Je ne leur prévois pas un usage précis. Pour l'instant cela ne me tente pas. Je dessine encore des monstres de temps à autre pour en inventer d'autres. J'en ai une collection assez fournie.

En ce qui concerne les Idées Noires , vous n'avez pas l'intention d'en créer de nouvelles?

Les Idées Noires , finalement, j'ai cessé parce que cela pouvait foutre le cafard à des lecteurs et ce n'est pas le but de la bande dessinée. L'objectif des Idées Noires est d'amuser, de faire rire... C'était destiné à un public plus mûr évidemment, parce que j'abordais des sujets qu'on n'aurait pas évoqués à cette époque-là chez Dupuis. C'est un peu facile, c'est devenu trop facile les idées Noires parce que la planche est une sorte de vie humaine en raccourci et cela finit toujours mal parce que la vie humaine finit mal. Alors est­-ce intéressant de manipuler ces choses intensément trop longtemps ? Je suis content d'avoir réalisé les Idées Noires , ça m'a bien amusé. C'est très long à dessiner parce que je travaillais au Rotring et que c'était très minutieux. J'ai encore des idées noires dans la tête, de celles qui n'ont pas servi. Je peux vous en trouver pas mal pour demain. Mais je n'en ferai plus parce que je crois que les pessimistes ont toujours raison surtout quand ils se taisent.

Il y a sur le marché beaucoup d'objets dérivés de vos personnages: Gaston, le Marsupilami... Cet aspect de la création est--il important à vos yeux?

Non, ce n'est pas tellement important mais cela peut être très amusant. Parfois cela peut devenir une corvée. II s'agit de faire un choix. Pour un personnage relativement connu, on peut choisir d'accepter ou non. Par exemple, on m'a déjà proposé des publicités pour des petites saucisses vendues dans du plastic, mais ça ne m'amuse pas tellement. Je ne veux pas être prétentieux, mais faire de la publicité pour de la bouffe bon marché qui fait grossir les gens ne me plaît pas beaucoup. II y a des aspects du merchandising qui sont très amusants car il faut concevoir des gags, etc.... L'éditeur qui a fait connaître un personnage aime bien qu'il y ait un rapport de ce côté-là, alors pour lui faire plaisir et aussi parfois pour se faire plaisir dans certains cas, on est tenté d'accepter.

Certains produits sont malgré tout vendus fort chers et sont vraiment destinés à des collectionneurs.

Oui, il y a une différence de base qui m'a toujours choqué. Je produis de la bande dessinée assez populaire, destinée à plaire à un grand public et justement les objets réalisés sur base de cela pour le merchandising et le jouet sont d'un prix épouvantable. C'est dommage parce que c'est trop cher, à mon avis. J'ai déjà fait la réflexion et on m'a dit "vous ne vous rendez pas compte de ce que ça coûte à la production. Pour y gagner, il faut que cela soit ainsi."

Le mot de la fin ?

Pour terminer, on pourrait dire qu'il est important de faire rire surtout dans des moments pénibles. C'est dérisoire mais je crois que c'est vrai...

Propos recueillis par Marc Carlot
Interview publiée dans Auracan N°2 (novembre-décembre 1993)
© Marc Carlot, Graphic Strip 1993 – AURACAN.COM 2007
Photo André Franquin et visuels © Franquin, Marsu Productions 2007

www.gastonlagaffe.com

Pour en savoir plus :

Partager sur FacebookPartager
Marc Carlot
27/02/2007