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Entretien avec Alain Henriet

 « Travailler sur Dent d'ours exige énormément d'attention »

Aux frontières de l'aventure, de la BD de guerre et du rayon aviation, Max, le premier tome de Dent d'ours (Dupuis) a constitué une des belles surprises de l'année 2013. Un an après, Hanna confirme les qualités de la série, sur un très bon scénario de Yann mis en image grâce au trait assoupli et affiné d'Alain Henriet. Celui-ci était convaincant sur Damoclès, il accède incontestablement à une catégorie supérieure avec Dent d'ours. Le pari était pourtant audacieux, comme nous l'a expliqué le dessinateur à l'occasion de la sortie de Hanna.

On remarque une grosse évolution dans votre dessin entre Damoclès et Dent d'ours. S'est- elle imposée naturellement ou s'agit-il d'une démarche volontaire ?

Ni l'un ni l'autre, en fait. Personnellement, je ne m'en suis pas vraiment rendu compte en travaillant sur le premier album. Or certaines personnes m'ont dit qu'elles pensaient carrément que le dessinateur de Dent d'ours était un homonyme de celui de Damoclès, qu'il ne s'agissait pas de la même personne... Rétrospectivement, je dirais qu'au début du projet, qui remonte à 5 ans, j'ai réalisé pas mal de planches sans pouvoir, pour des raisons de planning, m'investir totalement dedans. J'ai travaillé comme ça jusqu'à ce qu'un jour, notre éditeur me convoque à une réunion et me dise que certains trucs ne fonctionnaient pas, essentiellement le dessin de Max, Hanna et Werner enfants. J'ai alors pris le temps nécessaire pour résoudre ce problème, en travaillant beaucoup d'après modèles. Mais plutôt que corriger les planches déjà livrées, j'ai choisi de les redessiner entièrement. Et j'ai l'impression que ce choix a été déterminant dans l'évolution de mon dessin... Et puis, quand on a la chance de travailler avec quelqu'un comme Yann, on se doit de faire au mieux.

Quel regard portez-vous aujourd'hui sur Damoclès ?

Le dernier tome de la série est paru voici un peu plus de 2 ans, et ça me semble déjà fort éloigné. Quand je feuillette les albums, je vois beaucoup de choses qui ne me paraissent pas top, mon dessin était plus stylisé, plus froid aussi. Mais je ne regrette rien, et quand on est plongé dans la réalisation d'un album, dans le dessin d'une planche, on ne s'en rend pas compte, on ne dispose pas de la distance nécessaire à ce genre d'auto-critique.

La série Dent d'ours exige-t-elle un investissement différent ?

Complètement, c'est un boulot énorme ! Dent d'ours se déroule dans un contexte historique précis, avec énormément d'avions, et on sait qu'il y a des spécialistes en ce domaine... Se lancer dans cette aventure représentait un fameux défi, mais j'avais depuis longtemps envie de traiter de la Seconde Guerre mondiale. Je dessinais 6 planches de Damoclès par mois, pour Dent d'ours je m'efforce de conserver un rythme de 4 planches mensuelles. Globalement, travailler sur Dent d'ours exige énormément d'attention. Pour les avions, je me suis rendu compte qu'essayer d'en simplifier le dessin aboutissait à un résultat qui laissait une impression de vide, de... trop de simplicité ! Donc autant les rendre aussi réalistes que possible, même si parfois, pour un détail, j'en viens à m'interroger sur l'épaisseur d'un trait. Dois-je le conserver ? Sera-t-il visible un fois la planche réduite au format album ?

De ce côté, Hanna met notamment en scène les avions allemands repris sous le vocable « Wunderwaffen » qui étaient censés renverser le cours de la guerre. Comment vous-êtes vous documenté à ce sujet ?

La documentation constitue un facteur essentiel depuis le début. Yann est un passionné d'aviation et en possède énormément, et j'ai la chance de bénéficier des connaissances et avis de quelques spécialistes et historiens. On pousse parfois très loin la recherche d'un élément. Avec Yann, nous avons également convenu de ne pas représenter quelque chose pour lequel nous ne disposons pas d'image ou de documentation. Pas d'interprétation donc ! Si le découpage doit être revu en fonction de cela, on le corrige. Pour les « Wunderwaffen », on ne disposait pas de 10 000 trucs, nous avons adapté notre travail. Pour ma part, j'essaye d'être le plus proche possible de la réalité, mais n'oublions pas qu'il s'agit d'une fiction, et qu'elle comporte forcément une part de rêve du scénariste. Pour Hanna, assez curieusement, nous avons découvert a posteriori que la véritable Hanna Reitsch, dont s'inspire notre personnage, avait piloté (à l'exception du Triebflugel que l'on découvre en début d'album mais qui, historiquement, est resté au stade de projet) ces avions incroyables dans le même ordre que dans notre BD.

Comme c'était déjà le cas sur Max, les couleurs de Hanna contribuent à l'identité de la série...

Définir une palette de couleurs pour une histoire se déroulant pendant la guerre n'est pas facile. On doit éviter des teintes trop vives et peu réalistes sans pour cela basculer dans une gamme trop grise ou trop sombre. J'en ai beaucoup discuté avec Usagi, la coloriste, pour le premier tome, et nous avons essayé de trouver un équilibre, ni trop terne ni trop brillant, avec peut-être un petit côté « sale »... Pour Hanna, j'ai laissé carte blanche à Usagi qui a, une fois de plus, effectué un très bon boulot. N'oublions pas qu'elle a aussi dû gérer tous les uniformes et les camouflages ! L'apport des coloristes à la BD est souvent sous-estimé, c'est injuste et regrettable.

Pour un premier tome d'une série, Max a récolté trois prix : le Prix Saint Michel 2013 du meilleur scénario, le Prix BD des collégiens à Angoulême 2014, et le Prix des pilotes de chasse de l'Ardenne... Cela a-t-il eu un impact sur votre approche de la série ou de votre métier ?

Pas du tout. Ca n'a rien changé pour moi, et chacune de ces récompenses a été une surprise. Pour Angoulême, je l'ai appris quasi en dernière minute, et il a fallu que je me trouve sur le podium du festival pour que je réalise vraiment... Quant aux autres, je me souviens d'une conversation téléphonique avec Yann qui venait de rentrer de congés. Il me parlait d'un Prix, je lui parlais d'un autre... Mais il est évident que ça nous a fait plaisir ! Pour ma part, je travaille exactement dans le même esprit qu'avant !

Dent d'ours est une des rares séries réalistes prépubliées dans l'hebdo Spirou. Est-ce un « plus » ?

Absolument. Peut-être est-ce la meilleure chose qui pouvait lui arriver ! Spirou constitue une formidable vitrine et permet d'être découvert par de nombreux lecteurs qui ne vous connaissent pas. Je mesure cela très concrètement lors des séances de dédicaces. Beaucoup de gens connaissent Dent d'ours parce qu'ils ont suivi cette prépublication. Hanna a aussi bénéficié d'une prépublication dans un quotidien français.

Hanna est (déjà) le deuxième volet d'un triptyque. La série a-t-elle été prévue sous cette forme ou peut-on espérer une suite ?

Initialement, on avait prévu Dent d'ours en 2 tomes, ce qui explique les compositions de couvertures similaires entre Max et Hanna. Entre-temps, Yann a amené de nouvelles idées enrichissant l'histoire, et passer à un troisième album s'avérait indispensable. Le premier tome a été bien accueilli et Yann a encore beaucoup d'idées et d'envies à glisser dans cet univers. Ce triptyque constitue donc un cycle, mais je peux vous annoncer qu'un second cycle, probablement en deux albums est en préparation. Et puis nous aviserons...

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Pierre Burssens
19/05/2014