Auracan » Interviews » Entretien avec Stéphane Heurteau

Entretien avec Stéphane Heurteau

« Je souhaitais montrer la difficulté de l'intégration,
et comment les circonstances peuvent vous amener
à devenir raciste, misogyne, voire violent. »

Stéphane Heurteau © Le Télégramme

Stéphane Heurteau © Le Télégramme

Avec le diptyque Sant-Fieg (éditions Coop Breizh), Stéphane Heurteau signe, à ce jour, son œuvre la plus forte, narrant l’enquête personnelle d’un jeune homme, mi-Breton mi Kabyle, sur ses origines. Rencontre avec l’auteur de ce magistral récit en images sur une touchante quête d’identité…

Sant-Fieg, pourquoi ce titre ?...
Parce que je le trouvais très poétique ! Sant-Fieg, c'est breton, et ça veut dire Saint-Fiacre en français. C'est un petit village en presqu'île de Crozon, dans le Finistère, à mi-chemin entre Crozon et Roscanvel. La particularité de ce village, c'est qu'il ne fait que 500 mètres de long et qu'il possède une double signalétique. En effet, à son entrée, on peut lire « Sant-Fieg » et à sa sortie « Sant-Fiakr » ! J'ai trouvé ça très drôle et surprenant. Ça a servi mon récit qui, à l'origine, se situait entre Nantes et Rennes dans les années 1990. Il m'a paru beaucoup plus intéressant de le situer en presqu'île de Crozon, entre 1963 et 1981.

Justement, que racontez-vous en ce diptyque ?
Je raconte l'histoire de Rachid, un jeune Kabyle venu s'installer en presqu'île de Crozon pour y travailler, et parce que son père y est mort durant la guerre 39-45. À son arrivée, il rencontre Maelle, une jeune fille de la région dont le frère a été tué trois ans plus tôt durant la guerre d'Algérie. Les deux êtres tombent éperdument amoureux… De cette union dramatique naîtra un enfant, Armel, qui ne connaitra pas ses parents. En 1980, le garçon hérite d'une maison dans le village de Saint-Fiacre, de la part d'une grand-mère qu'il n'a jamais connu. Le jeune homme va alors enquêter afin de comprendre ce qui est arrivé à son père biologique. Sa rencontre avec Liz, une Anglaise qui a connu non seulement ses parents mais aussi son grand-père, va l'amener à entre en contact avec Jil Turnal, un anarchiste autonomiste, membre fondateur du FLB (Front de libération de la Bretagne, organisation indépendantiste bretonne créée en 1966 ; ndlr), à qui appartenait la petite maison dans lequel vivait Rachid dans le village de Saint-Fiacre.

De quelle manière avez-vous abordé cette venue d'un jeune Kabyle en presqu'île de Crozon ?
Dès le départ, je souhaitais une histoire où le récit ne serait pas livré de manière linéaire, mais serait amené en suivant de grands événements mondieux (assassinats de John Fitzgerald Kennedy ou de John Lennon, avènement de Lech Walesa en Pologne, etc.) ou en Bretagne (marée noire provoquée par l’Amoco-Cadiz, projet décrié de la centrale nucléaire de Plogoff, etc.). Au travers de ce récit, je souhaitais montrer la difficulté de l'intégration, et comment les circonstances peuvent vous amener à devenir raciste, misogyne, voire violent. Mais aussi, comment certaines personnes font le choix de ne pas céder et luttent pour s'en sortir, sans pour autant se comporter avec médiocrité.

Un vrai choc des cultures donc !...
Oui, mais tout n'est jamais complètement blanc ou noir. Ainsi, Jil, qui accueille Rachid chez lui, profite du jeune Kabyle en se servant de son expérience au sein du FLN (Front de libération nationale, parti politique algérien fondé en 1954 ; ndlr) pour fonder le FLB ! Le premier album est très brut, très violent, le second est plus désabusé. Seize ans ont passé, les rêves et les espoirs des uns et des autres se sont évanouis dans l'alcool ou la dépression ! Je tenais aussi à montrer comment notre société a considérablement évolué, globalement de l'assassinat de Kennedy à celui de Lennon. En effet, en 1963, tu peux voir l'assassinat de Kennedy, tu vas au bistrot… et il y a encore des gens qui roulent en charrette ! Dix-sept ans plus tard, tout le monde a un téléviseur et roule en voiture. Et en arrière-plan de tout ça, il y la musique, globalement des hippies jusqu'aux punks. Ça rythme toute l'histoire !

Pourquoi ce prénom d’Armel pour votre principal personnage ?...
Le choix du prénom d'Armel n'est pas non plus anodin. Armel, ça sonne comme Ahmed. C'est à la fois breton et arabe. Il me fallait un prénom qui puisse contenter les deux parents, sans pour autant heurter la famille de Maelle, qui a déjà pas mal souffert à cause des événements en Algérie. De plus, je me souviens, quand j'étais môme, les seules Armelle que je connaissais étaient des filles. Pour le gosse, ça ne doit pas être facile à vivre à l'école, un prénom de fille avec un physique d’Arabe, face à des gamins pas toujours très ouverts d'esprit…

Graphiquement, quels ont été vos choix stylistiques ?
Je me suis imposé de travailler en tout petit, quasiment en écriture automatique. En effet, je mettais deux pages sur un format A4. Je faisais un tracé classique au crayon de bois, puis je prenais un Pilot 0,05 que je laissais courir, si possible sans relever le crayon. Forcément, ça me créait des doubles traits, que je venais remplir, ce qui me créait des pleins et des déliés ! J'avais aussi envie de pages avec seulement trois images, ou même des pleines pages et des séquences sans paroles, ou bien en contre-jour. Quelque chose de très reposant, très contemplatif, qui permet de respirer dans cet univers particulièrement oppressant !

Et pour ces effets façon lavis ?...
Ensuite, j'attaquais la couleur, classique, à l'écoline, puis, je basculais le tout en niveau de gris et je venais retoucher certains plans sur Photoshop, pour éclaircir une zone, en foncer une autre... Comme je me suis chargé de la mise en page, je pouvais voir chaque jour l'avancée du récit, ce qui me permettait de réajuster si besoin, d'ajouter des pages, de déplacer des séquences.

Pourquoi avoir opté d'éditer ce diptyque chez Coop Breizh, un éditeur qui publie peu de bandes dessinées ?
En fait, je n'ai pas vraiment démarché Coop Breizh. Je leur avais envoyé le projet parce que je voulais qu'ils vérifient si je ne racontais pas de conneries concernant la partie création du FLB. Ils m'ont rappelé pour me dire qu'ils prenaient mon projet. Du coup, ça s'est fait chez eux...

Comment placez-vous Sant-Fieg dans votre biographie ?
C'est clairement l'ouvrage qui me tient le plus à cœur, celui pour lequel je me suis senti le plus à l'aise, le plus libre de faire ce que j'aime. En plus, ça m'a permis de dessiner un coin que j'adore, en abordant un thème marquant !

Le mot de la fin ?
J'espère que le diptyque plaira aux lecteurs et que j'aurai à nouveau l'occasion de m'éclater autant sur un tel projet !

Partager sur FacebookPartager
Brieg Haslé-Le Gall
17/01/2014