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Entretien avec Céline Fraipont et Pierre Bailly

« L'essentiel est la cohérence entre le propos
et la manière de le montrer en images »

Depuis 2007, Céline Fraipont et Pierre Bailly veillent aux destinées de Petit Poilu, une BD muette destinée aux tout petits publiée chez Dupuis. Dans Le Muret, ils nous dressent le portrait de Rosie, adolescente déboussolée livrée à elle-même. Un sujet âpre sur lequel ils construisent un beau roman graphique (Casterman, collection Écritures) pétri d’humanité et de sensibilité. Céline Fraipont y fait parler ses personnages et Pierre Bailly explore les nombreuses possibilités du noir et blanc pour délivrer un récit qui donne la priorité à l’émotion. Une très jolie surprise au sujet de laquelle nous leur avons posé quelques questions.

On vous retrouve régulièrement dans l’univers de la petite enfance grâce à Petit Poilu. Qu'est-ce qui vous a conduits à la « crise d'adolescence » du Muret ?

Pierre Bailly : L'idée était de se renouveler, et Céline est à l'initiative de la démarche. L'histoire du Muret a été écrite voici 4 ans, mais comme nous publions 2 tomes de Petit Poilu chaque année, il fallait trouver le temps de travailler le projet. On a revu plusieurs fois le scénario pour qu'il corresponde vraiment aux émotions que nous avions envie de transmettre, on a donc retravaillé le découpage également...

Céline Fraipont : Je savais ce que j'avais envie de raconter, mais je ne pensais pas que ça allait conduire à un album aussi long. Dès le départ, on n'avait pas envie de se cloisonner dans un truc très précis ou limité. On avait la chance d'avoir de quoi travailler et de quoi manger avec Petit Poilu, ce qui nous procurait aussi une forme de liberté. De mon côté, en partant du terreau de l'adolescence, j'avais presque l'impression que l'histoire venait à moi, je n'étais vraiment pas en panne d'idées. J'ai adoré aborder cette forme d'écriture, faire éclore des émotions est très enrichissant.

Le dessin est forcément très différent de celui de Petit Poilu, mais aussi de vos réalisations antérieures...

Pierre Bailly : Le langage graphique de Petit Poilu est vraiment très particulier, puisque les albums ne comportent pas de texte. Le visuel doit compenser cette absence. Chaque projet demande une remise à plat, un redémarrage pour s'adapter au style du récit, et plusieurs essais. On en met trop, puis on enlève certains éléments, on tâtonne un peu... Pour Le Muret, j'avais envie de laisser de la place au lecteur, d'aller à l'essentiel. Il y a peu de décors, j'ai utilisé de grands aplats de noir, des silhouettes aussi... Je voulais que le dessin colle aux émotions, à l'atmosphère, que ce soit le plus juste possible. Et le noir et blanc offre beaucoup de possibilités. Certaines planches ne demandaient que peu d'indices, parce que justement c'est l'émotion qui domine.

Le résultat semble, en effet, très travaillé, alors que certains reprochent encore parfois le côté « croquis vite fait » de certains romans graphiques de ce type...

Pierre Bailly : Céline et moi sommes des lecteurs de bouquins de ce format. Peut-être les graphismes proposés dépendent-ils, justement, de la densité du récit ? Je crois que tout le monde peut ne pas adhérer à un aspect parfois minimaliste, mais faut-il pour cela hiérarchiser en fonction de la simplicité ou d'une apparente complexité graphique ? Pour moi, l'essentiel est la cohérence entre le propos et la manière de le montrer en images.

Le sujet, sombre, aurait pu ouvrir la porte à beaucoup de violence, ou à quelque chose de larmoyant. Or vous avez choisi la retenue, pour ne pas dire la pudeur...

Céline Fraipont : Le sujet, en lui-même, est suffisamment grave pour qu'il n'ait pas été nécessaire d'en rajouter. C'était inutile d'aller trop loin. Nous avons essayé de doser les choses pour que le sujet conserve sa force, mais que l'on y accède de manière relativement légère, avec une forme de poésie. On a choisi de construire cela par petites séquences, séparées à chaque fois par une page noire. Le lecteur progresse par ces petites touches jusqu’à la fin du récit . Je pense qu'il y avait une frontière vers quelque chose de trop noir que nous ne voulions pas franchir, et qui aurait pu faire tomber l’histoire à plat.

Qui est Rosie ? Le Muret a des aspects qui semblent tellement authentiques...vous êtes-vous inspirés de rencontres, de témoignages ?

Céline Fraipont : Le Muret n'est pas autobiographique, mais j'ai puisé dans certaines parties de ma propre adolescence pour créer Rosie. Il y a des éléments que j'ai pu ressentir, vivre. J'avais des choses à raconter. Mon travail de scénariste a été de remanier tout ça pour en faire une chouette histoire. Les pensées de Rosie, dans l'écriture, contrastent avec les dialogues beaucoup plus directs. Ça rappelle un journal intime, et le lecteur, qui y a accès, est placé, d'une certaine manière, dans le rôle d'un confident. Plusieurs lecteurs nous ont dit que Le Muret leur rappelait des événements de leur propre adolescence, et ce qui me touche beaucoup c'est que cela vienne aussi de garçons. Rosie est une ado qui est aussi confrontée à sa féminité qui arrive... Si les garçons ont apprivoisé cet aspect, tant mieux !

Mais la dérive de Rosie la gagne insidieusement...

Céline Fraipont : Oui, ça la submerge, mais c'est plus fort qu'elle ! Elle mesure qu'elle n'accomplit pas de bonnes choses, elle se pose beaucoup de questions, mais elle a besoin de cette forme de mise en danger pour se sentir vivante, pour combler l'impression de vide en elle. Elle a seulement 13 ans, encore un pied dans l'enfance !

L'histoire de Rosie pourrait être universelle, intemporelle, pourquoi avoir choisi de la situer en Belgique en 1988 ?

Pierre Bailly : On n'insiste pas trop sur ces références, on aurait sans doute pu aller beaucoup plus loin dans les looks, les coiffures etc. Mais ce sont aussi des références à des choses que l'on a connues et qui nous font plaisir. Peut-être est-ce également une manière plus simple et plus souple pour nous de se replonger dans cette période de l'adolescence. Par ailleurs, la solitude est un élément fort du récit, et à l'époque, on ne connaissait pas les portables, les tablettes et toutes les déclinaisons de ces outils de communication. L'histoire de Rosie racontée aujourd'hui aurait tout de même été différente.

Céline Fraipont : Aujourd'hui ? Franchement, je ne sais pas. Mais on aimait bien amener le walkman, certains jeux vidéo ou même des séries télé que l'on a connues, dans l'histoire. Il y a peut-être une part de nostalgie mais je pense qu'inconsciemment, il s'agit de choses sur lesquelles on a la sensation d'avoir eu une certaine maîtrise.

Pierre Bailly : Mais il ne s'agit pas d'une clé du récit !

Il ne s'agit pas d'une BD axée sur la musique, pourtant,  de ce côté aussi, les références ne manquent pas...

Céline Fraipont : À nouveau, on aime bien et on avait envie de l'inclure dans le livre. La musique contribue aussi au ton du bouquin. Quand le personnage de Joe apparaît, il est musicien et on comprend qu'il se trouve dans un mouvement alternatif. Son univers musical, cet esprit punk colle bien avec l'histoire.

Le Muret, votre première expérience dans ce type de récit, en appellera-t-elle d'autres ?

Céline Fraipont : Je l'espère. J'ai un scénario en cours, je viens d'en boucler une grosse étape. Pierre va étudier ça et voir vers quoi ça pourrait nous mener.

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Pierre Burssens
12/02/2014