Entretien avec Philippe Geluck
« Ma pire angoisse est de décevoir les lecteurs
qui m'ont suivi jusqu'à maintenant. »
![]() |
Le 19ème album du célébrissime félin de Philippe Geluck, sort ce 8 octobre. On peut, sans grand risque, imaginer que si Le Chat passe à table, le public, lui, va se régaler et qu'encore une fois, le Chat ronronnera, confortablement installé parmi les best-sellers de l'année. Avant d'entamer le plat principal, Philippe Geluck nous offre une savoureuse mise en bouche en répondant à nos questions.
Votre félin cartonne, votre éditeur, Casterman, présente La Bible selon le Chat comme la 3ème meilleure vente BD de 2013. Comment vous sentez-vous alors qu'approche la sortie du Chat passe à table ?
Il existe toujours une forme de stress, une certaine inquiétude... Je pense que la seule fois où j'étais totalement serein c'était à l'occasion de la sortie du premier album. Il n'y avait pas vraiment d'enjeu, j'arrivais de nulle part et voilà... Depuis, j'ai la chance de vivre une forme de courbe ascendante, mais ma pire angoisse est de décevoir les lecteurs qui m'ont suivi jusqu'à maintenant. Je travaille donc beaucoup. La perfection n'existe pas mais je m'attache à aller le plus loin possible, à être très attentif à tous les détails, et toujours avec un poil d'anxiété. Puis, quand le livre est publié, quand il est dans les mains des lecteurs, il vit la deuxième partie de sa vie... Oui, il existe une sorte d'inquiétude. Mais si, d'autre part, j'en venais à me dire que je suis formidable, que ce que je fais est bien et que, dans cet ordre d'idée, le bouquin sera forcément bien, ce serait l'horreur ! Quand on atteint ce stade, j'ai l'impression qu'on en est très vite à parler de soi à la troisième personne. Pourtant ça arrive à certains, ou certains y arrivent (rires).
![]() |
Ce nouvel opus est essentiellement constitué de matériel inédit, de quoi renforcer cette petite appréhension ?
Oui, forcément. C'est nouveau, ça n'a pas été pré-publié, donc pas testé sur le public... J'ai demandé à mon entourage de lire et relire tout ce qui s'y trouve, avec pour mot d'ordre : « soyez sans pitié ». Je ne le regrette pas, car j'ai ainsi pu constater, par exemple, qu'un dessin que, pourtant, j'adorais, ne fonctionnait pas auprès de mes plus jeunes collaborateurs. Les références culturelles qui s'y trouvaient n'étaient pas forcément lumineuses pour eux. On l'a donc supprimé. Je suis très attentif à ces réactions, on en apprend beaucoup.
![]() |
Le Chat passe à table se présente sous forme de coffret...
Qui contient deux petits livres dans un format à l'italienne. J'avais beaucoup aimé cette présentation pour La Bible..., et la plupart des dessins du convenaient bien à cette présentation. En outre, le coffret comporte un exemplaire « papier » de la mythique Gazette du Chat, qui existait jusqu'ici sous forme numérique. Et comme cette gazette apparaît aussi dans les 2 bouquins, le lecteur aura en main un journal que l'on retrouve dans un dessin... Une belle mise en abyme, non ?
Au cours des années, votre humour est devenu progressivement plus acide. S'agit-il d'une évolution volontaire ?
Complètement, consciente et volontaire ! Il s'agit d'une question de liberté, tout simplement. Et puis, comme l'actualité me nourrit, l'évolution de celle-ci intervient également. Attention, je ne considère pas comme un dessinateur politique, comme Kroll ou Plantu, qui eux, traitent cette actualité de manière plus frontale. Mais ça me permet d'agrandir mon terrain de chasse. On peut rire de tout, je l'affirme haut et fort, et je le répète, c'est une question de liberté. Si je ne manifeste pas ça à mon âge, vieillir ne sert à rien...
![]() |
Geluck-le Chat, le Chat-Geluck... Il existe très peu d'exemples où un auteur est autant assimilé à son personnage, ou inversément...
Nous sommes liés comme Laurel et Hardy ! Mais je n'anime pas beaucoup de personnages, donc, forcément, ça limite un peu... Pourrais-je être associé à Roger ? Oui, parfois... Je fuis les mondanités, ça doit être ça mon côté Roger !
![]() |
Vous enchaînez la sortie de l'album avec deux expositions* de vos peintures et sculptures à Paris et Lausanne. Il s'agit là d' un autre aspect de votre travail, que le grand public connaît moins...
Pourtant c'est une activité qui prend de plus en plus d'importance, compatible avec mon travail de dessinateur. Un jour, on rassemblera tout ça dans un bouquin, mais au format d'un livre ça ressemblera à mes dessins... J'ai la chance d'avoir un style graphique qui me permet d'aborder des formats très différents, et notamment de grandes toiles. Je travaille sur une autre fibre, je fais pas mal de recherches... Ca intrigue les collectionneurs, mais ça fait du bien dans un milieu où les gens sont parfois un peu compassés. On ne peut, en effet, pas dire que la peinture rigolote envahisse les musées. Et puis, même physiquement, c'est libérateur à mon âge de pouvoir travailler sur de grandes toiles plutôt que recroquevillé sur ma table à dessin !
![]() |
Dessinateur, peintre, mais aussi scénariste avec Les Aventures de Scott Leblanc, mises en images par Devig...
Et voilà un exercice qui me plaît beaucoup ! Pourtant, j'y suis venu timidement et essentiellement par sympathie pour le dessinateur. Ce n'est pas mon métier le plus naturel, et certainement pas le plus facile, mais au fil du temps je me suis pris au jeu. Les Aventures de Scott Leblanc constituent un hommage aux grandes séries ligne claire de la BD franco-belge des années 50' et 60'. À la parution de Terreur sur Saïgon, le 3ème tome de la série, j'ai réalisé que cet univers s'était progressivement enrichi et que les personnages avaient gagné en consistance. De ce côté, mes efforts portent leurs fruits. La prochaine aventure se déroulera à Bruxelles à la fin des années 60'. J'aimerais que Scott Leblanc puisse rencontrer un public beaucoup plus large, car Christophe Devig, le dessinateur effectue un très bon boulot. Malheureusement, de mon côté, je n'ai pas toujours le temps de faire de la promo pour cette BD. Mais ça me fait plaisir que vous m'en parliez, et j'espère que ça incitera vos lecteurs à au moins y jeter un coup d'oeil et à apprécier.
On vous retrouve également à la radio, aux Grosses têtes de RTL dorénavant animées par Laurent Ruquier. Comment parvenez-vous à combiner toutes ces activités ?
On peut se représenter la vie comme une ligne allant d'un point A à un point B. J'essaye de ne pas y aller par le chemin le plus court, d'emprunter des chemins de traverse ou de vivre plusieurs vies en parallèle. Certaines personnes alternent, changent plusieurs fois de métier, mais ces métiers se succèdent sur une même ligne. Personnellement, ce que je ne peux gagner en longueur de vie, j'espère le gagner en largeur. Certes, ça ne facilite pas toujours la tâche, mais au moins c'est exaltant. Ma vie professionnelle est faite d'envies, de curiosité, de gourmandise. Par contre, dans ma vie privée, j'ai un énorme besoin de stabilité et de simplicité.
![]() |
Chacune de vos activités vous apporte-t-elle quelque chose de différent des autres ?
Oui, mais en les évoquant ainsi, j'ai aussi l'impression qu'il y a une forme d'équilibre qui s'établit entre elles, à l'image de ce que je vous disais au sujet de ma vie privée. Ainsi, à côté des aspects publics, il y a un travail de réflexion et d'écriture, solitaire. Si je compare le dessin et la peinture, je vois aussi la différence entre le petit format et le grand format... Par rapport aux livres, je ne connais pas les réactions des lecteurs, alors que quand je suis sur scène ou aux Grosses têtes la sanction du public est directe et immédiate... Tout ça se complète, un peu à l'image du Yin et du Yang, et sans doute est-ce ce que je recherche.
![]() |
* du 16 octobre au 29 novembre 2014 chez Huberty-Breyne Gallery (91, rue Saint-Honoré) - 75001 Paris ; et du 27 novembre au 20 décembre 2014 à la Galerie Catherine Niederhauser - Galartis (8, rue du Grand-Chêne - 1003 Lausanne).
Propos recueillis par Pierre Burssens le 13 août 2014
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable.
© Pierre Burssens / Auracan.com
visuels © Philippe Geluck/Casterman
photos © Emmanuelle Denys
Certains extraits de cet entretien ont été publiés
dans le mensuel Carrefour savoirs n° 184, octobre 2014