Auracan » Interviews » Entretien avec Wladimir Labaere

Entretien avec Wladimir Labaere

« L'Homme qui marche a mis à mal de nombreux préjugés. »

En 1995, le manga faisait une prudente apparition sous la bannière Casterman. 20 ans plus tard, jalonnés de quelques très belles réussites, de sa collection dédiée Sakka et d'une remarquable entrée au sein de la prestigieuse collection Écritures, il occupe désormais une importante place au catalogue de l'éditeur, dans lequel 4 nouveautés du genre, et non des moindres, se sont encore ajoutées début septembre. Wladimir Labaere, éditeur responsable de cette partie japonaise du catalogue, pose avec nous un regard sur ces 2 décennies et l'évolution du seinen.

Comment le manga, en l'occurence le seinen, bande dessinée japonaise destinée à un public adulte, est-il apparu chez Casterman ?

Il faut se replacer dans le contexte de l'époque. En 1995, on parle beaucoup du manga, mais la perception que l'on en a est faussée à travers le prisme des séries animées. Les lecteurs ont relativement peu de choses à se mettre sous la dent : Dragon ball, Akira...et le label Tonkam qui reste assez confidentiel. La volonté de Casterman est de s'atteler à un travail de défrichage dans la lignée de celui du magazine (À suivre...) et de créer une collection dédiée au manga constituée d'ouvrages sortant avec une véritable ambition artistique et littéraire. Parmi les premières publications on trouve Gon, une épopée animalière d'une grande beauté, L'Habitant de l'infini, monument du manga de sabre, et L'Homme qui marche de Jirô Taniguchi...

L'Homme qui marche a dû, alors, surprendre avant de séduire...

Effectivement, mais il s'agit d'une oeuvre fondatrice du manga chez nous. C'est très différent de ce à quoi le public pouvait s'attendre, et à contre-courant des clichés associés au genre. Dans L'Homme qui marche, il ne se passe presque rien, il n'y a pas vraiment d'action... J'en reparlais récemment avec Benoît Peeters, et il me disait combien cette publication avait fait du bruit chez nos auteurs franco-belges. L'Homme qui marche a instillé un changement dans l'image du manga et a mis à mal de nombreux préjugés. Cet ouvrage a également construit la relation entre notre maison et Jirô Taniguchi. Nous en préparons d'ailleurs une édition anniversaire, définitive, à la hauteur des qualités du titre. Un très bel objet qui bénéficiera d'une nouvelle traduction, d'un nouveau lettrage et comprendra également d'autres récits de L'Homme qui marche et toutes les pages couleurs d'origine. L'ensemble avoisinera les 270 pages. Sa sortie correspondra au festival d'Angoulême, et depuis la mise en chantier de cette édition, nous avons appris que Jirô Taniguchi en sera l'invité d'honneur.

Vous avez publié 4 nouveaux titres début septembre, dont 2 de cet auteur, et ceux-ci dans des styles très différents...

Ceci répond à une volonté de Jirô Taniguchi. On peut aborder son oeuvre en 2 versants, celui des récits plus intimistes, que l'on retrouve aussi en sens de lecture « à l'européenne » dans la collection Écritures, et celui des récits d'aventures, se déroulant généralement dans de grands espaces, publiés sous label Sakka. Taniguchi souhaite ne pas être uniquement connu comme l'auteur de L'Homme qui marche ou de Quartier lointain. Au Japon, cette différenciation n'existe pas, et, conscient de sa réputation chez nous, l'auteur aimerait que le public puisse aussi découvrir et apprécier des oeuvres comme Sky Hawk ou, parmi les nouveautés que vous évoquez, ce premier recueil des Contrées sauvages, des histoires plus anciennes rassemblées ici suivant une architecture assez unique.

Ces 4 nouveautés sont-elles représentatives de ce qu'est actuellement le seinen ?

Elles sont représentatives de notre politique et de nos exigences en matière de BD japonaise. Le tome 4 de Au temps de Botchan poursuit cette fresque humaine et historique, le 3ème volume de Wet Moon clôture une sorte de polar halluciné, nous avons évoqué Les Contrées sauvages, il s'agit de choses peu lues ou vues, qui illustrent la proximité des ADN de Casterman et Sakka. J'ai découvert la 4ème nouveauté, La Cité des esclaves, en japonais, dans une revue, et j'ai immédiatement été emballé par l'histoire et sa construction très originale. Chaque chapitre est centré sur un personnage, mais on découvre celui-ci à travers le regard d'un autre personnage. La thématique du jeu... et des ses limites ou de son absence de limites est omniprésente, ce qui nous a amené à travailler sur une couverture rappelant une carte à jouer...

Quel est l'itinéraire d'un manga, depuis sa création au Japon, jusqu'à une publication sous nos latitudes ?

J'ai la chance de lire le japonais, des éditeurs m'envoient leurs bouquins et je reçois également des magazines dans lesquels les mangas sont prépubliés. J'ai aussi des connaissances au Japon qui attirent mon attention sur telle ou telle nouveauté. Je m'informe de l'actualité des différents Prix décernés dans le pays. Personnellement, ce que je préfère dans cette partie du travail, c'est découvrir 1 ou 2 chapitres d'une série qui m'accroche vraiment, comme ce fut le cas avec La Cité des esclaves. Si c'est vraiment convaincant, je m'informe alors de la disponibilité des droits sur cette oeuvre, afin de proposer une offre à l'éditeur japonais. Il est nécessaire d'agir très rapidement pour ne pas se faire couper l'herbe sous le pied. 150 titres en français sont proposés mensuellement ! On doit parfois se décider un peu à l'aveuglette, pour une question de délais, alors que paradoxalement nous devons encore nous montrer plus sélectifs qu'avant. Ce facteur de réactivité a vraiment un rôle très important. Une fois l'offre acceptée, alors on lance la traduction, puis le lettrage pour disposer d'un produit quasi fini très en amont de sa sortie. Généralement, nous avons un pdf de présentation 6 mois avant la sortie du titre en librairie. Celle-ci s'accompagne souvent d'une prépublication sur des sites spécialisés dédiés au manga, parfois d'une brochure gratuite présentant un premier chapitre... On travaille beaucoup sur les couvertures pour que le lecteur potentiel remarque le livre en librairie, ait envie de le prendre en main, de le feuilleter, puis de le lire et de l'acheter. D'ailleurs, aujourd'hui, quand on soumet une offre à un éditeur japonais, on mesure que l'argent ne suffit pas, cela doit s'accompagner d'un plan marketing détaillé. Auteurs et éditeurs sont conscients de l'importance des marchés européens et américains et sont très vigilants à ce que leurs séries soient traitées avec l'attention qu'elles méritent.

L'image du mangaka est-elle encore celle que décrit Jirô Taniguchi dans Un zoo en hiver, avec le représentant de l'éditeur qui attend les planches à la porte de l'atelier ?

Je pense qu'il y a toujours une part de réalité dans cette image, surtout pour ce que j'appellerais les grosses machines... mais il existe tout un éventail de configurations de travail pour les auteurs japonais comme pour les nôtres. Je pense que chez nous, les plus anciens, qui ont connu une presse BD florissante, travaillaient alors différemment d'aujourd'hui.

Au temps de Botchan, comme d'autres titres d'origine japonaise, est publié dans la collection Écritures, qu'en a-t-il été de ce passage du manga vers une collection plus « littéraire » et au sens de lecture « à l'européenne » ?

Je n'étais pas présent, à l'époque, mais personnellement je trouve que c'était une idée de génie. Jamais, sans cela, un titre comme Quartier lointain ne se serait vendu à près de 300 000 exemplaires ! Plusieurs conditions président à ce type de transposition. La nature de l'oeuvre, d'abord. Possède-t-elle les qualités s'inscrire parmi cette collection prestigieuse ? Et puis, peut-elle plaire à des gens encore réticents à une lecture « à l'envers » ? La collection Écritures est essentiellement composée de récits intimistes, très humains, et les oeuvres de Jirô Taniguchi relevant de cette veine y avaient tout-à-fait leur place.

Propos recueillis par Pierre Burssens le 8 septembre 2014
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable.
© Pierre Burssens / Auracan.com
visuels © Jirô Taniguchi / Casterman et © Shinici Okada, Hiroto Ooishi /Casterman
photo © DR

Partager sur FacebookPartager
Pierre Burssens
24/09/2014