Entretien avec Régis Hautière
« En découvrant le Familistère de Guise, j'ai eu envie de raconter une histoire. »
Régis Hautière est un auteur dans le vent. Ayant compris les règles de la profession, il s’y adonne avec passion et simplicité. S’il multiplie les projets chez plusieurs éditeurs, il soigne la réalisation avec une écriture fine et alerte. Il veille aussi au bon tandem avec les dessinateurs qui l’accompagnent. Du coup il devient une valeur sure capable de toucher à tous les sujets. Pour la sortie de son nouvel album De Briques et de Sang, un voyage de presse a été organisé par le label KSTR sur le théâtre de ce polar historique. Occasion de découvrir un lieu magique, berceau d’une utopie sociale créée au 19e siècle et surtout de nous entretenir avec un auteur passionnant et passionné par son sujet.
Vous écrivez un polar dans un lieu totalement atypique, le Familistère de Guise. De quoi s’agit-il ?
C’est à la fois un lieu et une expérience fabuleuse, de type fouriériste. Le Familistère de Guise est la seule utopie sociale qui ait vraiment réussi et duré plus d’un siècle. En 1846, l’ingénieur et industriel Jean-Baptiste Godin a créé à Guise l'entreprise de fabrication des poêles en fonte qui porte encore son nom aujourd’hui. A partir de 1860, il lance la construction, à proximité de l’usine, d'un ensemble de bâtiments : le "palais social", d'abord, où vont venir vivre les employés de l'usine qui le désirent, puis des magasins, une piscine-buanderie, un théâtre, des écoles, une pouponnière (c'est-à-dire une crèche, ce qui est en soi révolutionnaire pour l’époque), des jardins d’agrément... C'est cet ensemble de bâtiments, usine comprise, qui constitue le Familistère de Guise.
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Si, parce que, contrairement aux corons, il ne s'agit pas seulement de logements ouvriers mis à disposition par un patron paternaliste. L'originalité de l'expérience familistérienne réside dans le fait qu'en venant habiter au Palais social, les employés de Godin devenaient propriétaires, à titre collectif, de l'ensemble du Familistère et donc de l'usine. Ce transfert de propriété entre Godin et ses employés s'est opéré progressivement par l'intermédiaire d'une coopérative à laquelle Godin cédait chaque année une partie de son capital. Quelques années après la mort de Godin, la coopérative est devenue l’unique propriétaire du Familistère. Ce qui est extraordinaire aussi, dans cette expérience, c'est sa durée : elle a continué malgré la mort, en 1888, de son fondateur et s'est poursuivie jusqu'en 1968. L’histoire que nous racontons dans De Briques et de sang se déroule en 1914, plus de 25 ans après la mort de Godin, à une époque où la coopérative est donc propriétaire de tout le Familistère.
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Il y avait quatre pavillons de quatre étages. Les trois plus anciens sont les plus intéressants. Chacun d'eux possède une cour centrale, couverte par une verrière. A chaque étage, une coursive fait le tour de cette cour et dessert les logements. Ca correspond un peu à l'image qu'on se fait du monde carcéral, avec des cellules qui donnent toutes sur un espace central couvert. Mais dans l'esprit de Godin ces espaces partagés, cours couvertes et balcons, où on se croise sans arrêt, favorisaient la mixité sociale et consolidaient les liens entre les Familistériens. Quand on crie ou parle sous les verrières, ça résonne beaucoup. Du temps où tous les logements étaient encore occupés, le bruit généré par des enfants qui jouaient ou une engueulade dans un appartement devait être assez insupportable. Vivre dans cette communauté demandait donc beaucoup d'autodiscipline. De même, il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres ; on pouvait donc voir, en circulant sur les coursives ce qui se passait chez ses voisins. C’est une façon de vivre qui nous paraît au XXIe siècle assez bizarre et très peu individualiste. Ce qu'il faut avant tout retenir c'est que Godin, quand il a conçu le palais social, a cherché à offrir à ses employés des conditions de confort et d'hygiène inégalées pour l'époque : eau courante froide et chaude à chaque étage, éclairage au gaz, bonne aération des appartements, lumière abondante...
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Les mentalités avaient beaucoup évolué. Chacun voulait son chez soi et on avait perdu l'esprit communautaire des débuts. Et si les bâtiments construits au milieu du XIXe siècle étaient révolutionnaires en termes d’hygiène et de confort, ce n’était plus le cas un siècle plus tard. Les normes du Familistère s’étaient étendues à l’ensemble de la société française et même dépassées avec les H.L.M. par exemple. Les difficultés économiques rencontrées par l'usine dans les années 1960 ont précipité la fin de cette expérience unique en son genre. L’usine a été rachetée par un grand groupe et les logements du palais social ont été revendus à des particuliers ou par lots à des sociétés H.L.M.
D’où vous vient l’intérêt pour ce lieu ?
J'ai découvert le Familistère un 1er mai. Dès le début de l'expérience familistérienne, deux temps forts rythmaient chaque année la vie de la communauté : la fête de l’enfance et celle du travail. Je crois que c’est le premier endroit au monde où le travail a été célébré de cette façon. Depuis le lancement en 2001 du programme de rénovation des bâtiments, le projet Utopia, le Familistère est de nouveau le théâtre de grandes fêtes chaque 1er mai. A cette occasion, le lieu est investi par des artistes et des troupes de spectacles de rue. Ca lui donne un aspect très vivant. Je suis reparti de cette visite avec l'envie d'y raconter une histoire. J’ai entraîné David François là-bas quelques mois plus tard et il a ressenti lui cette envie.
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A part Guise, il y en a un à Laeken également créé par Godin pour son usine belge. En fait, Jean-Baptiste Godin avait financé une première expérience de ce genre au Texas près de Dallas. En 1854, il avait investi un tiers de sa fortune dans le phalanstère de la Réunion, fondé par Victor Considerant. Le projet a capoté au bout d'un ou deux ans. Contrairement au Familistère de Guise, il ne s’appuyait pas sur un outil économique solide. Les quelques centaines de colons français qui participaient à l'expérience texane comptaient vivre de l’agriculture. Mais inexpérimentés et installés sur des terres infertiles, ils allèrent très vite à la catastrophe.
L’histoire de Briques & de Sang est en fait un polar qui se déroule dans le Familistère.
Oui. C’est une sorte de polar social dont l'intrigue se déroule durant les mois qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Elle se termine au moment de la bataille de Guise au cours de laquelle l’un des pavillons du Familistère a été entièrement détruit. Il a d’ailleurs été reconstruit dans les années 20 de manière encore plus belle qu’avant pour montrer que le l'expérience familistérienne perdurait et prospérait malgré la mort du fondateur.
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Kathy Degreef – éditions Casterman