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Entretien avec Jean-Claude Servais

«  Cette démarche permet de redécouvrir
des choses que l'on pensait connaître... »

Jean-Claude Servais a la réputation d'être le dessinateur de son terroir gaumais, il nous a habitué à des one-shot et des diptyques... Or, il dévoile cette semaine le premier tome des Chemins de Compostelle, une ambitieuse série prévue en 7 albums qui nous emmène en voyage, entre pèlerinage et initiation alchimique. Un périple quasi intemporel qui nous permet, avec l'auteur, de découvrir une aventure humaine mais aussi des lieux chargés d'histoire, de Culture et de mystères. De quoi justifier une interview de Jean-Claude Servais.

On vous sait très attaché à votre région, que vous avez mise en scène dans plusieurs albums. Qu'est-ce qui vous a décidé à emmener vos lecteurs sur Les Chemins de Compostelle ?

C'est un concours de circonstances. L'envie, je l'avais depuis le début de ma carrière, mais sans doute n'étais-je pas prêt. J'ai trouvé l'inspiration ici et j'ai consacré pas mal d'albums à ma région, avec, récemment, de grands thèmes comme Orval et Bouillon. Mais je remarquais, lors de séances de dédicaces en France, que nos amis Français ne connaissaient pas ces albums. Ils venaient vers moi avec des livres plus anciens, ou les albums de Violette. En fait, on a constaté qu'il y avait un problème de diffusion avec des albums trop belges ou trop régionaux... Mon éditeur José-Louis Bocquet m'a soufflé l'idée de situer une histoire en France, et comme je me sentais assez mûr aujourd'hui pour tenter l'aventure, j'ai relevé le défi. Je dois aussi préciser que quand je me rends en France pours des festivals ou salons BD, j'essaye toujours de disposer d'un jour ou d'un demi-jour pour visiter le coin où il se déroule. Cela m'a permis de découvrir beaucoup de choses, belles, intéressantes, et de me retrouver souvent, involontairement, sur les chemins de Compostelle.

La série est prévue en 7 albums, alors que vous nous avez habitués à des diptyques ou à des one-shot...

Je vous l'ai dit, il s'agit d'un défi ! Dans Petite Licorne, le premier tome, on part de Bruxelles en passant par chez moi. Je me suis énormément documenté, et c'est ainsi que j'ai découvert les correspondances entre le voyage alchimique et le chemin vers Compostelle. De nombreux symboles alchimiques ont été introduits sur les façades de la grand-place de Bruxelles lors de sa reconstruction. Ceci m'a amené a créer un personnage d'alchimiste. Le côté religieux est représenté par une novice du Mont Saint-Michel. Un personnage vient du Finistère breton, qui comporte de nombreuses correspondances avec le Finisterre espagnol. Un autre est suisse, un point de départ du chemin de Compostelle se situant le long du la Léman. Mettre en scène l'itinéraire de plusieurs personnages me permet des approches différentes d'un album à l'autre. Le tome 2 se déroulera en Ardenne et en Bretagne, le troisième essentiellement à Paris. Les voyageurs se croiseront en fonction de leurs parcours et chacun occupera plus ou moins d'espace dans tel ou tel album.

Vous rendez-vous sur le terrain ?

Dans la mesure du possible, oui. Je ne parcourrai pas l'entièreté des chemins de Compostelle, mais j'essaye d'aller où il y a des sujets et des lieux précis que j'ai envie de dessiner. Je viens de rentrer de Bretagne, relisant avant de partir un guide de Brocéliande. J'y ai passé une semaine... au pas de charge, entre Landerneau, Brocéliande... avant de remonter vers le Mont Saint-Michel. Je voulais m'imprégner des lieux et j'ai suivi les conseils d'Albert Moxhet, un spécialiste des traditions et contes ardennais et bretons. Il existe d'ailleurs plusieurs échanges entre le musée en Piconrue, à Bastogne (B), et sa Maison des légendes, et le château de Comper, en Bretagne, qui accueille de nombreuses manifestations du Centre de l'imaginaire arthurien.

Petite Licorne impressionne notamment par les décors de Bruxelles, alors que l'on vous étiquetait souvent auparavant comme un dessinateur de la nature et de la ruralité...

J'y suis arrivé progressivement, et le diptyque Godefroid de Bouillon comportait déjà pas mal de scènes urbaines. Mais il n'y a pas de secret : ces planches-là me demandent énormément de boulot et exigent 2 à 3 fois plus de temps que d'autres. Vous évoquez Bruxelles, mais il y aura aussi le Mont Saint-Michel, Notre-Dame de Paris... Croyez-moi, ce n'est pas triste, mais en même temps ces lieux sont tellement beaux, et cette démarche permet de redécouvrir des choses que l'on pensait connaître... De la grand-place de Bruxelles, je connaissais les statues qui symbolisent les corporations, mais je ne connaissais pas tous ces signes alchimiques... J'en décris dans l'album, mais il en existe beaucoup d'autres, je n'aurais pas pu tout reprendre.

 Vous ne comptez pas vos heures de travail, mais on découvre pour Les Chemins de Compostelle l'échéance d'un album par an, malgré un nombre de planches élevé et la complexité de celles-ci...

Je vais tenter de tenir le rythme... J'ai de nombreux confrères, de ma génération, qui évoquent une éventuelle retraite, et moi, de mon côté, alors que je pourrais penser à lever un petit peu le pied, il me semble que je n'ai jamais eu autant de travail et de sollicitations. Il n'y a pas que le dessin, il y a des remises de prix, des salons, des émissions de radio... et le lendemain, je dois pouvoir me remettre à l'ouvrage et combler un retard éventuel !

 Vous prêtez à l'un de vos personnages principaux les traits du maître verrier et écrivain Bernard Tirtiaux, auteur, entre autres, du Passeur de lumière...

Je cherchais un visage pour ce personnage, et celui de Bernard Tirtiaux convenait bien. J'ai commencé à travailler à partir de photos trouvées sur internet, de plus en plus convaincu que ça pouvait fonctionner. Puis je me suis décidé à le contacter et il s'est tout de suite montré enthousiaste, heureux que je me paie sa tête. Il s'est volontiers prêté au rôle de modèle. Son univers pouvait aisément rencontrer celui des Chemins de Compostelle. De plus, quand on l'entend parler avec passion de ses créations, de sa voix grave, et que l'on découvre certaines de ses oeuvres, ses sculptures en verre, on retrouve un personnage qui a gardé, quelque part, une âme d'enfant. Une condition essentielle pour l'accomplissement du grand oeuvre alchimique.

Quand vous êtes arrivé chez Dupuis, et que La Mémoire des arbres a été publiée en couleurs, certains ont dit regretter le noir et blanc de Violette. Or, dans vos albums les plus récents, et particulièrement dans celui-ci, on est frappé par la symbiose entre votre dessin et les couleurs de Guy Raives...

Nos manières de travailler l'un et l'autre ont beaucoup évolué, et la technique aussi. Je réalise mes planches dans un format beaucoup plus grand qu'avant, au crayon, avec des crayons plus ou moins épais et gras. Si nécessaire, certains noirs peuvent également être renforcés ultérieurement à l'ordinateur. Guy réalise ses couleurs par informatique. Avant, nous fonctionnions suivant la technique des bleus de coloriage, mon dessin était encré. Aujourd'hui, le rendu est très proche d'un travail en couleurs directes, tout en sachant qu'à l'impression, le résultat sur papier sera très fidèle aux fichiers fournis. On peut encore modifier tel ou tel détail à l'imprimerie, mais par rapport à ce que l'on a connu, c'est vraiment minime. D'ailleurs, de mon côté, si j'avais conservé mon ancien format de planches, il m'aurait été impossible de traiter des décors tels que la grand-place ou d'autres endroits que l'on découvrira dans Les Chemins de Compostelle.

 Vos albums correspondent souvent à une rencontre. Quelle a été celle qui a guidé Petite Licorne ?

Cette fois, il y en a eu beaucoup, puisqu'il s'agit d'un long récit et que j'ai abordé le projet dans sa globalité. Pour Petite licorne, j'ai notamment rencontré un brasseur et un sculpteur, qui ont inspiré des personnages de l'histoire, Bernard Tirtiaux, comme je vous l'ai expliqué, Albert Moxhet pour le deuxième tome. Je suis en contact avec les alchimistes que l'on retrouve dans les DVD Le Voyage alchimique, une de mes sources d'inspiration et de documentation. Je les rencontrerai probablement prochainement à Paris. C'est drôle, alors que sort le premier album et que je travaille sur le deuxième, je me dis qu'avant cela, je ne pensais pas que des alchimistes pouvaient vraiment exister, moins encore à notre époque. J'aime ce genre de mystère.

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Pierre Burssens
15/10/2014