Auracan » Interviews » Entretien avec Olivier Speltens

Entretien avec Olivier Speltens

« Sous les obus, les idéaux volent rapidement en éclats »

L’Armée de l'ombre (Paquet) d’Olivier Speltens n’est pas celle de la propagande nazie. Pour ces jeunes soldats allemands catapultés dans l'enfer du front russe, la première victoire est celle de la survie quotidienne. Après les morsures de l'hiver et la défaite de Stalingrad, l’auteur et… l’Histoire conduisent l’unité d’Ernst Kessler dans le déluge de feu de la bataille de Koursk, face au Réveil du géant soviétique. Le lecteur est amené au plus près de ces combattants dans une vision sans concession digne d’un reportage. Olivier Speltens répond à nos questions sur son impressionnante série.

On découvre une belle évolution, dans différents domaines, entre les deux premiers tomes, à commencer par le dessin, affiné, particulièrement sur les visages de vos personnages…

Merci pour ce compliment. Effectivement, j’ai travaillé de manière différente sur ce tome 2. Plusieurs remarques m’avaient été adressées au sujet des visages à la sortie du premier album, et j'en ai tenu compte. J’ai donc essayé de les améliorer, de les travailler plus finement. En fait, il s’agit d’une difficulté inhérente aux séries militaires. Les uniformes constituent une sorte de piège pour le dessinateur. Il est beaucoup plus difficile de différencier des personnages portant tous un uniforme, a fortiori avec un casque, que des personnages civils. Des personnages civils, même dans une foule, de dos, on peut s’organiser pour que le lecteur les reconnaisse, ne fut-ce que très simplement grâce aux couleurs de leurs vêtements. Représenter des soldats exige un autre travail.

À la lecture, on ressent également encore plus de proximité avec Ernst et son groupe, comme dans certains reportages de guerre…

Dès le départ, j’avais envie, pour L’Armée de l’ombre d’amener le lecteur au plus près de l’action, au plus près de ce que ces gamins, car la plupart de ces soldats étaient très jeunes - et l’Allemagne a envoyé des soldats de plus en plus jeunes au front au fur et à mesure du conflit -  ont pu vivre. Que pouvaient-ils ressentir face à cette folie ? Et quand je pose cette question, je le fais hors de toute considération idéologique, car elle est récurrente à toutes les guerres quel que soit le camp des belligérants. On trouve aisément les grands mouvements de troupes, les stratégies déployées dans les bouquins d’histoire. Moi, ce qui m’intéresse particulièrement, ce sont les témoignages, le vécu de ces combattants. Et il existe beaucoup de ressemblances entre des témoignages que l’on pourrait imaginer très différents. La bibliographie glissée dans l’album comporte des titres traitant des tankistes allemands comme des pilotes japonais… Il s’agit d’histoires d’hommes avant tout.

Le choix de situer l’action sur le front de l’Est s’est-il imposé dès le début ?

Pas forcément. Je me suis toujours intéressé à la Seconde Guerre mondiale, et j’avais envie de raconter une histoire se déroulant à cette période. Le front de l’Est, on en a relativement peu parlé chez nous, ça nous semblait lointain. Or, tout s’est joué là. Si la guerre sur le front de l’Est avait connu une autre issue, les choses auraient sans doute tourné différemment pour nous… On a quand même de la chance de vivre ce que nous vivons, de la manière dont nous le vivons aujourd’hui. Nos petits problèmes semblent bien futiles en comparaison de cette page d’Histoire. Je me fais souvent cette réflexion ! Et puis, le front de l’Est était immense et a été le plus meurtrier de la guerre. Des centaines de divisions, des millions d’hommes y ont été engagés… Comment pouvait-on se sortir plus ou moins sain d’esprit de quatre années passées dans un tel enfer ?

Planche non utilisée

Planche inédite non utilisée

Vous avez choisi de raconter l’histoire d’un jeune soldat de la Wehrmacht en faisant presque l’impasse sur les discours idéologiques. Peut-on y voir deux difficultés supplémentaires ?

L’idéologie n’est pas un des thèmes de la BD, parce que, justement, on se trouve au combat, dans l’action. Dès lors, l’idéologie passe au second plan, on ne parle pas ici de ce qui se déroulait à Berlin ! Je pense que sur un champ de bataille, sous les obus, les idéaux volent rapidement en éclats. Combien de nazis convaincus y avait-il sur le front de l’Est ? L’armée de l’ombre n’est en aucun cas un plaidoyer envers la Wehrmacht, nous connaissons tous les horreurs qui ont été commises. Mais dans de telles circonstances un jeune soldat allemand était-il tellement différent d’un soldat allié ? Je ne le pense pas. Et ce qui est frappant, quand on lit des témoignages émanant de ces hommes, quel que soit leur uniforme, c’est le désir commun que la guerre se termine au plus vite pour pouvoir rentrer chez eux !

Planche non utilisée

Planche inédite non utilisée

Est-ce pour illustrer cela que, dans Le Réveil du géant, on retrouve à un certain moment Ernst en permission dans sa famille, et puis toutes les difficultés, personnelles et matérielles, pour rejoindre son unité ?

Oui. À cette période, l’Allemagne commence à être touchée par les bombardements alliés, mais pas partout, il subsiste donc une impression de relative tranquillité. Ernst retrouve aussi Maria… Mais ensuite, c’est le retour dans le Chaudron de Koursk dans une folie totale. Et sachez que par rapport à ma documentation et à ce que j’ai lu, j’ai édulcoré pas mal de choses. Je n’avais pas envie d’être taxé d’inventeur dans le domaine de l’horreur, mais cette horreur, sous diverses formes, était omniprésente.

Couverture de la version

Couverture de la version "dos toilé"

Des auteurs travaillant sur des sujets assez proches nous ont déjà confié que parfois, justement, sur la longueur, c’était « trop », et que ça pouvait alors devenir difficile, si pas pénible, de se replonger dans ce type de documentation et puis de mettre certaines choses en images…

Cela arrive, oui. J’essaye alors de prendre du recul, je vais me promener… Mais il faut aussi pouvoir mesurer qu’il s’agit… d’une BD ! La passion permet aussi de prendre une certaine distance. Quand je dessine un beau char, un moteur, un bel avion, le côté « engin de mort » n’est pas très présent pour moi, et ça ne diffère pas beaucoup de dessiner une voiture ou une moto.

Vous évoquez le matériel militaire, et de ce côté vous cumulez : blindés, avions, armes, uniformes et même des trains… Disposez-vous de documentation couvrant tous ces domaines ?

Je reconnais que c’est assez compliqué. Les Allemands avaient énormément de matériel, vu l’importance du front, et ce matériel était très varié. J’ai beaucoup de documentation, mais je remercie internet et Google. Quand on arrive à recouper des informations semblables sur 2 ou 3 sites différents, elles sont généralement fiables. J’essaye d’accorder un maximum d’attention à cet aspect, mais si l’une ou l’autre erreur survient, tant pis ! Des lecteurs ont d’ailleurs relevé quelques erreurs dans le premier tome, un modèle d’avion Focke-Wulf qui n’avait pas à se trouver là, quelques détails dans les blindés, mais, bon, j’assume !

La série est prévue en quatre tomes. Le scénario complet est-il écrit ou le retravaillez-vous au fur et à mesure ?

Je dispose de la trame générale des quatre tomes, qui se calque sur l’évolution et l’itinéraire de l’unité dans laquelle se trouve Ernst, puisque la 332ème d’infanterie a bien existé. Cela me fournit une marche à suivre. Là-dessus, je travaille chaque scène progressivement, de manière à créer un suspense tout en étant le plus réaliste possible. Et au découpage, chaque scène est travaillée dans le détail. L’intervention du char Tigre, dans la ville en ruine, dans Le Réveil du géant, a ainsi  été ajoutée presque au dernier moment.

Planche 3 (crayonné) du tome 3 à venir

Planche 3 (crayonné) du tome 3 à venir

Partager sur FacebookPartager
Pierre Burssens
23/04/2014