Entretien avec Al Coutelis et Rodolphe
![]() Al Coutelis et Rodolphe, auteurs de Sargasses |
« Ici, il s'agit d'une résurrection. Ressusciter une époque,
ses héros, ses acteurs. »
Coutelis et Rodolphe refondent totalement un album qu’ils avaient publié il y a 30 ans chez Dargaud, Le Cimetière des fous, et dont la suite n’était jamais parue. Avec Sargasses, aux éditions Albiana, ils nous offrent un étonnant et passionnant diptyque maritime… Rencontre.
![]() © Coutelis - Rodolphe / Albiana |
Rodolphe nous raconte l’histoire et la trame de Sargasses dont le premier volet bénéficie d’une exceptionnelle préface d’Albert Uderzo :
« Au début des années 1950, un jeune dandy, Paul Dampierre se retrouve seul, en compagnie d'un marin irlandais fort en gueule, Morrisson, sur un yacht à l'abandon, dérivant sur l'Atlantique. Les courants les entraînent vers la fameuse mer des Sargasses sur laquelle (selon une tradition maritime fort ancienne) se trouvent regroupés toutes les épaves, tous les « dérélicts » de l'océan. Au cœur de celle-ci, ils découvrent une cité formée de centaines d'épaves arrimées les unes aux autres. Une cité avec sa reine Queen et ses lois terribles... Parmi celles-ci, l'une consistant à sacrifier de nouveaux arrivants aux crabes géants qui pullulent sous les algues de la ville... Curieusement, ni Dampierre ni Morrisson ne se sentent volontaires pour aller nourrir ces monstrueuses bestioles ! Dès lors, ils n'ont plus qu'une seule idée, qu'un seul mot d'ordre : s'évader ! Mais s'évade-t-on de la Cité des Sargasses ? »
![]() Le Cimetière des fous paru chez Dargaud en 1984 |
S comme Série
Rodolphe : Non, il ne s'agit pas d'une série mais d'un diptyque. L'histoire parue au début des années 80 dans Charlie Mensuel sous le titre Le Cimetière des fous n'avait eu qu'un seul tome et était donc (pour d'obscures divergences) restée incomplète. Cette fois, elle est complète, développée et finalisée en deux volumes. Le second paraissant au tout début de l'an prochain.
Al Coutelis : Une série c'est toujours un pari à long terme. Ici, il s'agit plutôt d'une résurrection. Ressusciter une époque, ses héros, ses acteurs. Faire revivre une aventure et des personnages abandonnés. Leur donner une chance supplémentaire de revivre et revivre bien. Nourrir une histoire à peine ébauchée mais qui était porteuse de promesses. Je marne là sur cette refonte totale du tome 2 dont je refais toutes les pages car bosser sur des photocopies, les adapter, les modifier, les peaufiner jusqu'à l'aveuglement, y ajouter des pages nouvelles, des images autres qui nourrissent mieux l'histoire originale est un travail certes exaltant mais franchement vain car nous ne sommes plus à la même époque – et quand bien même la graphologie du graphisme est permanente comme le peut être la permanence d'un caractère. L'écriture dessinée a évolué, a progressé, s'est enrichie.
![]() Le Cimetière des fous, premier volet des Aventures de Dampierre et Morrisson, |
A comme Aventure
![]() Coutelis et Rodolphe en 1984 lors de la parution du Cimetière des fous |
R : La première version du récit était parue au moment de la sortie en salle des Aventuriers de l'Arche perdue. Sargasses est en quelque sorte la déclinaison de la « grande aventure » en version maritime.
C : Après Pêcheurs d'Islande, l'emblématique roman témoin d'une époque mêlant amour et éloignement, il fallait une BD qui ait le souffle puissant de l'océan et témoigne d'une époque – la nôtre – qui allait à la rencontre les années 1950 pour se retrouver. Nous avons essayé en ce sens. Pour théoriser, je dirais ceci : la BD est un espace de liberté presque primitif, parce qu’elle peint des mondes débarrassés de toute contingence morale. Chacun peut retrouver dans ces mondes le temps de l’innocence où tout devient possible parce que la culture laisse la place à l’ambition du lecteur… Elle fonctionne comme une soupape de sécurité aux côtés de la littérature qui contraint le lecteur à confronter dans la passion son propre destin à celui du héros. Le monde de la littérature est celui de la passion, c’est-à-dire aussi celui de l’engagement. L’auteur s’engage et engage le lecteur à partager sa passion. L’univers de la BD est celui du détachement. L’écrivain convertit, l’auteur de BD divertit, mais ne renonce pas à convaincre. Certains auteurs de BD ont un message à vocation moralisante, ceux qui y parviennent réellement échappent au monde de la BD pour rejoindre celui de la littérature. Si la BD souffre d’un certain manque de reconnaissance, cela tient au fait qu’elle ne cherche justement pas à convertir. On pourrait même dire qu’elle est blasphématoire : elle invite le lecteur à renoncer à comprendre le monde. Elle le laisse libre. C’est cette liberté qui est perçue comme attentatoire à la morale, qu’elle soit religieuse, ou qu’elle corresponde à l’éthique laïque moderne.
![]() comparatif entre la planche 26 du Cimetière des fous et la planche 33 de Sargasses T1 |
R comme Réédition
C : C'est ce qu'on pourrait appeler une réédition augmentée, revue afin de retrouver l'innocence de la pure aventure. La BD, même si elle touche aussi les adultes, est avant tout perçue comme un art à destination des enfants. Cette vision est contestable. Le monde de la BD, c’est le monde de l’enfance, c’est-à-dire celui de l’innocence. Le monde de l’écrivain, c’est celui de la passion, c’est-à-dire celui de la souffrance. L’écrivain enfante son œuvre dans la douleur. Le grand écrivain touche son public quand il révèle le monde tel qu’il est. Sa souffrance naît du fait qu’il voudrait peindre le monde comme il le rêve, ou essayer de décrire le monde tel qu’il le perçoit avec difficulté, projeté à la surface de sa conscience.
R : Cet album représente beaucoup plus qu'une simple réédition. L'histoire est reprise, développée, modernisée et trouve sa conclusion. Les couleurs sont entièrement refaites. Question dessin, Alexandre a repris et transformé certaines planches, redessiné totalement certaines, et enfin créé de toutes pièces nombre d'autres ! Le tome 2 sera pour sa part une totale création.
![]() Sargasses T1, détail de la couverture |
G comme Graphisme
R : Ignoriez-vous qu'Alexandre Coutelis est un des tous meilleurs dessinateurs réalistes de notre temps ? Son travail sur les volumes, son jeu sur les ombres et les lumières, ses aplats de noirs, sa façon de construire un décor en deux traits parfaitement évocateurs, font de lui un vrai maître ! Son ami Albert Uderzo ne s'y trompe pas lorsqu'il dit qu'il dispose d'une « aisance qui force l'admiration »...
C : Tu exagères ! J'ai toujours eu beaucoup de difficulté pour dessiner parce que je me suis toujours posé les questions de fond sur la justesse du dessin que j'étais en train de faire et, encore aujourd'hui, mon apparente facilité cache une détestation féroce d'une pratique de faiseur consistant à se contenter d'effets flatteurs. J'essaye de dessiner non pas « juste » mais « vrai ». Si ces deux caractéristiques se rencontraient, j'en serais heureux. Mieux vaut dessiner avec la modeste ambition de raconter que de se faire le comédien ampoulé, boursouflé d'un numéro de cirque consistant à épater la galerie avec des effets de manches - en l'espèce de manche de pinceaux. En tout art, je n'aime pas les virtuoses simplement virtuoses sans fond, juste bons à étaler leur virtuosité, sans mélodie, sans émotion, sans histoire. Le trait doit être au service de l'histoire. Point final. Si on veut être reconnu pour ses talents de virtuose, on fait autre chose : peinture, illustration, art contemporain… les supports ne manquent pas où la virtuosité pourra s'exprimer. Cependant, si en BD la virtuosité rejoint la narration, alors là oui, on aura gagné.
![]() Quand Coutelis reprend |
A comme Albert (Uderzo)
C : Enfant, j’aimais lire, j’aimais dessiner. La BD m’est apparue comme une voie médiane entre l’écriture et le dessin. Enfant, je lisais le journal Pilote, du pur Cinémascope. Tanguy et Laverdure, dans leur première aventure, L'École des aigles, magnifique histoire d'aviateurs à l'ancienne dessiné par Uderzo sur un sublime scénario de Charlier dans lequel on retrouvait tous les ingrédients des grands feuilletons. Sans savoir que 25 ans après, j'allais dessiner le dernier épisode avant la mort du génial scénariste. Le Démon des Caraïbes, une série dessinée par Victor Hubinon, histoire d'un pirate sanguinaire, Barbe-Rouge. Pilote, « le journal des jeunes de l'an 2000 » ! Mon envie de dessiner a été excitée par le dessin de Jijé (auteur de Jerry Spring, le premier cow-boy BD antiraciste) et mon envie de professionnalisme par l’exemple d’Uderzo. Jijé m'a donné le goût de dessiner, Uderzo l'envie d'être pro. Il me semble qu'actuellement, je suis arrivé à mes limites en matière de dessin, et je suis de plus en plus attiré par l’écriture. Dans le dessin d'Uderzo, il existe cette évidence d’honnêteté. Il n'y a pas d’esbroufe, de trucs. Uderzo ne se regardait pas dessiner, il racontait simplement les choses en se mettant exclusivement au service de l'histoire avec une efficacité qui s'explique peut-être par le simple fait qu'il ne contournait pas les difficultés, il les affrontait et dessinait ce qui lui était demandé de montrer. Ses personnages étaient dessinés, très justement, mais il n'hésitait pas, afin de bien rendre un sentiment, d'user de codes comiques dans ses séries les plus réalistes comme Tanguy, simplement pour exprimer ce que ressentait ou transpirait un personnage.
![]() comparatif entre la planche 32 du Cimetière des fous et la planche 43 de Sargasses T1 |
R : Albert Uderzo est un vieil ami d'Alexandre. C'est ce qui nous a valu cette préface exceptionnelle (Uderzo n'en fait jamais) et dithyrambique ! J'ai été fortement touché et flatté des compliments que le père d'Astérix adresse à nos personnes comme à notre album.
![]() caricature hommage d'Albert Uderzo |
C : Uderzo ne paradait pas. Et pourtant il aurait pu ! Il ne s'abritait pas derrière le discours artistique qui camoufle tant de carences chez certains, il n'usait d'aucun alibi, il faisait et faisait bien. Goscinny avait d'ailleurs écrit de lui : « Uderzo peut tout dessiner y compris un combat de pieuvres dans de la gelée de groseille » et c'est tellement vrai ! Et puis, si d'autres dessinateurs éblouissaient l'apprenti aspirant-dessinateur que j'étais par leur technique, leur art, leur « inaccessibilité » supposée, Uderzo donnait cet extraordinaire sentiment que la profession était à notre portée. Par une simplicité apparente du traité que seule une fantastique sophistication sous-jacente suppose. La simplicité étant l'essence ultime de la virtuosité, de la vraie maîtrise. Jijé m'a enclin à devenir un artiste puisqu'il le disait lui-même préférer le dessin à la BD, Uderzo me montrait, de manière subliminale sûrement, le sérieux et l'effacement que requiert ce travail. L'égo remisé au magasin des accessoires, il se consacrait exclusivement au service de l'histoire. Ce qui n'exclue pas l'orgueil ou l'amour propre – et il l'a démontré par la suite – mais quand il dessinait, Uderzo était centré exclusivement sur son travail de narrateur et sur rien d'autre. Il m'a donné envie de pratiquer ce métier et aujourd'hui il est un ami proche et bienveillant que j'essaye de voir le plus souvent possible. Uderzo est un seigneur. Il a des qualités humaines comme de caractère et de comportement qu'on ne rencontre guère plus dans l'édition. Un ami pour lequel j'ai une immense tendresse.
![]() Sargasses T1, projet de couverture |
S comme Sargasses
R : La mer des Sargasses existe bel et bien. Elle est située dans l’Atlantique nord pas loin des Bermudes (70 à 40° ouest, 25 à 35° nord). Elle a été découverte par Christophe Colomb qui a remarqué l'étonnante densité d'algues pouvant ralentir la marche des bateaux. Depuis lors, de nombreuses légendes maritimes se sont attachées à l'endroit, faisant état de présence d'épaves et de monstres marins...
C : Je ne connaissais pas les Sargasses. Rodolphe y a certainement passé ses vacances tant il sait en parler et évoquer ses algues et ses maléfices, car la description qu'il en a faite me donne envie de rester chez moi. Les algues, les fous, les monstres, tout ça ne m'incline guère à y aller voir. Car tout est vrai !
![]() Sargasses T1, projet de couverture |
S comme Sexe
R : Tout comme Alexandre, j'aime les femmes, les belles femmes. J'aime les voir, les regarder, en vrai comme en images. Lorsqu'elles sont personnages de fiction, j'aime lire leurs aventures. Queen, la reine de notre singulier univers, est un personnage qui fait rêver. Très sensuelle – sexuelle ? – elle incarne la reine de légende pour laquelle tous les hommes se damneraient...
C : Hélas pour la sérénité de ma vie qui fut très agitée, je me reconnais totalement dans la justesse du propos du camarade Rodolphe. Belles ou moins belles les femmes, toutes les femmes restent un mystère qu'on aimerait éviter, fuir, mais comme les sirènes, elles vous piègent et « nouzôtres », les fiers couillons, les Ulysses de rencontre, on court, on rapplique pour bouffer la falaise... Queen est une de ces créatures toxiques qui vous dévore comme une plante carnivore venimeuse. Enfin... on aura essayé de la montrer ainsi.
E comme Éditeur
R : J'ai découvert notre éditeur, Albiana, via Alexandre. Il m'en a dit le plus grand bien et je lui ai fait confiance. Ils ont accepté sans sourciller la refonte totale de l'album d'origine, ce dont je leur sait grée et ont d'ores et déjà publié un premier volume tout à fait correct. Le contact entre nous est sympathique et convivial. Que demander de plus ?
C : Pareil et pas mieux, ce sont de sympathiques éditeurs corses qui publient ordinairement de la belle littérature. C'est eux qui ont découvert Jérôme Ferrari, futur prix Gongourt, et lui ont publié son premier bouquin. Contrairement à ceux qu'on a l’habitude de croiser, il savent lire et écrire, sont ouverts et prêts à se lancer dans le marigot de la BD et de son monde merveilleux.
![]() extrait du T2 de Sargasses à paraître début 2015 © Coutelis - Rodolphe / Albiana |
S comme Suite
R : Non, pas de suite. Hormis bien sûr le tome 2 de Sargasses. Lorsque vous lirez celui-ci vous comprendrez pourquoi. C'est une vraie conclusion à l'histoire. Un point final à l'aventure...
C : Rodolphe a concocté une fin remarquable par l'impasse inviolable qu'elle crée. Remarquez, il a réfléchi pendant 30 ans à cette fin !
Propos recueillis par Brieg Haslé-Le Gall les 28 et 29 août 2014
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visuels © Coutelis - Rodolphe / Albiana - sauf mentions
photos : Coutelis © DR - Rodolphe © Rita Scaglia / Dargaud
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Al Coutelis nous dévoile quelques planches de Sargasses T2 :
![]() © Coutelis - Rodolphe / Albiana |
![]() © Coutelis - Rodolphe / Albiana |
![]() © Coutelis - Rodolphe / Albiana |