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Entretien avec Gabriel Germain

« C'est bien que l'on prenne le temps de voir ce que l'image raconte. »

Risa, une prostituée en fuite, Hana, une petite fille livrée à elle-même, Shin’Ichiro, un jeune architecte en pleine introspection… Trois destins, trois solitudes qui se croisent dans un Japon moderne aux frontières de la magie… Après l’adaptation d’une nouvelle de Jean-Hugues Oppel dans la collection Rivages/Casterman/Noir, Gabriel Germain signe un conte moderne envoûtant, empreint de poésie et traité tout en retenue. Une délicate surprise au sujet de laquelle nous avons interviewé l’auteur, le jour même de la sortie de Lune et l’autre (Casterman). Gabriel Germain a aimablement répondu à nos questions.

Votre album Lune et l'autre sort aujourd'hui en librairie, vous rencontrez la presse... une journée particulière ?

Au moins, il s'agit d'un beau lancement, et effectivement, c'est assez particulier. Mais je suis surtout impatient de recueillir les premiers retours, les premiers échos au sujet de l'album. J'ai reçu beaucoup d'encouragements et de félicitations, mais essentiellement de proches et de ma famille. Je les en remercie, pour eux je suis le meilleur du monde ! Mais je suis curieux de découvrir d'autres avis. Et puis Lune et l'autre représente un travail de longue haleine. J'en ai débuté l'écriture voici 4 ans, et cette phase du travail m'a pris deux ans et demi. Le dessin a nécessité un an et demi. Ce qui se déroule aujourd'hui constitue une nouvelle étape dans la vie du projet.

On vous découvre dans un univers totalement différent de celui de Brouillard au pont de Bihac, et votre dessin est, lui aussi, très différent...

Je pense que le dessin doit pouvoir s'adapter aux histoires. J'ai commencé à travailler à ce projet dès la fin de Brouillard. Probablement y a-t-il une part d'évolution inconsciente qui s'installe avec le temps, mais il me semblait logique pour une histoire se déroulant au Japon d'essayer d'adopter une ambiance graphique japonisante.

Ce pays et sa culture sont-ils pour vous une source d'inspiration, même en-dehors de ce projet ?

Il faut s'avoir qu'au départ du projet, l'idée était d'adapter en BD un roman d'Haruki Murakami. J'avais commencé à travailler en ce sens, mais il a fallu renoncer car nous n'avons pas pu obtenir les droits pour le faire. J'avais évidemment lu le roman en question et d'autres ouvrages de l'écrivain, ce qui a dû nourrir mon imagination et m'a amené à écrire mon histoire. Ceci dit, oui, la culture japonaise m'intéresse beaucoup, notamment grâce à la présence d'une forme de mythologie dans une société extrêmement moderne. J'avais envie de développer cet aspect dans Lune et l'autre.

Le récit est plein de contrastes, entre violence et poésie, par exemple...

Oui, mais c'est, à mon sens, ce qui caractérise le Japon. La société japonaise a un aspect un peu schizophrène, dans lequel se côtoient des aspects hyper modernes et hyper traditionnels, et ces contrastes eux-mêmes, d'une certaine manière, représentent une forme de violence. J'ai essayé de jouer là-dessus dans mon histoire. On y retrouve aussi le contraste entre la ville et la campagne, mais avec des correspondances aussi, comme entre l'hôtel White rabbit en ville et le lapin blanc à la campagne. On peut aussi y voir quelque chose comme des univers parallèles.

La ville se lève...

La ville se lève...

Baiser

Quand vous dites « on peut y voir », vous évoquez aussi une des particularités de Lune et l'autre, qui laisse pas mal de place à l'interprétation du lecteur...

Et j'y tenais beaucoup ! Je n'avais pas envie d'un récit... euh « fini » ou encadré. Je voulais laisser plus de liberté à l'imagination du lecteur. Or c'est plus souvent le cas en littérature qu'en BD, une histoire en image limitant par définition cet espace d'interprétation ou d'imagination. Moi, j'ai ma vision de l'histoire, je connais les personnages et j'y trouve sans doute moins de mystère. Mais certaines personnes ayant lu l'album y ont découvert des choses, des correspondances ou des symboles auxquels je n'avais pas pensé. C'est amusant mais surtout très intéressant. Ça me fait penser à 2001 Odyssée de l'espace pour lequel on a l'impression qu'il y a autant de films que de spectateurs qui l'ont vu... mais je n'ai pas la prétention de me comparer à Kubrick, rassurez-vous ! J'avais ce désir dès le début. Il a donc fallu trouver dans l'écriture un équilibre entre ce qui est montré, décrit, et les non-dits. À un moment de cette écriture, un flash-back racontait la vie de chacun des personnages principaux. Fondamentalement ce n'était pas nécessaire. C'était plus intéressant de laisser faire l'imagination du lecteur par rapport à cela... Jusqu'à un certain point il s'agit de « mon histoire », puis, en quelque sorte, je la laisse aux lecteurs en leur posant la question : « qu'allez-vous en faire ? »

Est-ce pour cela que vous adoptez un rythme de narration plutôt lent ?

Le récit s'y prête et, au cinéma notamment, j'aime beaucoup ce qui est contemplatif. J'aime bien que l'on prenne le temps de voir ce qui se passe. En BD, c'est bien que l'on prenne le temps de voir ce que l'image raconte.

Quel a été l'apport d'Olivier Bocquet dans le scénario ?

Olivier est intervenu dans les dernières phases du story-board. J'avais des difficultés à couper dans certains personnages. Ainsi, par exemple, on a beaucoup retravaillé Shin'Ichiro, on a presque repensé le personnage à deux. Un regard extérieur repère plus facilement les défauts et aide aussi à en faire le deuil. Il est parfois très compliqué d'entendre certaines remarques...

Dans sa présentation de Lune et l'autre, votre éditeur évoque Hayao Miyazaki, or l'un de vos personnages rappelle Jirô Taniguchi...

Dans un film d'animation de Miyazaki, on plonge directement dans le fantastique. J'essaye pour ma part de conserver la dimension réaliste du récit, et Jirô Taniguchi constitue évidemment un modèle du genre. Quant aux personnages, il y a à la fois Shin'Ichiro, un « salary-man » japonais typique, qui ressemble à certains personnages que met en scène Taniguchi, mais je me suis effectivement inspiré du visage de cet auteur pour le personnage de Monsieur Todoroki.

Si vous deviez définir Lune et l’autre, comment le feriez-vous ?

On n’est pas dans une optique de série ni non plus d’un album très précis… Non, pour moi roman graphique est vraiment ce qui correspond le mieux à Lune et l’autre, notamment par rapport à la liberté d’imagination que j’ai voulu laisser aux lecteurs.

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Pierre Burssens
07/07/2014