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Entretien avec Serge Dehaes

Serge Dehaes © Marc Carlot
Serge Dehaes © Marc Carlot, auracan.com

Serge Dehaes est un auteur discret et peu connu des amateurs de bande dessinée. Les plus attentifs auront peut-être remarqué son nom dans les albums du Chat de Philippe Geluck, dont il réalise les couleurs depuis 22 ans ou dans Le Fils du Chat comme co-auteur. Sa production BD se limite à quelques albums seulement : Manager mode d'emploi (2 titres), Frères Siamois et le tout récent premier volume de Mademoiselle F.

Si Serge Dehaes publie peu en album, il n'en est pas moins productif. Mais il travaille essentiellement pour des magazines et des quotidiens belges. Le livre n'est donc pas son support privilégié.
Mademoiselle F a pris vie dans les pages de l'hebdomadaire féminin Flair vers le milieu des années 2000. Cette jolie rouquine avide de rencontres nous entraine dessin après dessin dans des thématiques diverses et variées. Son objectif est de nous faire rire ou sourire à travers un bon mot ou une situation cocasse. Elle parle "sexe" sans complexe, ni tabou. Et si elle joue facilement la femme stupide, c'est pour mieux faire tomber les hommes dans ses filets.

Mlle F par Serge Dehaes

Comment est née Mademoiselle F ?

C'est une demande de la rédactrice en chef de Flair qui a déclenché sa création. Elle souhaitait un personnage récurrent pour animer les pages du magazine. J'ai pas mal travaillé sur son physique pour arriver à la Mademoiselle F que l'on connait. Pour ce qui est de son caractère, l'improvisation est totale. Elle réagit à des thématiques imposées par la rédaction. Ce qui fait qu'elle est pleine de paradoxes. Elle est autant femme fatale que femme amoureuse. Autant femme au régime que femme gourmande. Son attitude est pleine de contradictions. Sur le long terme, toutes ces contradictions la rendent insondable et font finalement son charme.

C'est un peu surprenant de trouver un homme pour animer ce genre de personnage féminin. Les gags n'échappent pas à une certaine caricature de la femme.

Beaucoup de lecteurs/lectrices ne se rendent pas compte que c'est un homme qui imagine ces gags. Je projette dans Mademoiselle F la vision caricaturale, qu'en tant qu'homme, j'ai de la femme. Parfois aussi, c'est l'homme qui est travesti en femme. C'est-à-dire que je lui donne des traits de caractères plutôt masculins, comme le côté volage, par exemple. C'est très amusant d'inverser les rôles. A côté de cela, je constate que le côté plus féminin du personnage est très parlant aux femmes. Le personnage fonctionne au-delà des cibles qui étaient privilégiées en l'imaginant. Quand je consulte les statistiques de la page facebook, je constate que la tranche d'âge explose : elle va de la gamine à la femme de 60 ans, et les hommes sont autant séduits que les femmes.

Mademoiselle F par Serge Dehaes

N'est-ce pas trop contraignant d'avoir des thèmes la plupart du temps imposés ?

Il m'arrive d'être confronté à des thèmes extrêmement difficiles. Soit parce qu'ils sont très éloignés de l'univers féminin. Soit parce qu'ils sont tristes, voire dramatiques ("Je perds un proche"). Et d'une semaine à l'autre, je peux me retrouver avec des sujets complètement paradoxaux : "Je fais une fausse-couche" et "Je ne veux pas d'enfant", par exemple. Ce  n'est pas forcément évident avec le même personnage. Alors, je trouve des moyens détournés pour y arriver. Notamment, en lui faisant jouer le rôle de témoin de la situation plutôt que celui d'actrice.

Mademoiselle F par Serge Dehaes

Quand on est un homme et qu'on donne vie à une femme, on peut plus difficilement utiliser son vécu. N'est-ce pas un handicap ?

C'est un exercice que j'avais déjà expérimenté dans ma série précédente sur l'univers de l'entreprise. Je parlais d'un environnement qui n'était pas le mien. Il ne faut pas toujours spécialement fonctionner dans le vécu. Le vécu risque, à la limite, d'être un carcan. Pourquoi pas le vivre dans l'imaginaire et se projeter dans un univers qu'on ne connait pas. Le succès du personnage est peut-être aussi lié au plaisir que je ressens depuis 8 ans. Je le sens tellement ouvert sur tous les sujets et aussi tellement riche. La source est intarissable. Il y a une sorte de rendez-vous qui est chaque fois novateur. Chaque sujet qui m'est imposé - et j'ai dit qu'il y en avait quelques fois des pénibles- part sur cette idée de ton bon enfant, positif,  sans méchanceté, parfois un peu piquant, mais malgré tout gentil. La ligne directrice reste de l'humour gentil.

Mlle F par Serge Dehaes

Mademoiselle F. aborde le sexe de manière assez directe.

La presse féminine parle très souvent de thématiques liée à l'érotisme, au sexe, à la nudité, au rapport à la nudité, au rapport homme-femme... Ce sont des sujets que les femmes abordent. Probablement de manière différente de notre vision masculine. Dans la presse féminine, les numéros qui se vendent le mieux ce sont les numéros à thématiques sexuelles. Si j'imagine des dessins à connotation plus sexuelle, c'est essentiellement pour illustrer le contenu du magazine.

Guide des contacts d'affaires pour la  PME par Serge Dehaes

Mademoiselle F ne représente qu'une partie de votre travail. A côté de cela, vous travaillez d'autres styles, d'autres techniques.

La réponse est en 2 temps. Je travaille essentiellement pour la Belgique francophone. Cela réduit inévitablement le spectre de mes collaborations. Stratégiquement pour la survie de mon métier de dessinateur, si je refais la même chose à chaque fois, il y a un risque que je m'ennuie, ou que je me répète. Donc ce que je dessine pour Flair, je ne le fais pas pour la Libre Belgique. Ni  pour Le Soir... Il y a véritablement une volonté de développer un langage graphique. Mon univers, mon humour sert de liant. Pour autant qu'on puisse être humoristique sur des thématiques financières par exemple. C'est une gymnastique de l'esprit que je développe dans mes dessins, qui relève de l'humour ou de la symbolique. Les gens ne s'aperçoivent pas de ces différentes facettes. Un lecteur de Flair ne sait pas que je travaille pour la Libre, pour son magazine d'entreprise...
Après une journée de travail, certains vont dans une salle de sport, moi j'aime aller dans les académies faire de la peinture ou du dessin d'après nature. C'est quelque chose qui me régénère, qui me donne de l'énergie. Cela peut paraître le même exercice, mais c'est totalement différent. Et en bout de course, je me sens déchargé de toutes les ondes négatives que j'ai accumulées durant la journée. La journée ce sont des commandes, après c'est du plaisir. Pas le stress lié au timing, aux délais, au client qui n'est pas content. Je développe vraiment ce que j'ai envie de dessiner. Depuis peu, j'ai un atelier assez grand et je vais moins dans les académies.

Une galerie a exposé récemment de vos peintures sur le Jazz. Le graphisme en est assez éloigné de ce que vous faites pour la presse.

Et j'ai eu envie de développer cette thématique du jazz parce que dans mes dessins libres -ceux que je fais pour moi et uniquement pour moi- il n'y a pas de crayonnés, pas de construction. C'est une totale improvisation, donc j'accepte mes erreurs. Je prends l'erreur comme faisant partie intégrante du processus de dessin. Cette improvisation fait que cette thématique du jazz était une belle rencontre. J'ai une centaine de dessins sur le sujet. Maintenant j'ai un stock. J'ai envie de l'étoffer un peu plus et d'en faire un bouquin. Parce que c'est un bel univers qui peut donner un recueil assez riche. Je ne suis pas un amateur de jazz. J'aime l'univers iconographique du jazz. J'aime ce que le jazz visuellement offre. J'aime les blacks, les ambiances, le dessin des instruments, mais je ne suis pas un puits de science au niveau musical.

Groupe de Jazz par Serge Dehaes

Vous avez d'autres projets dans ce style plus libre ?

J'ai un projet de livre érotique. Il s'agit d'une autobiographie imaginaire. Un jour j'ai eu l'occasion de pousser une porte que je n'ai pas poussée. J'ai eu l'occasion de rentrer dans un lieu libertin qui m'aurait peut-être fait découvrir des choses sordides. Je n'ai pas poussé cette porte, mais je me suis vu avec mon carnet de croquis suivre, rencontrer des gens, comme le ferait un journaliste. Ce sera un carnet de voyage dans les milieux déviants. L'idée est de n'être que spectateur, dessinateur, et non intéressé. C'est autant de l'écriture que du dessin. Je ne parle pas des actes. Ce n'est pas un roman érotique, mais c'est plutôt un travail d'introspection sur moi, dessinateur, qui vit une situation atypique. Dans les académies, il y a un homme nu ou une femme nue devant les élèves et l'aspect sexué est absent. Parce qu'on se concentre sur le dessin, sur les proportions, sur les lumières. Et le fait que la personne soit nue n'a pas d'importance. Là je pousse plus loin l'expérience, car non seulement elle est nue, mais elle fait l'amour ou en tout cas un acte lié au sexe. Et je parle de moi étant détaché parce que je ne me soucie pas de savoir s'ils font l'amour,  mais je me soucie de mon dessin et j'explique pourquoi le dessin est comme ça. C'est à chaque fois des séquences très courtes. Chaque rencontre, c'est maximum 3 dessins : le lieu, l'acte et un portrait. Des maisons, des portraits et un dessin érotique. Je ne parle pas ou très peu de sexe. Mais j'explique parfois -comme c'est un carnet de croquis- pourquoi le dessin est raté. Parce qu'il y a eu un malaise... C'est chaque fois des inconnus que je rencontre. Le truc ce sera de trouver un éditeur intéressé. En tous cas, le sujet me plait. Et il peut apporter quelque chose de nouveau dans la narration. Ce n'est pas de la bande dessinée, mais ça reste une combinaison de textes et d'images. Il y a un principe narratif. Il y a un squelette... A la limite, ce sera plus cohérent que Mademoiselle F.

Le couple enlancé par Serge Dehaes
Propos recueillis par Marc Carlot en mai 2012 © Marc Carlot / Auracan.com, 2012
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable
Illustrations extraites de Mademoiselle F.  © Serge Dehaes, Le Lombard
Autres illustrations © Serge Dehaes
Photo de Serge Dehaes © Marc Carlot

Mademoiselle F
Egalement sur le site : la chronique de Mademoiselle F

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Marc Carlot
22/05/2012