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Entretien avec André Juillard et Yann

« Tout est vrai à 80% »

Le Lombard fait l’événement avec un nouvel album de la collection Signé. Mezek réunit en effet deux auteurs qui souhaitaient travailler ensemble. L’intrigue est construite sur fond de guerre d’Israël en 1948. Album de guerre, Mezek est avant tout une histoire humaine autour d’un aviateur mercenaire très secret au service de l’armée israélienne pour combattre la coalition arabe. En prenant soin de bien documenter leur récit, les deux auteurs réalisent un album qui ne laisse pas indifférent. Rencontre avec le Bruxellois Yann et le Parisien André Juillard dans une célèbre pâtisserie des Champs-Elysées…

Yann et André Juillard © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Yann et André Juillard © Manuel F. Picaud / Auracan.com

N’est-ce pas étonnant que ce sujet n’ait pas été traité avant vous en bande dessinée ?
Yann : J’ai en effet été étonné que personne ne le traite avant moi.
André Juillard : Nous n’avons vraiment eu aucun problème avec les éditeurs. Ici nous avons décidé de le faire au Lombard car je m’étais engagé auprès d’Yves Sente, du temps où il était directeur éditorial. Mais Dargaud aurait voulu le faire. Il est possible qu’avant, des éditeurs aient eu peur que cela fasse polémique. Moi, je savais que Yann est sérieux. Quand il s‘empare d’un sujet, il l’étaye par une solide documentation.
Yann : Tout est vrai à 80% y compris les pilotes juifs qui ont combattu dans la Luftwaffe pendant la guerre, ce qui m’a donné l’idée de cette histoire. La difficulté était de trouver un équilibre entre le contexte historique très documenté et une histoire qui tienne par elle-même. Il faut faire des choix rapides car je n’ai pas le temps de tout explorer.

Mezek - extrait de la planche 11 : bain nu sur la plage © Yann et André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Mezek - extrait de la planche 11 : bain nu sur la plage © Yann - Juillard / Le Lombard

N’avez-vous pas craint que la thématique prête à la polémique ?

André Juillard : Au vu de l’histoire, je ne vois pas ce qui aurait pu paraître polémique. Si les hypothèses avaient été un peu douteuses, je n’aurais jamais marché. Je n’ai vu qu’une histoire humaine avec un personnage tourmenté comme je les aime. Assez ambigu, Björn n’est pas vraiment un héros, mais un bon pilote. On ne parle pas des Palestiniens car ce n’est pas le sujet. L’ennemi est totalement invisible. On voit principalement ses avions. Le seul soldat ennemi qu’on voit est un mercenaire allemand volant sur un avion syrien. Si on cherche, on pourra trouver sans doute des sujets de polémique, mais nous sommes surs de nos intentions !
Mezek - extrait au stade encrage de la planche 59 © Yann et André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Mezek - extrait au stade encrage de la planche 59
© Yann - Juillard / Le Lombard
Yann : Je veux bien en discuter si quelqu’un trouve que l’album est antisémite. On m’a reproché que les pilotes juifs sont caricaturaux, agressifs, méchants, brutaux, les mercenaires plus sympathiques, purs, nobles, mieux dessinés. On peut voir de l’antisémitisme partout...
André Juillard : Que les mercenaires aient l’air en colère, on ne peut que les comprendre. Ils défendent leur pays et leur peau. Ils ont vécu directement ou indirectement des drames épouvantables. Ils peuvent difficilement être sereins et tournés vers l’avenir. Et ils ne sont pas tous comme cela. Leur commandant est un vrai chef de guerre. Les mercenaires n’étaient pas dans le même état d’esprit. Ils pouvaient être en effet plus détendus. Leurs enjeux n’étaient pas les mêmes. Ils étaient des aventuriers qui avaient besoin d’action mais qui trouvaient surtout que la paye était bonne. Une fois le conflit fini, ils partiront ailleurs.

Björn, le protagoniste mercenaire n’est-il pas un antihéros grand séducteur ?
Yann : En réalité, il ne tombe pas les nanas. C’est un contemplatif et un passif qui se laisse draguer. Il ne bouge pas. Il n’aidera pas non plus son copain qui sort des rangs. Björn va régulièrement sur cette plage pour se baigner. Il essaye de se laisser sombrer, de se noyer mais passivement. Et puis non, il ressort. Il va se battre. Il revient. Les filles lui sautent dessus et il se laisse faire. À la fin, il est un peu plus courageux, il décide de se noyer, mais il est sauvé par une femme.

Comment s’est passée votre collaboration ?

Yann : Elle ne s’est pas bien passée [rires]. Je plaisante bien sûr. J’envoyais à André le scénario. Il ne me répondait rien ! Puis il m’envoyait ses dessins crayonnés. Ils étaient parfaits et ne prêtaient à aucune discussion. Quel ennui ! Je n’ai pas l’habitude. André Juillard a lu le scénario, a tout compris, a tout fait dans le bon sens. C’est frustrant quelque part.
André Juillard : Tu es gentil. Tout n’était pas parfait, mais j’ai eu à cœur qu’il soit satisfait. Je déteste le conflit. Son scénario était parfaitement bouclé et construit et cette histoire correspondait à ce que j’attendais. Pourquoi aller chercher la petite bête pour le plaisir d’affirmer son égo ? Avant l’ordinateur que j’ai eu assez tard, il y a cinq ans, les scénaristes découvraient mon travail quasiment terminé. Je ne montrais jamais un crayonné. Si on se voyait, je montrais le travail en cours. Maintenant c’est tellement facile d’envoyer ses crayonnés.

 Mezek - extrait de la planche 41 : combat aérien © Yann et André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Mezek - extrait de la planche 41 : combat aérien © Yann - Juillard / Le Lombard

Pourquoi une tournure tellement psychologique à ce récit de guerre ?

Yann : Si ça avait été avec un autre dessinateur, je n’aurais pas fait cette histoire là. Avec Romain Hugault, j’aurais développé la partie aviation, plus de bases aériennes et de confrontation avec l’adversaire. André n’est pas un metteur en scène de combats aériens. Ce serait tombé à plat. Dans ses combats aériens, ses avions sont vraiment trop proches les uns des autres. Romain Hugault va me tuer quand il va lire l’album ! [rires] Du coup, j’ai introduit davantage de personnages féminins et développé une intrigue plus psychologique. Avec le même pitch, on peut faire dix histoires différentes, au moins cinq très différentes ! Je préfère donc m’adapter au dessinateur.

Mezek - extrait de la planche 29 : sauvetage © Yann et André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Mezek - extrait de la planche 29
© Yann - Juillard / Le Lombard,

Vous aviez d’ailleurs déjà écrit une histoire sur ce thème dans un autre registre, non ?

Yann : J’avais fait une première version pour un autre dessinateur, Marc Lumer, il y a 22 ans. Je ne l’ai pas montré à André au départ. C’était très gros nez, au moment où je ne faisais que de l’humoristique. J’avais un traitement qui était entre Les Innommables et Célestin Speculoos. J’avais été surpris au départ par le fait qu’Israël avait dû sa survie à des avions allemands. J’étais frappé par cette ironie de l’histoire. Mais vint ans après, c’est l’aspect psychologique du pilote de l’avion allemand que je trouve bien plus intéressant. Dans vingt ans, je ferais encore mieux, mais c’est trop tard : c’est sorti ! [rires]

Étiez vous d’accord sur la construction de l’intrigue ?

André Juillard : Je me suis demandé si une intrigue à tiroirs n’aurait pas été plus intéressante, de commencer par la fin en somme, non pas pour évacuer le suspens mais pour que le lecteur s’identifie davantage au personnage.
Yann : Là, j’ai pris le parti d’un faux suspens jusqu’à la fin. C’est un principe assez simple, assez populaire. Je l’ai préféré à un procès avec des flash-back. Ça aurait été plus intellectuel mais moins ma tasse de thé.

Mezek - extrait de la planche 59 © Yann et André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Mezek - extrait de la planche 59 © Yann - Juillard / Le Lombard
Vous l’avez construite comme une tragédie grecque ?
Yann : En effet, avec trois lieux bien distincts, hormis les scènes de bataille aériennes, la base aérienne avec l’école, le Goliyam bar à Tel-Aviv et la plage où le héros replonge dans son passé et où il fait aussi l’amour. Il fallait des combats aériens je les ai mis au début. Ensuite plus rien. On sent que c’est la routine. Ils n’ont jamais été très importants. Il y a eu plus de morts au décollage et à l’atterrissage qu’en combat aérien. Ça n’a rien à voir avec la Guerre d’Angleterre. Ce fut plus une guerre psychologique de soutien, de rapatriement et de ravitaillement et c’est sans doute pour cela que personne n’a traité cet épisode car il n’y a pas de moments très glorieux.

D’où vous vient cette passion pour les histoires d’aviation ?
Yann : Si je pouvais je ne ferais que cela. Depuis le début je propose de telles histoires mais cela n’intéressait pas les éditeurs. Grâce à Romain Hugault qui a dépoussiéré ce style, tout le monde en sort ! Gamin, je passais mon temps à réaliser des maquettes d’avion. Cette passion me vient sans doute de la lecture de Buck Danny ainsi que Tanguy et Laverdure, séries qui m’ont passionné. J’ai d’ailleurs essayé de reprendre Buck Danny avec un dessinateur qui faisait de l’excellent boulot. Mon scénario a été accepté par Dupuis mais refusé par le fils Charlier. Je proposais de remplir les trous laissés par Charlier pour cause de censure. Cela ne m’intéressait pas de voir Buck Danny plus âgé continuer de piloter ses avions. Je suis davantage fasciné par les avions à hélices et me replonger dans la guerre de Corée ou d’Indochine. J’aurais aussi aimé faire des albums sur sa jeunesse dans les années 1930...
Ça aurait été hors collection. On m’a demandé d’en faire une dizaine pour voir si c’était crédible. Mais le fils Charlier a tout bloqué.
André Juillard : J’ai toujours aimé les avions. J’avais un oncle pilote général dans l’armée de l’air. Je n’ai par contre jamais eu la patience de faire des maquettes, mais j’ai acquis une collection de modèles réduits parus chez Atlas. Et j’ai acheté tous les avions qui dataient d’avant les années 1960. Après, ça m’intéressait beaucoup moins visuellement. Quand Yann m’a parlé de son histoire, je suis allé voir ma collection et j’ai retrouvé un Messerschmitt et deux Spitfires !

Mezek - extrait de la planche 17 © Yann et André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Mezek - extrait de la planche 17 © Yann - Juillard / Le Lombard
Quel est le secret de votre mise en couleur ?
André Juillard : Pour des raisons pratiques, j’utilise non pas des aquarelles mais des encres. Je prépare mes couleurs, les mets dans des petits pots et les mélange. Avec l’aquarelle, si on en a besoin le lendemain ça a séché et ça fait de moins belles couleurs. Problème qu’on n’a pas avec les encres. Je suis resté dans ce mode traditionnel.

Quels sont vos prochains projets ?
Yann : J’aimerais bien traiter la Guerre des six jours. En attendant, j’envisage avec Christophe Gibelin un nouvel album autour de Bessie Coleman, la première pilote noire qui, à cause de la ségrégation, était interdite de piloter aux États-Unis et partit en France pour obtenir son brevet de pilotage. Elle est revenue aux États-Unis pour faire de la voltige. Un autre intérêt de sa vie est que son frère était cuisinier d’Al Capone. Elle le fréquentait ainsi que Cab Calloway. On retrouve donc cette atmosphère des Incorruptibles et de Cotton Club. Je prépare par ailleurs avec Romain Hugault une nouvelle trilogie aérienne sur la Guerre 14-18.
Dessin pour Mezek© André Juillard / Le Lombard, collection Signé
Dessin pour Mezek © André Juillard / Le Lombard

André Juillard :
J’aimerais bien dessiner une histoire franchement humoristique, un peu absurde, burlesque. Ça m’amuserait. Le problème est qu’il faut que ça amuse le public aussi ! Mais j’ai un Blake et Mortimer en route. Ce sera un one-shot qui se passe entièrement en Angleterre. Plus exactement la plus grande partie se déroule à Oxford. J’aime bien le côté british. Je vais ensuite faire un troisième et dernier Léna avec Pierre Christin. Au départ, il devait en avoir qu’un seul, mais j’apprécie de travailler avec lui et j’aime ce personnage. Même si beaucoup de lecteurs reprochent qu’il ne se passe rien, j’aime bien ce genre d’histoire. Pierre Christin a son idée mais il va sans doute m’en parler comme d’habitude au dernier moment ! Après le synopsis, il me donne un scénario complet, ce qui est bien agréable car j’aime bien savoir où je vais.

Vous aimeriez revenir à l’écriture ?
André Juillard :
J’envisage d’écrire un scénario depuis un bon moment déjà. Ce serait une histoire assez intimiste au XVIIe ou au XVIIIe siècles dont j’aime bien les costumes. J’avais échafaudé ce projet avant que Pierre Christin me propose Léna. Je l’ai laissé en plan et ensuite il y a eu Blake et Mortimer, le second Léna, puis Mezek. Du coup, je le repousse. Ce sera pour plus tard. En même temps, cela ne me tenaille pas. Je trouve plus facile de dessiner le scénario d’un autre que son propre scénario. Quand j’écris, j’imagine déjà comment je vais le dessiner. Alors, quand il faut passer à la mise en images, cela me paraît moins excitant car j’ai l’impression de refaire ce que j’ai déjà fait. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas trop insisté.

 
Propos recueillis par Manuel F. Picaud en avril 2011
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Photo et interview © Manuel F. Picaud / Auracan.com
Coordination éditoriale : Brieg F. Haslé / Auracan.com

visuels © André Juillard et Yann / Le Lombard, collection Signé
Remerciements à Diane Rayer du Lombard
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Manuel F. Picaud
21/04/2011