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Entretien avec Joël Alessandra

«  Le dessin est un ami qui ne m'a jamais trahi »

C'est à Bruxelles, à la galerie Bruxelles-Paris que nous rencontrons Joël Alessandra. À l'occasion de la sortie de son nouvel album Errance en mer rouge (Casterman), le dessinateur-voyageur y expose jusqu'au 13 avril une très belle série d'aquarelles, issues de ce récent opus et des précédents. Dans ce nouveau livre, l'itinéraire des personnages se rapproche plus d'une fois de celui de leur auteur, en croisant également la piste d'Henri de Monfreid. À nouveau, Joël Alessandra nous adresse une somptueuse invitation au voyage et à l'aventure.

En lisant Errance en mer rouge, on a l'impression que c'est un projet que vous avez laissé mûrir, que vous portiez depuis longtemps...

C'est le cas, effectivement. Une grande partie de l'histoire se déroule à Djibouti, où j'ai habité deux ans en tant que coopérant au Centre culturel français Arthur Rimbaud. J'y ai gardé des attaches, des amis, et j'y retourne une ou deux fois par an. Au fil de ces séjours, j'ai accumulé des tas de carnets de croquis, des photos, des notes. J'avais tout cela sous la main et depuis longtemps envie d'aborder une histoire qui se situe un peu dans le fil des livres de Henry de Monfreid. Je parlerais d'une forme de romantisme à l'ancienne. En BD, j'ai grandi en lisant pas mal d'auteurs Casterman, Pratt, le magazine (À Suivre)... J'avais envie de réaliser une histoire d'aventure, mais qui ressemble à mes lectures. Aujourd'hui, de nombreuses BD privilégient une scène d'action toutes les deux pages, le rythme d'Errance en mer rouge est plus lent, même un peu nonchalant. Peut-être est-ce un style de narration révolu, mais on le retrouve dans les belles histoires de Micheluzzi, Pratt, ou encore dans L'Été indien de Manara et Pratt...

Vous y glissez aussi des éléments plus personnels que cette documentation. L'analogie entre le personnage de Fred et votre ami Nicolas, que l'on découvre, est claire. Qu'en est-il de celle entre Tom et Joël Alessandra ?

Nicolas est un ami qui est arrivé dans les années 90' à Djibouti et s'y est installé. Il y a monté plusieurs sociétés, et s'occupe actuellement d'une entreprise de sécurité qui assure l'escorte des porte-conteneurs aux prises avec les pirates somaliens. Mais à la différence de ce qui se passe dans l'album, Nicolas est bien vivant, il en a d'ailleurs écrit la postface ! Il est devenu un vrai broussard, il parle somali, arabe, afar... Tom, lui, est prof de dessin, je ne le suis pas, mais lui donner cette profession me paraissait nécessaire afin de pouvoir montrer certains de mes croquis dans l'album. Je ne voulais pas les propulser gratuitement dans l'histoire... Je définis Errance en mer rouge comme une fiction autobiographique. Tous ses ingrédients sont réels, mais l'ensemble est romancé.

Tom se lance dans l'aventure avec Fred. Cela vous aurait-il tenté ?

Non. Je suis courageux mais pas téméraire... Il m'est arrivé certains trucs pas tristes qui dans le nord du Tchad...c'était limite ! Je suis quelqu'un de très prudent, j'aime l'aventure mais quand elle est bien préparée (rires) ! Dans le golfe d'Aden, les armateurs font appel à des milices pour escorter leurs navires sinon les assureurs ne suivent pas. Une force militaire de l'OTAN est déployée sur place, mais cela ne suffit pas. Mon épouse (qui a trouvé le titre de ce nouvel album) est britannique, un de ses oncles était colonel dans les forces spéciales, à sa retraite ce job le tentait, mais il a trouvé cela trop dangereux. Quand un colonel des forces spéciales qualifie cette situation de trop dangereuse, je vous laisse l'imaginer... Le film Capitaine Phillips, sorti récemment, en est une bonne illustration.

Au début de l'album, vous associez, dans la bouche de Tom, les mots « dessin » et « compagnon ». On imagine qu'il s'agit d'une association qui vous est chère...

Le dessin, c'est à la fois un compagnon et un passeport. Pour moi, ça a toujours été une sorte de refuge, aussi. Quand ça ne va pas, si je suis triste ou stressé, je dessine et la sérénité revient. Le dessin est un ami qui ne m'a jamais trahi, même griffonner m'apporte quelque chose, ou une trace de café sur du papier aquarelle... Rappelez-vous le générique du film Le Patient anglais, ce trait de peinture... Et le dessin est un extraordinaire passeport. Vous pouvez vous trouver au milieu de nulle part, en brousse, vous dessinez, des gamins arrivent, une communication s'installe... Dans mon cas, la photo intervient après le dessin. La photo a un côté un peu « voyeur ». Je prends des photos, mais après que la confiance se soit installée, et elle s'installe grâce au dessin. Ben oui, j'aime le dessin (rires) !

Rassurez-vous, on s'en doutait !  Vous évoquez des enfants, or ce sont des photos que vous avez choisi de faire figurer dans l'album pour illustrer une séquence qui se déroule dans un orphelinat...

J'ai triché un peu, ce sont des photos d'un orphelinat d'Addis Abeba, en Ethiopie. La situation des orphelinats en Afrique est terrible. Je viens parfois y animer des ateliers de dessin. Les gamins ne voient rien d'autres que les murs de l'orphelinat, et certains, les plus grands, ont très peu de chances d'être adoptés et en sont conscients... Souvent, je fais ça en brousse, aussi. La dernière fois, c'était dans des écoles en pays afar. Je me souviens d'une école où le rendez-vous était fixé à 14 h. Des gosses m'attendaient depuis 7 h du matin ! Quand c'est possible, on installe de grandes nattes sous les figuiers, les enfants dessinent et peignent avec des étincelles dans les yeux, et c'est un vrai bonheur ! Je ne peux malheureusement pas faire grand-chose d'autre pour eux, mais il s'agit de moments rares, vrais et pleins d'émotions.

 

Plus encore que dans vos précédents albums, vous intégrez différents éléments non dessinés. Est-ce l'envie de fusionner BD et carnet de voyage ?

Le lieu façonne l'histoire, et mon envie est de plonger le lecteur dans ce que j'ai vécu, moi, dans ce lieu. Je pense que si l'on veut être crédible, au-delà de l'histoire racontée, il faut connaître l'endroit. Le lecteur n'est pas dupe. J'ai l'impression que raconter une histoire se déroulant, par exemple, à New-York sans y être allé se ressentirait. De nombreux dessins d'Errance en mer rouge ont été réalisés sur place. La réalité dans laquelle j'essaye de plonger le lecteur à travers une histoire ne peut pas être factice. J'ai toujours un vieux rêve autour de l'édition, en fac-similé, de l'un de mes carnets de voyage. Mais est-ce que ça pourrait intéresser un éditeur ? Et des lecteurs ?

L'évocation d'Henry de Monfreid tient une bonne place dans Errance en mer rouge, et son petit-fils signe la préface de l'album...

Je croise régulièrement Guillaume de Monfreid au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, ou encore au festival du carnet de voyage de Clermont-Ferrand. Il a consacré plusieurs livres, que j'adore, à son grand-père, et il est l'un de ses ayants-droits. Je l'ai rencontré pour l'album, il m'a demandé de modifier quelques petits détails par rapport à la vie de Henry de Monfreid, et a accepté de rédiger la préface. Henry de Monfreid est arrivé à l'écriture par hasard, poussé par Kessel. Ce dernier voulait réaliser un reportage sur le trafic d'esclaves et a été mis en contact avec Monfreid. Or, lui, n'a jamais exercé ce trafic. Mais en découvrant l'homme et sa vie aventureuse, Kessel l'a encouragé à raconter tout cela. Cette rencontre a amené Joseph Kessel à écrire Fortune carrée. Henry de Monfreid a mis son conseil en pratique et a ainsi écrit plus de 75 bouquins !

Par rapport à vos autres livres, peut-on considérer votre adaptation du Périple de Baldassare (3 albums, Casterman) comme une sorte de parenthèse ?

Peut-être, mais une très belle parenthèse littéraire, alors ! J'adore l'oeuvre d'Amin Maalouf et ce fut vraiment une très belle expérience que de mettre des images sur ses mots... Je l'ai rencontré à plusieurs reprises et, comme souvent chez les très grands talents, j'ai été surpris par sa modestie, son humilité et son accessibilité. Rétrospectivement, je me dis que c'est peut-être mon travail sur cette adaptation qui m'a amené à glisser de nombreuses citations dans Errance en mer rouge.

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Pierre Burssens
02/04/2014