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Entretien avec Thierry Tinlot

« Raconter quelque chose d'intelligent et de touchant... »

On avait connu Thierry Tinlot sous les traits du Boss, rédacteur en chef de Spirou, puis chez Fluide glacial. On le retrouve aujourd'hui chez Dupuis comme éditeur derrière la collection Magnum Photos / Aire libre dont le premier tome, Omaha Beach, 6 juin 1944, est récemment paru. Le scénario de Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël et les dessins de Dominique Bertail réussissent l'alchimie entre la BD et onze photos devenues des icônes - les seules au monde à témoigner de la première vague du débarquement allié. Un intéressant dossier historique de Bernard Lebrun enrichit ce passionnant premier opus laissant présager d'une collection particulièrement riche susceptible de rassembler les passionnés de photographie, d'Histoire et de BD. Thierry Tinlot nous parle de ce projet placé sous le signe de l'image.

Vous retrouver chez Dupuis constitue, en soit, une surprise...

Si vous le dites... J'ai quitté Fluide glacial voici 3 ans, sollicité par le journal Le Soir comme responsable Culture. J'avais envie d'intégrer le quotidien, et ça me permettait aussi de revenir à Bruxelles. J'ai occupé le poste pendant un an, mais ça représentait un boulot de fou, un stress permanent... C'est très dur de travailler dans un quotidien ! Depuis 2 ans, je m'occupe des « opérations spéciales » du Soir, à mi-temps. L'autre mi-temps me permet de développer certains projets qui me tiennent à coeur, en gardant un pied dans le monde de l'édition. Dupuis me semblait susceptible d'être intéressé par ce projet de collection en collaboration avec Magnum Photos.

Quand on parcourt le site de l'agence Magnum, on a vraiment l'impression de parcourir l'histoire du photo-reportage...

Oui, mais pas que ça. Il y a des photos très célèbres qui sont entrées dans l'Histoire, et auxquelles s'intéresse cette collection Magnun Photos / Aire libre, mais n'oublions pas qu'il y a des dizaines de photographes qui se trouvent actuellement, tous les jours, pour l'agence, sur le terrain dans différents endroits du monde. Magnum produit également de la vidéo.

Comment en vient-on à choisir de raconter l'histoire d'une image par une histoire en images ?

Tout est parti d'une rencontre entre Jean-David Morvan et Clément Saccomani, directeur éditoral de l'agence Magnum Photos en France. Magnum désire mettre en avant à la fois son présent et son patrimoine. Mais il n'avait pas envisagé le vecteur BD pour y arriver. Jean-David Morvan, pour sa part, est un passionné de photos, un vrai connaisseur et, au demeurant, un excellent photographe. Pour lui, c'était l'occasion d'investiguer en allant vers la photo. Un terrain d'entente pouvait donc se dégager. Mais il s'agissait aussi d'un défi. Côté facilités, il y a eu l'accès à énormément de documents de l'agence. Les images de Robert Capa sur lesquelles est axé ce premier album sont extrêmement connues, de même que leur histoire. Mais, justement, revers de la médaille, comment trouver une voix pour raconter cette histoire ? Comment y arriver ? Comment traduire en BD l'univers de Capa ? Le projet exigeait aussi une forme d'humilité du dessinateur. Celui-ci devait, d'une certaine manière, effectuer un pas en arrière en terme d'ego afin que Robert Capa et ses photos, les magnificient eleven, conservent le premier plan. S'est également posée la question de la couleur. Et puis le principe de la couverture. Une photo connue, le cliché de ce GI couché, intitulé A face in the surf... Si on dézoome et qu'on prend le contre-champ de cette image, on voit quoi ?

Il s'agit d'images que l'on a forcément beaucoup revues ces derniers jours, lors des célébrations du 70ème anniversaire du D-Day...

Évidemment, mais toutes ces icônes ont des histoires, souvent en résonance avec celles de leurs auteurs, et on peut raconter quelque chose d'intelligent et de touchant là-dessus. Mais il fallait trouver le moyen de le faire. Hormis peut-être avec Le Photographe (Guibert, Lefèvre et Lemercier - Dupuis Aire libre), je pense que ça n'avait jamais été fait. On voulait que le bouquin sorte pour cet anniversaire mais définir cette articulation entre photo et BD nous a pris énormément de temps. Il nous fallait la bonne formule, puis ensuite l'accord de tous les intervenants. Jean-David Morvan a rapidement trouvé la trame de son scénario. Mais les délais se reserraient, et je veux vraiment saluer le boulot de Dominique Bertail qui est parvenu à boucler l'équivalent de 27 ou 28 planches sans lésiner sur leur fini ou leurs détails en... 6 semaines ! Vous évoquez l'anniversaire du débarquement de Normandie, Barack Obama a reçu un exemplaire de l'album à cette occasion, encore une fois grâce à Magnum Photos. En effet, Raymond Depardon, qui a réalisé le portrait officiel de François Hollande, travaille pour Magnum, et c'est par ce biais, via l'Elysée, que nous sommes parvenus à ce qu'un exemplaire soit offert au Président américain.

Les sorties suivantes correspondront-elles, elles aussi, à des anniversaires d'événements précis ?

Pas forcément, non. On envisage quelque chose pour l'anniversaire de la libération des camps l'an prochain, mais il est trop tôt pour en parler. On ne se limitera pas non plus à des images de guerre. Il existe d'autres photos très connues qui touchent à des domaines très différents, comme le sport, par exemple. Les idées ne manquent pas, mais nous devons en discuter.

Il s'agit d'une collection thématique, les auteurs seront-ils à chaque fois différents ?

A priori Jean-David Morvan continuera à assurer les scénarios, car c'est un domaine qu'il connaît vraiment très bien. Les dessinateurs varieront probablement.

Qu'est-ce qui a déterminé le choix de ce petit format à l'italienne pour Omaha Beach, 6 juin 1944 ?

L'envie de respecter la dynamique de la photo. Avec A face in the surf, le format horizontal s'imposait. Mais si nous traitons d'une image verticale, l'album passera du « paysage » au « portrait ». Si Omaha Beach, 6 juin 1944 est réédité, ce sera peut-être dans un format un rien plus grand mais on conservera ce principe.

La place de la BD reportage va grandissant, vous évoquiez Le Photographe, vous êtes l'éditeur de cette collection Magnum Photos / Aire libre. Les Larmes du seigneur afghan, récemment sorti chez Aire libre, se base sur l'expérience et les reportages de la journaliste Pascale Bourgaux... Doit-on en déduire que la réalité dépasse la fiction, même d'un point de vue éditorial ?

Je pense que, narrativement parlant, la réalité est souvent plus intéressante que la fiction. Personnellement, je lis peu de fictions, je m'intéresse beaucoup à l'histoire contemporaine, à ce XXe siècle, proche de nous, qui a entraîné des mutations énormes. Je lis pas mal de biographies et je ne peux que vous conseiller, par exemple, de lire la biographie de Winston Churchill. Il s'agit d'une vie extraordinaire. En la lisant, pensez à tous les films ou toutes les BD que l'on pourrait construire à partir des situations traversées par Churchill, de son itinéraire, de certains épisodes de son existence. C'est une mine incroyable de scénarios, pour quasi tous les genres... Il se lève contre les balles pendant la guerre des Boers, il survit à 3 accidents d'avion... Et c'est la réalité, ça s'est déroulé « dans la vraie vie » ! Prenez Robert Capa, il change plusieurs fois de noms, ils couvre 5 conflits... avant de sauter sur une mine ! Le bouquin est basé sur ses mémoires, mais on apprend qu'elles ont été un peu... « aménagées »...

Vous évoquiez l'articulation à trouver entre BD et photo. L'album est sorti, comment a-t-il été reçu par Magnum ?

Très bien. Magnum est satisfait, par rapport à eux nous avons fait notre part de boulot, nous avons rempli notre part du contrat, c'est ok !

Peut-il être le point de départ vers autre chose, au niveau international ?

Il y a différentes traductions d'Omaha Beach, 6 juin 1944 en négociation, mais il est clair qu'avec une telle collaboration nous ne pouvons pas rester dans une vision classique de BD franco-belge. Cela nous ouvre énormément de portes. Prenons The New-York Times, ils n'ont probablement jamais entendu parler de Dupuis, mais ce sont des clients de Magnum Photos... On peut imaginer des reportages mixtes BD-photo... On peut envisager beaucoup de choses, mais tout cela demandera du temps pour se préciser et se concrétiser.

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Pierre Burssens
18/06/2014