Entretien avec Valérie Mangin et Denis Bajram
« Notre recherche est une volonté de discussion. »
Le couple Valérie Mangin et Denis Bajram a fondé le label Quadrants en 2006. Les deux auteurs bouillonnants avaient en projet l’album Trois Christs. Pourtant l’album, certes épais, ne paraît qu’à l’automne 2010. Une longue genèse pour un album qui aborde un pan de la chrétienté et incite à la réflexion autant sur la religion que les histoires qu’on nous raconte. Depuis, ils ont d’ailleurs passé la main du label à Corinne Bertrand. A l’occasion du festival Quai des Bulles à Saint-Malo, les auteurs en ont profité pour expliquer à la rédaction d’auracan.com le chemin parcouru par cet album étonnant et présenter leurs nouveaux projets…
Trois Christs répond-il à la vague ésotérique depuis le Da Vinci Code de Dan Brown, voire même une tentative de réponse sur l’existence de Dieu ?
Valérie Mangin : Ce serait vraiment présomptueux sur l’existence de Dieu. Beaucoup de philosophes s’y sont lancés avant nous et ont échoué, mais effectivement on rouvre le débat. Notre recherche est une volonté de discussion. C’est pour cela que nous présentons trois points de vue. Nous ne voulons pas donner une réponse monolithique à une grande question.
Denis Bajram : Nous avons été agacés par l’un des effets du Da Vinci Code. Soudain, des gens racontaient tout et n’importe quoi invoquant le complot sur la base d’un bouquin qui leur donnait l’impression qu’on leur avait menti de tout temps. Alors qu’ils étaient la plupart non catholiques et pas vraiment concernés, beaucoup rejetaient l’Eglise, mélangeaient vertement histoire, mythe religieux,...
VM : … et ésotérisme de bazar. Finalement des gens croyaient aveuglément ce qu’ils avaient dans le Da Vinci Code et reprochaient à leurs ancêtres d’avoir cru au discours de l’Eglise quelques 200 ans plus tôt.
DB : Croire en le Da Vinci Code était tout aussi grotesque. Nous avons donc voulu raconter trois hypothèses avec les mêmes éléments pour montrer qu’avec les mêmes sources et les mêmes matériaux on pouvait effectivement raconter trois histoires différentes. Et qu’on devait donc être très prudent avec des éléments épars.
VM : C’est finalement une invitation à la réflexion.
DB : Et à la prudence.
Quelle fut la genèse de cet album ?
VM : J’ai écrit cet album en 2006 au moment du lancement du label Quadrants. C’était un peu l’album programme du département éditorial : nous voulions faire de la BD grand public d’auteurs, c’est-à-dire accessibles à tout lecteur désireux de lire mais aussi avec une grande implication des auteurs. Nous voulions montrer des idées personnelles propres à chacun.
DB : Et aussi de faire quelque chose qui n’a pas été fait avant ; de pas être balisé sur le terrain d’une BD classique, que ce soit du post Moebius, Sfar ou Arleston. Trois Christs est vraiment un livre programme. Après, cela a été long à faire… non pas à cause de Valérie.
VM : un peu quand même. J’ai mis six à sept mois pour écrire le scénario sans compter la recherche documentaire. Mais j’ai ensuite été battu par Denis.
DB : le scénario est un gros boulot avec toutes ces citations. A l’époque, dans notre cuisine à Bruxelles, je n’ai jamais vu autant de papiers étalés sur notre table. Avec toutes les piles, on se serait cru à un contrôle fiscal !
VM : Il faut expliquer que Trois Christs est composé de trois histoires où 700 citations d’images ou de textes s’entrecroisent. Tout cela je l’ai écrit, réécrit, revérifié plusieurs fois et c’est vrai que cela fait beaucoup de notes !
DB : A la relecture finale, nous avons créé une base de données où nous avons entré toutes les cases et tous les textes pour être sûr de ne pas avoir fait d’erreur de notes entre les différentes versions et la mise en images. Et cela sert au site web qu’on vient d’ouvrir sur cet album. On peut y chercher par case la correspondance des autres cases et des autres textes.
Au départ, ne devait-il pas y avoir un dessinateur différent par histoire ?
DB : Le temps qu’on lance la collection et que Valérie peaufine le scénario, Christophe Bec, qui devait faire la deuxième partie, a eu des soucis dans sa vie d’auteur et a décidé d’arrêter de dessiner. Nous craignons de ne pouvoir trouver un dessinateur réaliste de son acabit. Du coup, nous avons proposé à Thierry Démarez de se retirer aussi pour que je reprenne seul l’ensemble du dessin, ce qui allait accentuer les correspondances des images. Finalement le projet est plus pur comme cela. Nous avons en revanche gardé Fabrice Neaud en introduction et en conclusion car c’est une manière de bien distinguer les trois récits des faits et légendes connus.
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Pourquoi alors une mise en œuvre graphique si longue ?
DB :Le changement de dessinateur n’a occasionné qu’un retard de six mois. Le reste m’incombe. Nous venions de déménager à Bayeux. J’avais commencé l’album dans une technique Gustave Doré ou François Schuiten. J’avais fait de jolies planches que j’ai revues récemment dans le cadre d’une exposition que nous montons. Mais à un moment, je me suis dit que ce livre avait déjà été fait et faisait une BD historique de plus. Visuellement, cela allait être un album normal malgré le concept novateur. Et ça a retourné ma fibre d’auteur. Et du coup j’ai recommencé mon dessin avec Photoshop avec ma mise en couleur des couvertures d’Universal War one (UWO). Mais cela n’allait pas du tout. Deuxième crise existentielle qui nous a refait perdre quatre mois ! J’ai continué à faire d’autres essais. Et un soir, très bizarrement, j’ai utilisé le pinceau le plus pourri de Photoshop qui me servait de temps et temps à salir les fonds des illustrations. Mais là j’ai dessiné avec et cela m’a convenu. Et à partir de là j’ai réalisé l’album dans des délais totalement normaux. Il m’a donc fallu un temps de maturation ou de maturité !
VM : Et de recherche.
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En revanche, avez-vous souhaité pour la partie de Fabrice Neaud un dessin en opposition avec le vôtre ?
DB : Au départ, l’ensemble de l’album devait avoir une facture plus classique. Fabrice est resté sur cette ligne dont nous savions qu’il en était très capable. Ça surprend souvent les gens qui connaissent le Journal et ne pensaient pas qu’il pouvait faire de la peinture en gravure. Or je connaissais cela depuis longtemps chez lui.
VM : Outre son goût pour les cathédrales, il a travaillé pour une église et fait un chemin de croix. Il a été touché dès le départ par le sujet.
DB : Il est aussi chrétien que nous, c'est-à-dire pas du tout, mais il est aussi imprégné par cette culture au niveau historique que nous. ! Ça semblait donc naturel. Evidemment aujourd’hui ça tranche mais justement ça donne un démarrage un peu solennel puis on rentre dans l’histoire qui devient assez expressionniste. Et puis ça permet à la fin de chaque chapitre de remettre en perspective l’histoire avec un dessin bien différent esthétiquement.
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Comment avez-vous construit les trois histoires ?
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VM : Dans son introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov explique en effet qu’il y a trois types de fantastique : le premier est le merveilleux, un fantastique omniprésent ; le deuxième est plus surgissant où dans un environnement normal apparaît soudain un élément étrange ; le troisième est le fantastique de l’absurde qui semble n’avoir aucun sens.
DB : La première vision est assez adaptée à une vision chrétienne.
VM : le Saint-Suaire resurgit dans l’histoire par un miracle et on a pas peur de montrer le Christ et de faire du merveilleux chrétien. Le deuxième chapitre est une histoire très réaliste où finalement Dieu n’existe pas et où le Saint-Suaire ne peut être qu’un faux médiéval.
DB : C’est un fantastique d’ambiance. Il n’y a pas de vrai fantastique dans ce chapitre.
VM : On se pose la question de l’illusion satanique. Mais ce n’est qu’évoqué, jamais montré. Et dans la troisième histoire, je dois avouer que je me suis assez lâchée [rires] en écrivant un chapitre avec des templiers, une pierre radioactive, des animaux monstrueux...
DB : C’est justement l’histoire qui serait à la mode aujourd’hui dans l’ésotérisme de bazar qu’on voit un peu partout. Il y avait évidemment une envie de faire un peu de la caricature. C’est le reproche fait au Da Vinci Code qui consiste à se servir de tout ce qui passe sous la main pour faire mousser son histoire, ce qui n’est pas gênant en soi, tant que les gens n’y croient pas.
Avez-vous eu des réactions de personnes croyantes ?
VM : La première vient de la famille de Denis. Ses parents restent très croyants. Et ils ont apprécié l’album parce qu’on ne s’attaque finalement pas à l’existence de Dieu, mais on s’intéresse davantage à l’attitude des hommes face à cette relique ou cette pseudo relique. Que le linceul soit vrai ou faux n’enlève finalement rien à l’existence de Dieu. Il faut croire sans avoir vu comme disent les vrais chrétiens.
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Finalement c’est un album qu’on a plaisir à lire et relire pour en comprendre toutes les subtilités.
DB : C’était un des slogans de travail de Quadrants. Des livres à lire et à relire !
DB et VM : Nous ne faisons pas des bouquins pour passer le temps.
DB : en cette période de surproduction nous avons surement raison, mais nous pensions déjà cela il y a dix ans. Nous avons toujours réalisé des livres en espérant qu’on nous en parle quand nous aurons 80 ans !
Pour finir, quels sont vos autres projets ?
VM : Je suis en train de travailler sur une trilogie Abymes chez Aire libre sur la tournure littéraire de la mise en abyme. C’est donc un nouveau projet conceptuel. Le premier album sera dessiné par Griffo sur le thème de Balzac, le deuxième par Loïc Malnati sur le thème de Clouzot et le troisième sera fait avec Denis sur le thème de nous-mêmes ! Ce sera une mise en abyme ultime avec les auteurs qui se mettent eux-mêmes en abyme. Ça devrait sortir de manière assez rapproché à partir du deuxième semestre 2011.
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Quelques sites pour aller plus loin :
Propos recueillis par Manuel F. Picaud en octobre 2010 |