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Entretien avec Clarke

« Le style humoristique m'oblige à me concentrer
sur l'essentiel, sur l'efficace et le percutant... »

La majeure partie de la bibliographie de Clarke (Frédéric Seron) est cataloguée humour. Mélusine, Histoires à Lunettes, Mister President, Cosa Nostra en font partie, mais ont été ponctués de quelques albums réalistes qui n'ont pas manqué de surprendre. Luna Almaden, Urielle, Nocturnes ont fait entrer Clarke dans le cercle plutôt restreint des auteurs à aborder les deux genres avec bonheur. Et quand il a signé le sensible et autobiographique Les Étiquettes, la surprise a, une fois de plus, été au rendez-vous. Depuis Le Tournoi de Magie, l'auteur veille seul aux destinées de Mélusine. La sortie de Fées contre Sorciers, 23e tome de la série, était l'occasion d'évoquer avec Clarke différentes facettes d'un talent protéiforme.

Le 23e tome de Mélusine vient de paraître, on peut aujourd'hui parler de longévité pour la série. Quel regard portez-vous sur celle-ci et sur son évolution depuis ses débuts ? On peut aussi imaginer que son public a évolué et/ou s'est renouvelé...

Oui, 23 ans, c'est très long... et comme dans toutes les relations de longue durée, il y a des hauts et des bas. Mais globalement, j'aime cette série. parce que j'y évolue avec facilité, qu'elle m'est devenue plus que familière et que, néanmoins, elle arrive encore à me surprendre. Je suppose que, plus on connaît une personne, un environnement, plus il est possible d'affiner le discours, rentrer dans les détails... c'est ça qui me plaît. Paradoxalement, le fait d'entamer de nouvelles choses, d'aller vers la surprise, est tout aussi exaltant. Et arriver à le faire dans une série sur laquelle on travaille depuis autant de temps est génial ! Le public, je le connais fort peu, en fin de compte. Celui que je croise en dédicaces est peu représentatif de l'ensemble. Mais il est vrai que je rencontre de plus en plus souvent d'adultes qui me disent que la série a "bercé leur enfance". Ce qui me donne un léger coup de vieux, tout de même...

Le départ de François Gilson vous a-t-il, d'une certaine manière, permis de la faire évoluer différemment ?

Bien sûr. Quoique "permis" ne soit pas le mot. Gilson a arrêté la série de son propre chef, sans préambule, et je me suis retrouvé seul aux commandes. J'avais le choix entre trouver un scénariste de remplacement ou assumer sa part de travail moi-même. Je me suis dit qu'en fin de compte, j'étais le mieux placé pour le faire. Mais je ne suis pas lui. Et je ne sais pas faire ce qu'il faisait, ce n'est pas moi. Alors, plutôt que de proposer une kyrielle d'albums qui n'auraient été que des copies carbone de ce qu'il avait fait, j'ai préféré faire évoluer la série vers mon univers, sans trop brusquer les lecteurs, j'espère...

Vous amenez de nombreux personnages secondaires, vous enrichissez son univers, mais on a l'impression que vous vous permettez aussi d'aborder des sujets un peu plus graves et un humour un rien plus noir...

L'humour noir, c'est plus moi, naturellement. Et puis le lectorat évolue, nous nous sommes sans doute un peu bridés au début. Maintenant, il est possible de parler de choses différentes à de jeunes lecteurs qui sont prêts à les entendre. De plus, je trouve le challenge assez intéressant : faire un album d'humour tous publics avec des sujets comme le sexe, la mort, la drogue... Mais bon, ça doit être mon côté un peu pervers !

Mélusine aux champignons

Mélusine aux champignons

Pourquoi avoir choisi de faire disparaître Cancrelune ? Quelle a été la réaction des fidèles de la série ?

Ce personnage était probablement le plus représentatif de l'univers de Gilson. Autrement dit, celui que j'arriverais le moins à maîtriser. Plutôt que le faire disparaître peu à peu des pages, sans douleur et en espérant que personne ne le remarque, j'ai préféré y aller plus franchement, dans un grand feu d'artifice. Une façon, aussi, de lui rendre hommage, en lui consacrant tout un album... Les réactions ont été extrêmes, et c'est un euphémisme ! Pour moitié, des gens en colère, tristes et généralement assez agressifs. L'autre moitié, des lecteurs ravis d'avoir lu quelque chose de différent. Certains parents m'ont même remercié de leur avoir donné l'occasion d'aborder le sujet de la mort avec leur enfant après lecture de l'album... Ce sont probablement ces dernières réactions qui m'ont le plus touché et qui, à elles seules, justifient ce que j'ai fait.

Projet de couverture pour le tome 24

Projet de couverture pour le tome 24

Avez-vous décidé d'une direction générale pour son évolution, ou cela se fait-il naturellement, de gag en gag ou d'album en album...

Je suis ainsi fait : j'ai plus ou moins une histoire générale en tête qui courra sur plusieurs albums et emmènera la série loin de ce qu'elle a pu être. Après autant d'albums, je pense qu'il est bon d'aborder d'autres choses. après tout, les gens qui ne me suivront pas auront encore les 20 premiers albums à lire et relire...

Vous jalonnez votre bibliographie humour de quelques albums réalistes, qui, à chaque fois, surprennent. Pourquoi ? Et que vous apporte un genre par rapport à l'autre ?

Ces albums sont en moi comme tous les autres... Dans ce cas, pourquoi ne pas les faire ? je n'ai aucun problème à passer d'un genre à l'autre. Nous ne sommes pas d'un seul bloc, chacun de nous est à la fois léger, grave, optimiste, fataliste, parfois même au sein d'une même journée.  Jongler d'un discours à l'autre m'aide aussi à me préciser en tant qu'auteur, et par là-même à avoir un meilleur regard sur ce que je suis.

L'un est-il plus difficile à aborder que l'autre ? Les auteurs, les dessinateurs, à aborder les deux sont plutôt rares...

Ni plus ni moins difficile, juste différent. Il s'agit une réponse un peu bateau, j'en conviens, mais c'est la réalité. C'est juste un état d'esprit qui commande une histoire, et une histoire qui commande un dessin. Je suis au service de ce que je raconte, rien de plus. Le style humoristique m'oblige à me concentrer sur l'essentiel, sur l'efficace et le percutant. Le style réaliste demande plus de nuances, plus de réalité, et représente un travail de plus longue haleine, d'où l'espace plus grand entre les albums.

Avec Les Étiquettes , vous avez dévoilé beaucoup de vous. Aviez-vous envie de faire un bilan ? C'était aussi vous exposer...

Il y avait forcément, avec Les Étiquettes, une exposition dont je ne me rendais pas compte au moment de le dessiner. C'est en dédicace que j'ai réalisé que j'avais autant parlé de moi, quand les gens en face de moi me sont apparus presque gênés d'avoir ainsi pénétré mon intimité. Mais ce n'est pas un problème, ma vie n'a rien de spécial et je n'ai rien à cacher. Juste quelque chose de très banal, en fait. Et je ne sais pas si on peut parler de bilan, j'y ai plus vu l'occasion de me découvrir au travers d'une histoire. En fait, raconter sa propre vie permet un recul phénoménal sur les événements. Ce qui était salutaire pour moi, à ce moment-là...

Y a-t-il un "avant" et "après" Les Étiquettes ?

Dilemma (rough)

Dilemma (rough)

Oui et non. J'ai découvert que je pouvais faire quelque chose de différent, que je pouvais livrer plus de choses. Et surtout qu'il était possible de mélanger les deux genres, réaliste et humoristique, dont vous parliez avant. Introduire des nuances d'émotion dans un cadre très condensé... J'aimerais utiliser cela dans de futurs albums.

Avez-vous, hormis Mélusine, de nouveaux projets, et peut-on déjà en parler ?

Oui, j'ai un album qui sort en octobre au Lombard. Encore un recueil d'histoires courtes, une centaine de pages au format carré, mais bien éloigné des Étiquettes, à vrai dire. Puis je travaille sur un bouquin réaliste qui sortira en 2016, toujours au Lombard. Un travail assez prométhéen, très documenté, une uchronie ou quel que soit le nom qu'on donne à ce genre de choses... Celui-là s'appellera Dilemma. Sinon, j'ai fini le scénario du Mélusine 24 et je suis bien avancé dans celui du 25. Plus d'autres trucs à droite et à gauche...

Mélusine à la plage (projet pour un supplément pour Spirou)

Mélusine à la plage (projet pour un supplément pour Spirou)

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Pierre Burssens
07/04/2015