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Entretien avec Laurence Van Tricht

Vincent Zabus m’a dit : « Seccotine, je la connais ! »

Entre le récit d’un grand reporter, Pascale Bourgaux, son adaptation en BD par un scénariste et un dessinateur,  Vincent Zabus et Thomas Campi, et sa sortie sous forme d’album intitulé Les Larmes du seigneur afghan (Dupuis, Aire libre), il existe un long processus que suit un éditeur. Une éditrice, dans ce cas précis. Laurence Van Tricht a accepté d’évoquer pour nous la genèse de cet album hors du commun, mais nous parle aussi de son travail qui porte sur un catalogue très varié, allant de Petit poilu aux Campbell en passant par de belles intégrales

Il est rare qu’un éditeur soit remercié à la fois par le dessinateur, le scénariste et, dans le cas des Larmes du seigneur afghan, par Pascale Bourgaux, grand reporter qui à la fois amène l’histoire et est mise en scène dans la BD…

C’est vrai, mais il s’agit d’un album très particulier dont le suivi a été assez compliqué. Le scénariste, Vincent Zabus, est belge, de ce côté c’était simple, mais Thomas Campi est italien et… vit en Chine. Quant à Pascale Bourgaux, pivot du projet, elle est grand reporter, et pouvait, du jour au lendemain, partir un mois ou plus sur le terrain, et donc ne plus être joignable. La BD devait coller au plus près à son récit, mais le contexte étant très particulier, elle était la seule à en connaître certains détails. Vincent Zabus est revenu plusieurs fois sur son scénario, Thomas Campi a, plus d’une fois, retravaillé des planches en fonction de ça… c’était un projet de longue haleine !

Comment est-il né ?

Il était question, dans la maison (Dupuis) de développer quelque chose autour du personnage de Seccotine. À ce moment, je travaillais avec Vincent Zabus sur Le Monde selon François. Il a entendu parler du « projet Seccotine » et un jour il m’a dit « Seccotine, je la connais ! ».  Il m’a parlé de Pascale Bourgaux, de ses reportages,  et puis on s’est rencontrés.

Le contexte des Larmes du seigneur afghan est très dur, or son  traitement, dans l’album, reste très délicat…

On ne voulait pas en faire quelque chose de trop noir. Le récit de Pascale met plus en avant Mamour Hasan et sa famille qu’elle-même. Elle s’est attachée à ces gens et témoigne d’un énorme respect envers ce chef de village. Le projet de l’album n’est pas venu d’elle, et il n’y a pas du tout de nombrilisme dans cette histoire. Graphiquement, le dessin délicat de Thomas Campi contribue à adoucir les choses, de même que ses très belles couleurs. Mais la fin de l’album ne laisse cependant pas beaucoup de place aux illusions.

Peut-on comparer Les Larmes du seigneur afghan au Photographe de Guibert, Lefèvre et Lemercier, paru lui aussi, voici quelques années, sous le label Aire libre ?

On peut établir un parallèle, puisque l’action se déroulait également en Afghanistan, mais l’approche est très différente. Et puis Le Photographe était un projet unique, alors qu’avec Pascale on se dirige vers une série abordant des problématiques différentes dans différents pays. Le prochain album se déroulera en Iran, mais on envisage aussi la Lybie, l’Irak… Pascale a réalisé de très nombreux reportages, y compris sur les populations arabes à Bruxelles… elle a plein de choses à raconter. Elle est grand reporter, mais elle a sa sensibilité bien à elle aussi, elle est maman, elle doit gérer tout ça. Vincent Zabus l’a bien compris, il a su canaliser tous ces éléments de manière douce et professionnelle.

Le projet était-il, dès le départ, destiné à la collection Aire libre ?

Non, pas forcément, mais quand j’ai vu les premières planches, il m’a semblé que ça s’imposait. J’ai défendu ça lors de réunions d’édition, il était question de sortir Les Larmes du seigneur afghan en petit format, mais des photocopies couleurs des planches à différents formats ont convaincu mes interlocuteurs d’adopter le gabarit Aire libre classique.

Cet album diffère assez de ce que vous suivez habituellement en tant qu’éditrice…

Peut-être, mais j’ai la chance d’avoir un catalogue très diversifié, qui va du Petit poilu de Céline Fraipont et Pierre Bailly aux séries de Raoul Cauvin, je gère aussi certaines intégrales. Cette variété me permet de continuer à m’amuser en travaillant. Le premier contrat que j’ai conduit entièrement seule était La Mémoire de l’eau de Matthieu Reynès et Valérie Vernay. Chaque projet entraîne un travail différent.

Justement, comment définissez-vous votre métier d’éditrice ?

Peut-être est-ce très féminin comme comparaison, mais j’ai souvent l’impression d’avoir un rôle de sage-femme qui aide les auteurs à accoucher de leur projet, du pitch de départ au choix du papier. Il y a aussi un côté pédiatre puisque je m’attache vraiment à suivre toutes les étapes de fabrication de l’album. Quelqu’un comme Cauvin ne me demande pas forcément mon avis sur tous ses scénarios, mais sur des nouvelles séries j’insiste vraiment auprès des auteurs pour être présente à toutes les étapes du processus. Certains me sollicitent en ce sens, mais je peux comprendre que d’autres n’en aient pas envie. Parmi les publications récentes, je suis particulièrement heureuse d’avoir pu accompagner Les Campbell de José-Luis Munuera, sur lequel l’auteur s’est dépensé sans compter…

On parle de crise de la BD, le nombre de sorties sur le marché est pléthorique, cela influence-t-il votre travail ?

Il existe peut-être un peu plus de pression qu’avant, il faut la gérer ! C’est plus délicat de lancer un prototype aujourd’hui, on doit y croire vraiment ! On est tenus par les cordons de la bourse aussi, et c’est un peu plus compliqué, dès l’amont. Mais c’est normal. On calcule beaucoup, de mon côté j’essaye toujours de faire au mieux pour mes auteurs.

Vous évoquiez les intégrales, quel est votre rôle par rapport à celles-ci ?

Il s’agit d’un travail très long et généralement difficile, qui dépend également beaucoup de l’auteur du dossier documentaire qui introduit l’album. Il y a un gros boulot de recherches, qui s’apparentent parfois à des fouilles archéologiques, et de nombreuses validations nécessaires auprès de l’auteur de la série ou de ses ayant-droits : le texte, les illustrations, le texte mis en page avec les illustrations et les légendes… Il s’agit à chaque fois d’un gros chantier. Dans un genre assez proche, le plus gros chantier sur lequel j’ai travaillé a probablement été le livre de Patrick Gaumer consacré à Raoul Cauvin. La décision de le sortir pour ses 75 ans est tombée assez tard. La première rencontre entre Patrick Gaumer et Raoul a eu lieu le 1er août 2012, j’ai reçu l’entièreté du texte un an plus tard, jour pour jour. Le bouquin devait être mis en fabrication début septembre 2013 pour sortir au mois de novembre. Tous ceux qui ont travaillé dessus n’ont pas compté leurs heures, c’était un défi énorme. Mais quand on a vu la joie de Raoul découvrant les premiers exemplaires, on a mesuré que ça valait vraiment le coup !

Peut-on parler de vos projets à venir ?

La semaine prochaine, je pars pour Barcelone en vue d’un projet qui s’appellera Barcelona, qui réunira deux scénaristes, Denis Lapière et Gani Jakupi, et deux dessinateurs, Eduard Torrents et Ruben Pellejero. Il y a plein d’autres choses qui se passent, la mise en chantier du film Cédric, et Petit poilu qui va, enfin, s’animer. On avait réalisé un épisode-pilote en interne avec le studio Dreamwall. Il a beaucoup tourné et fini par séduire des producteurs  québécois associés à une chaîne canadienne anglophone, là on s’ouvre à l’international !

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Pierre Burssens
12/05/2014