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Entretien avec Philippe Jarbinet

« Déjà gamin, je voulais raconter une histoire sur la Seconde Guerre mondiale »

Philippe Jarbinet © D.R.
Philippe Jarbinet © D.R.
Après avoir réalisé l’essentiel de sa carrière chez Glénat (Mémoires de Cendre, Sam Bracken...), Philippe Jarbinet, né en 1965, est passé chez Casterman. Il y a signé sans doute ses deux meilleurs albums, un diptyque Airborne 44 sur la fin de la Seconde Guerre mondial. Passionné de cette période tragique de l’histoire, il explique pour Auracan.com comment il s’est battu pour raconter cette histoire qui commence comme un huis clos et se poursuit dans l’action à l’hiver 44 dans les Ardennes. Il y évoque les débuts de la solution finale, la shoah par balle, décrypte la propagande nazie et s’insurge contre certaines lois xénophobes actuelles en Europe. L'éditeur publie en novembre 2010 un coffret du premier diptyque. L'auteur s’est attelé à un deuxième diptyque indépendant du premier dans la même série à paraître vers novembre 2011. L’histoire se passera cette fois notamment au moment du débarquement en Normandie et dans la bataille du bocage qui suivit.

Comment a germé l’inspiration d’Airborne 44 ?
Déjà gamin, je voulais raconter une histoire sur la Seconde Guerre mondiale. Comme j’étais incapable de dessiner à l’époque, je faisais des maquettes. Mon grand-père m’a énormément parlé de cette période, sans compter les livres dont il m’inondait. Il y avait aussi ces vétérans américains qui revenaient au village après la guerre. A cette époque, je ne parlais pas encore l’anglais alors, pour les enfants que nous étions, ils rejouaient les scènes qu’ils avaient vécues en décembre 44. Ensuite pour la shoah, si on regarde ma série Mémoire de Cendres, il y a déjà l’idée du génocide dedans : une minorité, les Cathares, n’a pas droit de cité parce que la majorité est catholique ; et dans le T.3 de Sam Bracken, je faisais déjà référence à la shoah. Ces deux sujets ont toujours compté dans ma vie et je tourne autour depuis 1995.

Airborne 44 – Cycle II – étude de l’héroïne Joanne © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – étude de l’héroïne Joanne © Philippe Jarbinet / Casterman
Quel a été le déclenchement véritable ?

Quand j’ai découvert qu’un ami de mon âge, issu d’un même milieu culturel et social, tenait des propos négationnistes sans trop le savoir. J’ai été très choqué par cette énormité. Mais du coup je me suis dit que c’était utile d’en parler. Une fois écrit, ce serait gravé. En complétant cela par une exposition pédagogique, où on a mis en évidence la shoah, les « Malgré nous », les massacres des populations civiles en Belgique… A l’origine je voulais raconter l’histoire de soldats américains et l’histoire de l’Holocauste. Mais on a tellement parlé de l’holocauste que j’ai pris le parti de parler davantage de la shoah par balle qui est moins connue et qui représente pourtant le quart des morts. On ignore souvent que la « Solution Finale » n’aurait pas eu lieu si la shoah par balle n’avait pas été à la fois une réussite et un échec. Une réussite dans la mesure où les responsables nazis se sont rendus compte qu’on pouvait tuer énormément de Juifs, de tziganes ou de citoyens russes sans que cela s’ébruite. Un échec car l’élimination par balles de centaines de milliers de gens causaient des troubles mentaux chez les soldats de la Wehrmacht et de la SS chargés de cette tâche abjecte. Il fallait épargner aux soldats les traumatismes d’une exécution directe. C’est à ce moment-là que furent construits les camions à gaz, qui se sont révélés moyennement efficaces. C’est donc la volonté de rationalisation qui est à l’origine de la construction de camps d’extermination fixes. Au lieu d’aller de village en village pour tuer les gens, il fut jugé plus « pratique » de les amener dans des structures établies. Ce fut une construction industrielle, une rationalisation de la mort. Je voulais évoquer ce thème tout en proposant une fiction avec des personnages qui me touchaient.

Pourquoi avoir situé l’action en Ardennes ?

C’est une région que je connais bien puisque j’y suis né. Suffisamment bien pour pouvoir en parler. Je voulais en effet davantage parler de lieux que je connais et que j’aime bien sans pour autant assommer le lecteur sur une localisation spécifique. Finalement, cela n’a pas tant d’importance que cela, le lieu où l’histoire se passe. Si quelqu’un connaît le coin, il va le reconnaître mais ça ne va pas plus loin que cela.

Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif de la planche 11 en couleurs © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif de la planche 11 en couleurs © Philippe Jarbinet / Casterman

Comment avez-vous travaillé la documentation ?
J’ai travaillé avec Philippe Gillain que je remercie dans le tome 1. Il est conservateur d’un musée dédié à la bataille des Ardennes, à la Gleize, près de Liège. Il est un grand collectionneur d’objets militaires, plutôt allemands, non pas parce qu’il a des sympathies nazies, loin s’en faut, mais parce qu’il y a une matière énorme pour tout collectionneur, l’histoire du nazisme allant de 1923 à 1945. Pour un collectionneur, le défi est beaucoup plus grand de pouvoir regrouper de nombreuses pièces. Il a donc rassemblé beaucoup de matériel sur les Allemands, qu’il m’a permis de dessiner en m’évitant de commettre des erreurs. Il m’a aussi donné des pistes sur leur mentalité, très différente de celles des alliés. Pour les Américains, c’est quelqu’un d’autre qui est intervenu et ainsi de suite. Pour chaque point spécifique, je suis allé chercher la documentation la plus précise possible en veillant à accompagner le récit sans l’alourdir.

Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif du story-board de la planche 13 © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif du story-board de la planche 13 © Philippe Jarbinet / Casterman
En fait c’est une histoire extrêmement bien documentée tout en restant une romance.

Oui je suis assez fleur bleue [rires]. La seule chose qui sauve de tout, c’est l’amour ! Même dans la guerre, même dans les pires des situations, c’est là qu’on récupère de l’humanité… Je ne juge évidemment aucun de mes personnages qui sont tous une émanation de moi. Luther est un peintre par exemple. C’est une forme d’extension de moi qui suis dessinateur. Et puis on a beau dire tout ce qu’on veut, les personnages nous ressemblent quand même beaucoup, même quand ils ont une face très sombre. On peut faire dire des choses horribles à un personnage sans les penser, mais pour que le récit fonctionne il faut pouvoir créer des contrastes. On m’a parfois reproché le fait que, dans cet album, les personnages ont un niveau socioculturel élevé : un étudiant en journalisme, un peintre, une violoniste, un photographe. En même temps, cela me permettait de rendre mon histoire possible. Et le prochain diptyque qui va se passer en Normandie montrera des personnages très différents. Le personnage féminin n’est pas le même genre que Gabrielle et le personnage masculin diffère largement de Luther.

Comment êtes vous entré chez Casterman ?

Au départ, j’ai naturellement proposé le projet à Glénat. Je suis de nature fidèle. Mais l’un des responsables éditoriaux de l’époque l’a refusé une première fois, estimant qu’il n’était pas intéressé par la Seconde Guerre mondiale. Et puis une seconde fois, après que j’y ai encore travaillé. On voulait m’orienter comme un mercenaire vers d’autres projets dont je n’avais pas envie. Alors j’ai persisté dans mon choix et Casterman m’a dit oui.

Airborne 44 – Cycle II – étude du personnage Hans Fischbacher © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – étude du personnage Hans Fischbacher © Philippe Jarbinet / Casterman
Quand avez-vous commencé à écrire ce diptyque ?
Pendant la canicule de 2003. Vu l’ampleur de la documentation c’était une sorte de monstre ! A l’époque j’avais écrit 108 pages car j’envisageais un double album de 54 pages chacun. Casterman était partant pour un diptyque mais de 46 pages par album. J’ai donc dû éliminer 16 pages. Contrairement à d’autres auteurs qui se sentiraient brimer, je trouve que la contrainte est une bonne chose. Un peu comme le vin. Il vaut mieux enlever des grains pour que la vigne porte moins et donc mieux. Pour passer à 92 pages, j’ai enlevé des scories. Ceci dit, le récit est dense.

La lecture reste très fluide. Peut-être un effet du décor et de la neige ?

C’est vrai que la neige est presqu’un personnage en soi. Elle nivelle tout y compris les sentiments, la morale. Avec elle tout s’estompe. On ne sait plus où on est, si on est dans la carte ou pas, si on est encore dans les comportements humains ou pas et personne n’est totalement blanc ni totalement noir. En même, je soutiens que le scénariste doit avoir son point de vue. Je le donne à la fin à travers la radio quand on évoque la crise des missiles de Cuba. Après avoir connu un conflit avec plus de 50 millions de morts, il faut toujours qu’un Etat se trouve un ennemi pour exister… On m’avait aussi reproché de faire citer Bergson par un officier SS. C’est ignorer que de nombreux Allemands, SS compris, étaient érudits et que leur engagement dans un régime aux projets délirants trouvait ses origines dans une conception de l’Europe qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui. A la fin de la guerre, beaucoup d’Allemands ne se faisaient plus d’illusions sur la défaite à venir mais ils savaient qu’on aurait besoin d’eux contre la Russie… Et c’était vrai !

Les Allemands avaient plus de culture qu’on veut bien leur attribuer.
Bien sûr et c’est d’ailleurs très dérangeant de se dire cela. Si un peuple aussi cultivé, qui a produit autant de génies dans tous les domaines, a pu tant sombrer dans une folie pareille, qui n’est pas susceptible de commettre la même erreur ? Si eux l’ont fait, n’est-ce pas la porte ouverte pour tout le monde ? Et évidemment cela me touche, car la bête ne nous est pas étrangère. Elle est tapie en chacun d’entre nous. Le racisme ordinaire, la haine de l’autre pour ce qu’il représente à nos yeux, le nationalisme borné, c’est déjà l’expression de notre stupidité et d’un manque de contrôle de nos émotions. Imaginez que l’Etat se serve de cette propension des citoyens à se sentir victimes d’une minorité ? Il n’y a qu’à voir ce qui se passe en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie (c'est-à-dire en Europe en général) aujourd’hui et toutes les lois xénophobes (je n’ai pas d’autres mots) qu’on laisse voter l’une après l’autre. Après, on s’en prendra aux droits des femmes et de tous ceux qui n’entrent pas dans le moule de « l’identité nationale ». Soixante-dix ans après, les mêmes rengaines produisent les mêmes effets.

Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif du story-board de la planche 13 © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif du story-board de la planche 13 © Philippe Jarbinet / Casterman

Etaient-ce des albums douloureux à réaliser ?

Au niveau de l’écriture ça l’a été en effet : écrire, c’est choisir. Au niveau du sujet, aussi. La première fois que j’ai vu les images de la Shoah par balle, j’ai forcément eu les larmes aux yeux car c’est insupportable. Et d’un autre côté il faut les utiliser pour nourrir le récit et dire que cela s’est passé. Dans l’exposition des planches originales qui a eu lieu fin 2009 en Belgique, une partie d’entre elles, en liaison avec la Shoah, ont été placés face à des vitrines d’uniformes d’enfants déportés. C’était destiné aux écoles. En fait, le medium de la BD est moins choquant. Les enfants peuvent le voir sans être trop violemment heurtés. Par contre la vue d’un uniforme réel d’un enfant déporté dans une vitrine est très marquante. Je ne sais pas si cela aura un impact mais je pense que cela peut empêcher l’oubli de s’installer, ou à tout le moins, de retarder cette échéance inévitable. Je suis certain que cette expérience aura une influence sur leur vie plus tard. Si la BD a une petite vertu pédagogique, c’est là qu’elle l’a. Sinon cela ne reste que de la bande dessinée. Je ne me prends pas pour un philosophe.

Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif de la planche 11 en couleurs © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif de la planche 11 en couleurs © Philippe Jarbinet / Casterman
En tout cas ce diptyque ne laisse pas indemne et pousse à réfléchir.

Je pense que le but est atteint. J’avoue être très surpris de l’accueil. Je pensais qu’il y aurait davantage de réactions de la part de lecteurs antisémites. Au contraire, j’ai découvert des lecteurs très intéressés par le sujet. Je suis rassuré par rapport à toutes les inepties que j’avais entendues par pure inculture et incapacité à essayer de se souvenir et d’accepter que cela a eu lieu.

Le prochain projet sera donc sur la Normandie ?

Au départ, je voulais faire un récit chronologique. Les deux refus des éditions Glénat m’ont refroidi. Je me suis concentré dans un premier temps sur ce que je connaissais le mieux, à savoir le diptyque actuel dans les Ardennes, me disant que c’était au moins cela de gagné. Dans le tome 1, je n’ai pu faire que quelques pages sur la Normandie et j’étais frustré. Et comme ce diptyque a bien fonctionné, cela me donne l’opportunité de me consacrer à la Normandie. Le problème est que le premier diptyque existe en tant que tel, est cohérent et forme un bloc. Ce n’est donc pas facile de croiser la Normandie avec ce diptyque. En même temps c’est de nouveau une contrainte et j’adore cela. Par contre, j’en ai passé des nuits blanches, parce que je tiens à obtenir quelque chose de fluide et naturel et non tarabiscoté. J’ai envie que le scénario soit intéressant à lire, voire passionnant, mais pas avec des ressorts artificiels.

Airborne 44 – Cycle II – étude du personnage Markus Grunewald © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – étude du personnage Markus Grunewald © Philippe Jarbinet / Casterman
Comment se présente ce nouveau diptyque alors ?

Le deuxième diptyque sera un bloc parallèle au premier, avec une sorte de « cross over », c'est-à-dire que les deux diptyques se croiseront. Mais ils resteront lisibles indépendamment l’un de l’autre et apporteront deux éclairages complémentaires avec des personnages différents. L’histoire va commencer en 1938 et évoquera le débarquement du 6 juin 1944 que j’avais envie de dessiner depuis très longtemps. Au-delà de la tuerie, c’est un moment tellement paroxystique qu’on va gratter l’âme humaine. J’ai envie de voir jusqu’où je peux aller. Je sais que cela va être difficile à dessiner mais c’est tellement riche... Cela va me permettre aussi d’évoquer la Résistance et des sujets que je n’ai pas encore pu aborder précédemment. La thématique générale reste la Seconde Guerre mondiale mais je n’aborde plus le domaine de l’extermination des Juifs. En France, en 1944, combien de personnes étaient réellement au courant ?

Pourquoi le titre Airborne 44 ?

Airborne est un titre de travail que j’ai utilisé dès le début. J’aurais aimé appeler la série, « Si c’était elle» ou quelque chose dans le genre. « Si c’était elle » couvrait beaucoup de situations : « si c’était elle » la femme qu’on cherche, « si c’était elle » la guerre qui nous change etc. Cependant, chez Casterman, ils trouvaient qu’Airborne sonnait bien et que ce titre lapidaire était générique alors que moi, je le trouvais trop militaire. Mais bon, ce sont en effet des unités parachutistes qui ont libéré mon village. Je tenais aussi à leur rendre hommage. J’ai fait ajouter 44 pour bien spécifier qu’il s’agit de l’armée de conscrits de 1944 et non pas l’Airborne qui intervient par exemple en Irak ou en Afghanistan aujourd’hui.

Y aura-t-il d’autres épisodes ensuite ?

Avec toute la documentation que j’ai accumulée, je pourrais continuer jusqu’à la fin de mes jours [rires] ! Mais je n’envisage pas une série au long cours dont on ne voit pas la fin. Pour le moment je prépare un second diptyque. Je tiens à ce format qu’on peut prendre, lire et relire quand on a envie de passer un bon moment. Je prends aussi le risque de ne pas être en librairie pendant deux ans, travailler calmement sur le projet et avoir deux albums cohérents à défendre honorablement comme cela s’est passé l’année dernière. Maintenant si en continuant à me cultiver, je découvre un autre sujet passionnant, je reste ouvert à cela. On verra d’ici novembre 2011.

On vous sent heureux chez Casterman.

C’est vrai. Il y a vraiment une bonne ambiance, une approche éditoriale que j’aime bien. On peut ne pas être d’accord, c’est d’ailleurs arrivé plusieurs fois, mais la contradiction offre la possibilité d’argumenter. Il ne s’agit pas de savoir si l’un va triompher de l’autre, mais d’admettre un point de vue différent et d’améliorer le résultat. Par exemple, je sais que je ne suis pas un graphiste-né pour les couvertures. Quand chez Casterman, Arnaud de la Croix m’a suggéré d’utiliser simplement un croquis, j’ai frémi ! Parce que je suis méticuleux à l’excès, c’est exactement ce que je ne ferais pas naturellement car j’aurais l’impression de bâcler. Et pourtant, c’était la bonne idée ! Si on les regarde bien, les couvertures sont plus brutes de décoffrage que les bouquins, mais elles sont aussi bien plus efficaces ! Si Casterman n’avait pas eu le courage de me dire que mes premières versions étaient vraiment trop chargées, ça aurait été peut-être beaucoup moins bien !

Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif de la planche 11 en couleurs © Philippe Jarbinet / Casterman
Airborne 44 – Cycle II – extrait exclusif de la planche 11 en couleurs © Philippe Jarbinet / Casterman
Vous n’échappez pas à la tendance à publier une croix gammée sur la couverture du tome 2 ?

Il y a effectivement une croix gammée. Mais elle est placée sous le drapeau américain. Symboliquement, les alliés ont gagné. D’ailleurs, certains vétérans m’ont dit que les Américains n’apprécieront pas que leur drapeau soit foulé aux pieds ! En revanche cela exprime bien mon point de vue sur la vanité des nations qui ont envoyé leur jeunesse se faire tuer au nom d’une idée dont elle ne verrait pas l’accomplissement. Je tenais à mettre sur un plan à peu près identique le soldat américain et le soldat allemand.

Pourquoi pensez-vous que les Allemands aient aujourd’hui interdit la publication de croix gammée en couverture ?

Je trouve cela très bien. Je crois qu’il ne faut pas entretenir chez certains un désir de vénérer l’idéologie que ce sigle représente. L’histoire du nazisme est extrêmement liée à la propagande. On n’emmène pas tout un peuple dans un tel délire sans l’accompagner avec une propagande d’une redoutable efficacité. La croix gammée est un symbole extrêmement graphique. Dans les années 30, sous la férule d’Hitler, le troisième Reich s’est livré à une véritable campagne de marketing. La croix gammée figurait partout, du dessous des verres jusque sur les rideaux. Même les jouets des enfants étaient conçus dans la cadre de cette propagande. Un garçon né en 1920 n’avait aucune chance d’y échapper. Cela fit d’eux des combattants de premier ordre que l’armée américaine aurait voulu avoir dans ses propres rangs. Parce qu’il faut bien avouer que même s’ils défendaient une idéologie monstrueuse, la plupart des soldats allemands ont fait preuve d’un courage physique incroyable durant les cinq ans de guerre qu’ils ont menée. La puissance de la propagande nazie ne peut être oubliée quand on cherche à établir des responsabilités. Elle était incontournable pour tous les Allemands. C’était une telle évidence que le pouvoir était puissant, bien organisé et diffusant parfaitement son idéologie que le peuple a fini par y succomber. Car il y a bien eu adhésion du peuple allemand, jusqu’à un certain point, adhésion sans laquelle la guerre n’aurait pas été si longue ni si impitoyable. Les Allemands d’aujourd’hui ont donc raison de se méfier du retour de la bête. Pour être honnête et juste, il faut aussi reconnaître que c’est le seul pays à avoir vraiment réalisé une profonde dénazification, même si elle ne fut pas parfaite (les époux Klarsfeld l’ont bien montré). C’est aussi le seul pays du grand Reich à avoir construit un mémorial de l’Holocauste, composé de plus de 2000 stèles, en plein cœur de sa capitale. Ils semblent dire au monde : notre nation allemande, notre système politique a commis cela et nous assumons cette faute. Ça coupe définitivement l’herbe sous le pied à tous les négationnistes ! Si les coupables reconnaissent leur culpabilité, personne ne peut les innocenter. Cette reconnaissance de leur propre passé par les Allemands ne se retrouve pas dans des tas de pays comme l’Autriche, la Hongrie, la Croatie mais aussi la Belgique, la France ou les Etats-Unis où il subsiste une grande complaisance par rapport à l’idéologie fasciste. Il y en a beaucoup moins en Allemagne. Le danger fasciste, ce n’est plus là qu’il se trouve.

Propos recueillis par Manuel F. Picaud en 2010
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© Manuel F. Picaud / Auracan.com
Remerciements à Kathy Degreef et Marie-Thérèse Vieira

Site de Philippe Jarbinet : http://www.jarbi.net/
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Manuel F. Picaud
12/11/2010