Entretien avec Baloup et Alliel
« Les espoirs et les illusions permettent également d'avancer ! »
Alors que la BD reportage est à la mode, c'est à travers une fiction que Clément Baloup et Christophe Alliel abordent un sujet d'actualité délicat : le destin des enfants-soldats. Leur album, Le Ventre de la hyène (Le Lombard) ne peut laisser indifférent. Le scénariste et le dessinateur ont privilégié une approche plus directe, plus sombre, plus instinctive que dans leurs précédents travaux respectifs pour suivre les traces de leurs personnages, Talino et Anouar dans leur itinéraire destructeur et sans issue. Résultat : un album coup-de -poing pour une fiction... tellement proche de la réalité dont nous parlent Clément Baloup et Christophe Alliel.
Qu'est-ce qui vous a amené, à travers l'histoire de Talino et Anouar, à aborder le destin des enfants-soldats ?
Clément Baloup : Le récit a connu plusieurs remaniements. Au départ, avec Christophe, nous avons été visuellement accrochés par des photos de Lagos, au Nigeria. On y voyait des gangs armés composés de membres très jeunes, accompagnés de hyènes et de macaques. Ces images étaient à la fois belles et terrifiantes. Mais nous ne voulions pas rester en surface du sujet. On voulait aborder les racines de ce phénomène. Qu'est-ce qui peut faire que des gamins entrent dans une telle spirale de violence ? On trouvait ça à la fois choquant et fascinant. Nous avons donc entamé des recherches plus sérieuses, visionné pas mal de reportages, lu de nombreux bouquins, rencontré d'anciens expatriés...
Vous évoquez Lagos, or dans Le Ventre de la hyène, vous ne situez jamais l'action, géographiquement parlant, de manière précise...
CB : C'est un choix. Même s'il y a une forte implication de la réalité dans l'histoire, nous avons voulu que cela reste une fiction, ce qui nous laissait plus de liberté pour faire évoluer l'intrigue. De plus, vu le sujet abordé, citer des dates et des lieux précis aurait peut-être amené les lecteurs à y voir une forme de dénonciation. Je pense que même sans ces données, on comprend aisément à quoi nous faisons référence. Nous voulions aussi éviter de basculer dans la dimension anecdotique de certains récits qui font semblant d'être des documentaires.
Pourtant la frontière entre votre fiction et l'actualité bien réelle est extrêmement ténue...
CB : Oui, la réalité a, d'une certaine manière, dépassé notre fiction. Quand on a commencé, voici 2 ans, à travailler sur Le Ventre de la hyène, les événements du Mali et de Centrafrique n'avaient pas encore eu lieu, la crise syrienne était d'une ampleur bien moindre que ce que nous connaissons aujourd'hui. Par rapport au bouquin, c'est effrayant et surprenant. On était loin d'imaginer que l'on parlerait de cela en 2014 !
Christophe, on vous (re)découvre avec un dessin totalement différent de ce à quoi vous nous avez habitué. Une évolution naturelle ou une nécessité pour le récit ?
Christophe Alliel : Les deux. J'avais envie de développer une orientation différente de mon côté grand public, franco/belge assez classique. Je voulais trouver quelque chose de plus sombre, plus fort, plus instinctif, aussi. Le Ventre de la hyène était l'occasion idéale. Le format a également contribué à ce changement graphique. La pagination est relativement importante, je pouvais me permettre des pleines pages, ça laisse plus de place à une forme de respiration, ça m'a beaucoup aidé.
Du coeur de l'Afrique... |
Les gros plans y sont relativement nombreux, et d'une expressivité frappante...
CA : C'était un vrai challenge, et y arriver n'a pas été simple ! J'ai dû regarder les choses de manière différente que pour mes albums précédents. On pourrait comparer ça au théâtre. Il y a différentes manières d'interpréter un même rôle. On doit choisir la bonne, celle qui s'intègre le mieux à l'ensemble des éléments dont on dispose.
L'histoire nous conduit d'un petit village de la savane à une... jungle urbaine en Europe, en passant par différents conflits...
CB : Le récit aurait pu n'aborder qu'un seul de ces aspects, mais il nous semblait intéressant de montrer le lien qui existe entre tout cela. Entre le village et les dangers de la grande cité, les personnages passent aussi par une ville en guerre. Il y a un cheminement géographique, et, parallèlement, l'évolution de la relation entre Anouar et Talino, une relation destructrice qui rappelle un peu Caïn et Abel.
Cette diversité de lieux et d'ambiances était-elle un défi supplémentaire du côté graphique ?
... à la jungle urbaine ! |
CA : Quand nous avons commencé à travailler sur le projet, j'avais certaines envies visuelles dont j'ai fait part à Clément, et on a préparé ensemble notre tambouille afin que ça colle bien avec le récit, mais aussi pour nous faire plaisir, y compris visuellement. Nous partagions le même atelier, ce qui a contribué à un vrai travail d'équipe.
On croise à plusieurs moments Rebecca, personnage féminin et européen. Que représente-t'elle vraiment ? L'espoir ? La rédemption ?
CB : Je crois qu'elle permet à Talino d'imaginer un avenir meilleur. Mais Rebecca est aussi une illusion, fragile... Je voulais aussi montrer qu'il est plus facile de s'attacher à un gosse mignon qu'à un adulte. Peut-être est-ce un peu cynique de ma part... Mais les espoirs et les illusions permettent également d'avancer !
Le sujet est dur, âpre, et ne donne pas vraiment dans le happy end. Comment côtoie-t-on cela pendant près de deux ans ?
CA : Ca a été lourd parfois... Il y a eu des passages plus difficiles que d'autres et tout n'était pas simple à mettre en images. Mon objectif était de transmettre mon ressenti visuel de ce que Clément avait écrit. J'ai essayé d'être le plus juste possible par rapport à cela. Le reste, c'est ce que les lecteurs percevront. Mais il faut aussi mesurer, en fonction du scénario, que si certaines séquences sont fortes visuellement, le lecteur imagine encore beaucoup plus de choses que ce que l'on lui montre vraiment. Je pense que c'est une des forces d'un bon scénario.
crayonné de couverture |
Propos recueillis par Pierre Burssens le 26 juin 2014
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© Pierre Burssens / Auracan.com
visuels © Alliel - Baloup / Le Lombard
photos ©Le Lombard / DR