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Entretien avec Chanouga

« J'aime bien l’idée de ne pas avoir de style figé…
que mon trait puisse encore évoluer. »

En 2007, Chanouga achète dans une brocante un vieux numéro de la revue Histoire de la mer. En le feuilletant, il découvre la photo d'un homme blanc tatoué, scarifié, aux oreilles et au nez percés. L'image date du XIXe siècle, et l'article qui l'accompagne évoque la destinée hors du commun de Narcisse Pelletier. Dès lors, l'auteur de BD va se passionner pour ce personnage jusqu'à lui consacrer un triptyque, Narcisse, dont le premier volet intitulé Mémoires d'outre-monde, récemment publié, inaugure la nouvelle collection Cabestan des éditions Paquet. On embarque avec Chanouga... et les questions d'Auracan !

Qu'est-ce qui vous a particulièrement attiré lors de la découverte de cette photo de Narcisse Pelletier, et que sait-on, au juste, de son histoire ?

De Stevenson à Conrad, en passant par Melville, Vercel, Le Braz… j’ai toujours eu une véritable passion pour les récits d’aventures maritimes. Robinson Crusoé était l’un de mes héros d’enfance, j’ai été terriblement déçu lorsque bien plus tard, j’ai appris que sa véritable histoire, celle d’Alexander Selkirk, se résumait à un séjour d’un peu plus de quatre années loin de la civilisation… Si bien que lorsque j’ai découvert, en 2007, l’existence de Narcisse et ses dix-sept années de vie sauvage j’ai, en quelque sorte, renoué avec mes fantasmes de gamin. Dès lors, j’ai cherché à en savoir plus, mais c’est là que l’affaire s’est corsée. Il existe en fait peu de choses, d’une part, la relation du naufrage du Saint-Paul, navire sur lequel il est embarqué (parue dans la revue Le Tour du Monde en 1861), où son capitaine passe sous silence l’abandon de Narcisse et d’autre part, le témoignage de Narcisse rapporté dans un petit livre édité peu de temps après son retour à la civilisation. Censé être le témoignage de ses dix-sept années passées chez les « sauvages », il ne contient au-delà d’une description assez précise des us et coutumes de ses « hôtes » que très peu de détails sur sa vie personnelle. Était-ce par honte ou pudeur ? En tout cas, j’ai perçu cela comme une aubaine : le champ libre à mon imaginaire...



De quelle manière avez-vous procédé, entre la découverte du personnage et la mise en chantier de l'album ?

J’ai laissé mûrir le projet assez longtemps, ce qui m’a permis de m’imprégner de l’époque que j’allais évoquer. J’ai fait des recherches documentaires sur des sujets très concrets, tels que la navigation sur les navires de commerce au milieu du XIXe siècle, les conditions de vie à bord des grands clippers. Mais aussi, sur ce que pouvait être la vision européenne des terres australes - terra australis incognita ! - dont des pans entiers sont totalement inconnus en 1850. Je me suis aussi intéressé à ses cultures et aux rapports que les Européens entretenaient avec les « naturels » dont la réputation était (à tort ou à raison) pour le moins sulfureuse. J’avais besoin de tout cela pour apporter ma part à cette étonnante histoire sans la dénaturer. J’étais conscient que résumer une vie en quelques pages était une entreprise ambitieuse. Rapidement, je suis arrivé au constat qu’il y avait trois facettes bien différentes dans ce personnage, trois tranches de vie hermétiques : celle de « l’avant », celle qui va faire de lui un homme façonné par une culture « sauvage » et celle du retour malgré lui, dans un pays qui n’est plus le sien, sous les regards curieux et suspicieux de ses contemporains. D’où, l’idée d’en faire une trilogie.

Au vu de ce que Narcisse, jeune mousse, subit à bord, on se dit que gagner sa place au sein d'un équipage devait déjà, à l'époque, représenter un petit exploit...

Ce n’est pas un stéréotype, être mousse au milieu du XIXe siècle était particulièrement rude ! Souvent issus d’orphelinats ou de milieux très modestes, les « moussaillons » s’embarquaient à 12 ans pour s’engager dans un apprentissage très dur, et parfois, comme dans le cas de Narcisse, sur des navires prenant la mer pour plusieurs années. Il est alors au bas de l’échelle d’une micro société d’hommes, très hiérarchisée, habitués à vivre à la dure dans la promiscuité… Il faut être, comme Narcisse, particulièrement motivé pour faire sa place dans ces conditions. D’origine « terrienne », il n’était pas prédisposé à cette vie là, d’où l’idée qu’il soit habité par une réelle passion pour cet univers.

On a souvent l'image de la traite des noirs, or vous nous faites découvrir ce qui ressemble à un trafic de main d'œuvre chinoise vers l'Australie. Qu'en était-il plus précisément ?

Narcisse est le témoin non pas de traite esclavagiste mais plutôt d’une immigration économique, organisée et massive d’une population pauvre attirée par des rabatteurs qui leur vantent l’Eldorado australien, un peu à l’image de ce que l’on connait aujourd’hui avec les populations d’un sud déshérité. Les armateurs en tiraient un profit non négligeable. 1851, c’est le début de la ruée vers l’or australienne trois ans après la Californie. En 1858, l’année du naufrage de Narcisse, les Chinois représentent un quart de la population minière du Victoria, destination du Saint-Paul. Les Chinois sont appréciés par les exploitants des mines, avant tout parce qu’ils représentent une main d’œuvre bon marché, fiable et corvéable à souhait, cependant les mineurs australiens d’origine européenne voient en eux une « horde de barbares » et surtout une concurrence déloyale, ils en font rapidement les boucs émissaires à tous leurs problèmes. En 1858, victimes de brimades et persécutions racistes, beaucoup seront poussés à rentrer chez eux : l’histoire se répète inlassablement !

Par rapport à De Profundis, votre précédent album, vous poussez votre dessin vers plus de réalisme. S'agit-il d'une démarche consciente ou d'une évolution naturelle de votre trait ?

Probablement un peu des deux. Mais Narcisse s’inscrit dans une époque et un contexte précis et j’ai estimé important de ne pas « tromper sur la marchandise »… J’ai donc fait la chasse aux anachronismes et davantage travaillé le caractère des personnages. Ceci dit, j’aime bien l’idée de ne pas avoir de style figé… que mon trait puisse encore évoluer.

Peut-on parler technique(s) ? Vos planches donnent l'impression d'en associer plusieurs...

 

Je dessine au crayon, j’aime la subtilité de ses nuances, je réalise donc mes planches avec cet outil en m’ efforçant de conserver une certaine liberté dans mon trait. Je m’occupe aussi de la couleur, de ce fait, bien souvent dès le départ, je pense mon noir et blanc en couleur… En pratique, c’est du numérique, je travaille à la palette sur Photoshop, en veillant à ne pas tomber dans les travers du numérique, j’adore l’idée que certains puissent imaginer qu’il s’agit de couleurs directes.

Il y a l'intrigue, l'histoire, mais on sent aussi que vous apportez une attention toute particulière aux ambiances, aux atmosphères, parfois à la limite du fantastique ou de l'allégorie...

Le contexte est à mon sens primordial, quel que soit le lieu, j’aime mettre le contexte au diapason des émotions… quitte à friser l’allégorie. Lorsque l’on aborde les rives océaniennes, on évolue dans un monde fantasmé par les Européens du milieu du XIXe siècle mais aussi probablement par nos contemporains. Qui connaît les rivages de la Papouasie et ceux de la péninsule du Cap York ? Ce sont des territoires que j’ai voulu charger de mystère, où les esprits sont partout, j’espère pouvoir aller encore plus loin dans le tome 2 !

Mémoires d'outre-monde inaugure la collection Cabestan chez Paquet. Cela lui confère-t-il un éclat encore un peu plus particulier ?

Oui, j’ai été très heureux lorsque Pierre Paquet me l’a annoncé, et très flatté qu’il m’ait fait confiance. Je suis ravi que Narcisse Pelletier soit mis à l’honneur par ce biais-là, heureux d’y avoir apporté ma part et j’espère que mes lecteurs seront touchés autant que moi par ce personnage hors norme.

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Pierre Burssens
02/06/2014