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Entretien avec Dominique Maricq

« Je continue à découvrir énormément de choses
et j'essaye de les faire partager à des non-spécialistes. »

Il s'agit incontestablement d'un bel objet. Un coffret que l'on ouvre pour y découvrir un beau livre, susceptible d'intéresser un large public et pas seulement des tintinophiles avertis, et puis, sous pochette, les « trésors » en tant que tels, 22 fac-similés parfaitement réalisés qui permettent d'une certaine manière d'entrer dans l'oeuvre d'Hergé, d'en appréhender des aspects méconnus et de mesurer toute la créativité de Georges Remi. Les Trésors de Tintin, signés Dominique Maricq, connaissent en cette fin d'année une très belle réédition. L'auteur, archiviste aux Studios Hergé, évoque pour nous la réalisation de cet ouvrage hors du commun.

Comment en êtes-vous venu à mettre en chantier cette réédition ?

La décision ne vient pas de moi. Elle s'inscrit dans le cadre des nouveaux accords entre Casterman et les éditions Moulinsart. La première version des Trésors de Tintin, en français et en anglais, avait rencontré un succès appréciable. Aujourd'hui, je me réjouis de cette réédition. Beaucoup de gens connaissent l'oeuvre imprimée d'Hergé, les albums de Tintin, mais plus rares sont ceux qui mesurent que chaque album est le résultat d'une sorte d'alchimie, entamée bien avant. Les Trésors de Tintin dévoilent ce que j'appellerais certains secrets de fabrication, à travers la reproduction de documents que l'on ne voit pas souvent. Il est très difficile de réaliser des fac-similés de qualité, et ce quel que soit le document original. Je suis vraiment heureux de ceux que nous proposons au public. On a déjà beaucoup dit et écrit quant à l'oeuvre d'Hergé, j'espère que ma petite contribution apporte quelque chose de nouveau, un petit plus susceptible de toucher les lecteurs et de leur apprendre quelque chose...

Vous êtes archiviste aux studios Hergé, en quoi consiste cette fonction ?

Quand j'y suis entré en 1997, ma première tâche a été de classer et d'inventorier en dossiers plus de 20 000 feuillets documentaires constitués de photos, de coupures de presse, de différents types de documents collés sur feuilles A4 et d'organiser ceux-ci suivant la structure et le numérotation classique utilisée en bibliothèques. Il s'agit d'une véritable banque d'images constituée par Hergé, sa première épouse et ses proches, concernant aussi bien des pays que les chevaux, les armes... une très grande diversité de sujets et une énorme documentation que l'on pourrait voir aujourd'hui comme une sorte de « Google du pauvre ». Ce qui m'a frappé en découvrant cela, c'est le côté systématique de la constitution de cette documentation, et le fait que l'on y retrouve quasi directement l'inspiration de certaines séquences de certaines aventures de Tintin. J'ai ensuite travaillé à la préparation des documents pour Hergé, chronologie d'une oeuvre, de Philippe Goddin. J'ai publié mon Histoire du journal Tintin en 2006, puis plusieurs ouvrages consacrés à Hergé, mais en tentant de conserver une dimension grand public à ceux-ci. Je suis curieux, j'ai découvert et je continue à découvrir énormément de choses et j'essaye de les faire partager à des non-spécialistes. Tout le monde ne sait pas nécessairement ce qu'est un bleu de coloriage, par exemple...

Qu'est-ce qui vous a amené à dépasser la dimension « livre » et à y joindre ces fac-similés ?

L'envie de créer une forme d'interactivité avec le lecteur. Dans le livre, chaque chapitre est plus ou moins lié à un album de Tintin. Du côté des fac-similés, chaque document se rapporte à une étape de la carrière, de l'oeuvre d'Hergé, depuis Le Petit Vingtième...

Comment avez-vous opéré pour choisir des documents représentatifs ?

Dois-je vous préciser que ça n'a pas été facile ?! Choisir, c'est renoncer, et dans ce cas le choix a été cornélien. Mon souci était de respecter une chronologie, mais j'avais également envie de montrer les différentes facettes du talent d'Hergé, la planche, les crayonnés, le lettrage, son travail sur les logos, par exemple, mais aussi la qualité de son écriture... Il y avait des tas de possibilités. Mais mon désir était aussi d'offrir une expérience amusante au lecteur, de lui permettre de découvrir, à travers ces fac-similés, des choses encore différentes de celles présentes dans le bouquin.

La reproduction de tels documents a entraîné, on l'imagine, pas mal de contraintes techniques...

Oui, mais j'ai la chance d'avoir pu travailler avec une équipe formidable au sein des Studios. Certains de ses membres ont ce que j'appelle le feeling du papier ancien, et arrivent à obtenir les meilleurs réglages, le meilleur calibrage pour obtenir une reproduction optimale. Chaque document choisi apportait aussi son lot de questions. Si un document était jauni, devait-on le reproduire tel quel ou essayer de retrouver son état d'origine ? Personnellement, j'ai toujours un faible pour l'aspect vintage, sepia... mais parfois il était fort difficile d'opérer un choix. J'aimerais aussi préciser que certains des fac-similés proposés pourraient, à eux seuls, représenter le coût de cette édition des Trésors de Tintin. Or, si nous avons pu conserver l'ouvrage à un prix contenu, c'est notamment grâce à ces prouesses techniques et informatiques.

Les albums de Tintin continuent à se vendre, il y a eu le film de Spielberg, on écrit beaucoup sur Hergé et son oeuvre... Peut-on parler de phénomène Hergé, ou de phénomène Tintin ?

Il y a déjà eu tellement de qualificatifs autour... ça paraît infini ! Oui, on continue à écrire et discourir beaucoup à ce sujet, mais ne perdons pas de vue que ça répond à une demande. Les Aventures de Tintin traversent les générations et autour de cela, il n'y a pas un public, mais des publics. L'oeuvre d'Hergé est un des fondamentaux de la bande dessinée mais possède une autre dimension. Peut-être est-ce le génie d'Hergé d'y avoir insufflé cela, et peut-être est-ce cela qui le rend indéboulonnable. Et c'est loin d'être épuisé. Il arrive encore que l'on découvre des dessins inédits, il existe encore beaucoup de choses en-dehors des albums connus. Autour de son histoire, il y a aussi d'autres histoires, notamment à travers les nombreuses rencontres qu'il a faites tout au long de sa carrière. J'ai exploré cet aspect-là dans mon bouquin Hergé, côté jardin, mais depuis sa publication, j'ai reçu tellement de témoignages, de documents, d'anecdotes qui m'ont permis d'effectuer différents recoupements que je pourrais presque envisager un second tome...

Le moindre dessin d'Hergé atteint aujourd'hui des sommes astronomiques dans les salles de ventes. Quel regard portez-vous sur cet aspect des choses ?

À notre niveau, je pense que c'est un phénomène qui nous dépasse. Un jour, Hergé s'est rendu compte que les archives de son studio ne comportaient pas d'édition originale de Tintin au pays des Soviets. Il a demandé à un de ses collaborateurs de rechercher cet album et de l'acheter. Celui-ci l'a payé, à l'époque, 5000 francs belges (125 € ndlr), et Hergé a été totalement abasourdi que l'on puisse demander autant pour un album ancien... Pour le reste, je pense qu'il faut y voir les aspects exceptionnels de son oeuvre et la rareté des pièces mises en vente ! Le mythe Hergé s'est construit d'année en année et continue à fasciner. Le prix des originaux a augmenté progressivement, mais a décuplé dès que certaines oeuvres ont été présentées dans de grandes salles de ventes parisiennes. Les premières ventes attiraient des fous de Tintin prêts à payer très cher. Aujourd'hui, il s'agit d'investisseurs, de collectionneurs d'art. D'un côté, ça a rapproché la BD de l'art, et ça a profité à d'autres créateurs de BD, mais il est vrai que les sommets atteints par les oeuvres d'Hergé sont toujours supérieurs aux autres. C'est un clin d'oeil par rapport à votre question, mais peut-être est-ce un intérêt supplémentaire de fac-similés de qualité : chacun peut (presque) avoir en main des originaux d'Hergé... ce qui serait nettement plus difficile, et combien plus onéreux autrement !

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Pierre Burssens
03/12/2014