Entretien avec Blandine Le Callet
« L'histoire de Médée pourrait se dérouler à notre époque »
Sorcière ? Mère aimante et amoureuse ? Monstre infanticide ? Femme libre et savante ? Qui était Médée ? Dans L'ombre d'Hécate (Casterman), deux femmes, Blandine Le Callet et Nancy Peña revisitent le mythe avec beaucoup de sensibilité et rendent au personnage des traits fragiles et humains. Pour la romancière Blandine Le Callet, il s'agit également d'une première incursion dans le BD, première expérience scénaristique très joliment menée. L'auteure nous en parle.
Vous êtes écrivain, enseignante, chercheuse... comment en êtes-vous venue à aborder la BD ?
J'ai toujours été une grande lectrice de BD, ça m'a toujours attiré et j'ai eu la chance d'être contactée par Casterman qui m'a proposé d'écrire un scénario, en me laissant totalement carte blanche quant à son sujet. J'avoue que je n'avais jamais vraiment imaginé pratiquer cette forme d'écriture, mais il s'agit d'une expérience très intéressante. Le personnage de Médée me fascine depuis longtemps, et j'y ai pensé en me disant que cet univers antique, ses décors, ses palais, ses costumes pouvaient être très visuels et se prêter à un récit en bande dessinée.
Connaissiez-vous Nancy Peña avant d'aborder ce projet ?
Non. J'ai écrit un synopsis, j'ai travaillé sur ce que j'appellerais l'architecture de la série, puis j'ai abordé le scénario en tant que tel. Casterman m'a proposé les noms de différents dessinateurs et le premier de la liste était celui de Nancy. Elle travaillait à ce moment sur des contes mythologiques et sa représentation de l'univers antique, intégrant des motifs de carrelages et d'étoffes, m'a littéralement sauté au visage. Sur son blog, un post indiquait qu'elle recherchait des informations sur les scythes, or le roi Aiétès, père de Médée, appartenait probablement à ce peuple. J'ai pris contact avec elle, elle n'était pas disponible tout de suite, mais elle était enthousiasmée par le projet...
À travers ce premier tome, L'Ombre d'Hécate, vous rendez une dimension humaine à un personnage généralement décrit comme monstrueux...
On réhumanise Médée à travers sa voix. Médée a vécu assez longtemps pour voir naître sa légende, mais il n'y a pas que ça. Dans l'antiquité, le personnage a généré des traditions très différentes et complexes, allant de la légende noire à la vénération. Ici on découvre une petite fille avec ses jeux, sa naîveté, sa volonté de vivre, et c'est en fin d'album que son histoire commence à s'assombrir. Nancy et moi voulions retirer le glacis qui recouvre le tableau, raconter l'histoire d'une vraie femme et de sa vie de femme, sans pour cela lui dresser un pied d'estal. L'histoire de Médée pourrait se dérouler à notre époque c'est pourquoi j'ai choisi des dialogues contemporains, et je voulais m'éloigner du côté un peu pompeux de nombreux peplums.
On mesure aussi, progressivement, que Médée est modelée par son milieu...
Tout-à-fait. Médée, petite fille, vit dans un climat d'insouciance. Elle est le rayon de soleil de son père. Or celui-ci, roi, voit la maladie ronger celui qui doit lui succéder. Une cassure s'opère alors, Médée, rejetée, s'éloigne de son père, et ce drame qui va déchirer sa famille porte en lui tout ce que Médée deviendra, une fois adulte. N'oublions pas qu'il y a aussi un aspect héréditaire qui entre en jeu, Médée descend à la fois du soleil et de la déesse des enfers, de la mort et de la lune, c'est ce qui donne le titre de l'album. Mes recherches sur la notion de monstruosité dans l'antiquité m'ont amenée à m'intéresser au personnage, souvent mis en scène par rapport à l'assassinat de ses enfants. Et l'antiquité n'a pas cessé de fantasmer là-dessus, avec des sentiments allant de l'horreur au désir. Médée a un énorme potentiel romanesque...
Justement, vous êtes romancière, auriez-vous pu raconter son histoire sans l'apport du dessin ?
J'y ai pensé, et j'avais même entamé un roman de Médée, mais j'ai attendu, l'envisageant comme un roman de maturité. Mais il s'agit d'un univers richissime sur le plan graphique, et devoir décrire tout cela allait charger énormément l'écriture et nuire à l'histoire en elle-même. J'y ai beaucoup réfléchi, et, l'album en mains, je ne peux que constater qu'une telle histoire, avec la manière dont nous avions envie de l'aborder, était vraiment faite pour la BD.
On compare souvent le langage cinématographique et celui de la BD, or l'un de vos romans, Pièce montée, a été adapté au cinéma. Pouvez-vous comparer les deux expériences ?
Pour moi, elles ont été très différentes. Une fois les droits du roman vendus pour le cinéma, j'en ai été dépossédée et j'étais complètement extérieure à ce projet d'adaptation. Le résultat ne m'a d'ailleurs pas plu du tout. Nancy, contrairement à d'autres dessinateurs, demande à travailler avec le scénariste. Pour la BD, nous avons décidé de tout ensemble, découpage, planches... Il est donc très difficile de comparer les deux expériences tant celle-ci a été gratifiante et me donne envie de poursuivre. Je suis hyper-contente de l'album, sa réalisation a été un vrai bonheur... qui continue. Casterman prévoit 4 albums pour Médée, peut-être 5 si nous rencontrons un peu de succès, car pour nous ce sera très difficile de faire tenir tout ce que nous avons prévu en 4 tomes !
Propos recueillis par Pierre Burssens le 29 novembre 2013
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© Pierre Burssens / Auracan.com
visuels © Peña, Le Callet / Casterman