Entretien avec Jean-Christophe Chauzy
« La catastrophe qui se produit dans Le Reste du Monde
nous ramène, nous humains, à notre juste échelle... »
Le Reste du Monde, le nouvel album de Jean-Christophe Chauzy, ne peut laisser indifférent. En narrant le combat d’une femme, d’une mère, pour survivre avec ses enfants face à une catastrophe qu’elle ne comprend pas, l’auteur fait mouche et signe une BD qui marquera très probablement l’année 2015. Alors que nous réalisions l’interview de Jean-Christophe Chauzy à la veille de la Journée mondiale de la Terre, ce livre et la catastrophe décrite revêtaient un aspect tout particulier. Depuis, un séisme a ravagé le Népal, certaines images de ce pays et de son peuple pourraient aisément se substituer aux cases du Reste du Monde. Et certaines réponses de l’auteur à nos questions éveillent une bien triste résonnance.
Le Reste du Monde est très différent de ce à quoi vous nous avez habitués...
Je ne sais pas... Sur certains points peut-être, son cadre général et sa mise en scène, mais finalement l'histoire laisse une grande place à l'humain, on reste très proches des personnages, ce qui était déjà le cas dans mes adaptations de polars, par exemple, parce que c'est une constante, ou presque, du roman policier. Le Reste du Monde est né d'un concours de circonstances. À son arrivée chez Casterman, Benoît Mouchart (directeur éditorial, ndlr) m'a encouragé à développer un projet personnel en tant qu'auteur complet. J'avais dans un coin de la tête les lectures de différents romans américains, dont La Route de Cormac Mc Carthy, qui m'avait particulièrement marqué. L'idée de l'adapter en BD m'avait effleuré, mais j'y avais vite renoncé. C'est très difficile d'adapter un roman américain, et je trouve toujours le résultat assez frustrant. Le déclic est finalement venu lors de vacances passées dans les Pyrénées centrales. Je m'y suis retrouvé dans des paysages incroyables, aux couleurs extraordinaires, et surtout dans une rupture d'échelle complète par rapport à notre échelle humaine ridicule. Ca m'a à la fois fasciné et beaucoup troublé. Et la catastrophe qui se produit dans Le Reste du Monde nous ramène, nous humains, à notre juste échelle...
Nous sommes à la veille de la Journée mondiale de la Terre, faut-il voir dans Le Reste du Monde un message écologiste ?
Je n'ai pas réalisé cet album dans ce but, mais il me semble que c'est inévitable. D'une part visuellement, vu le cadre de l'action, et d'autre part parce que c'est quelque chose qui me concerne. Nous sommes, au quotidien, responsables d'un désastre. Je ne crois pas à la fin de la planète, à moins qu'on la fasse exploser, mais la fin de notre monde est, elle, tout-à-fait imaginable. De notre monde, car la planète, la nature s'adapteront. La fin d'un monde et le début d'un autre...
Entre le déclic que vous décrivez, et la construction du scénario, il y a une marge...
Le scénario s'est construit assez facilement, en fait. J'ai essayé de m'imaginer dans cette situation, comme Marie et ses enfants. Comment à la fois créer des conditions de survie en subissant des événements qui nous dépassent totalement ? Que faire ? Avec une approche la plus réaliste possible...
La catastrophe décrite dans l'album est-elle, pour vous, d'origine naturelle ?
Je ne peux pas tout vous dire. Certaines réponses apparaîtront dans le second tome. On se trouve sur le terrain du film-catastrophe mais dans ces films, justement, certains trucs m'horripilent au plus haut point et j'ai voulu les éviter. Pas de scientifique capable de solutionner ça sous la main, pas d'agent de la CIA, pas de super-nana qui passait là par hasard... Le lecteur est proche de Marie, qui ne comprend pas ce qui se passe. Elle doit faire face à toutes les conséquences de ce qui se déroule à son échelle, sans savoir. Les explications ne viennent pas des secours, puisqu'il n'y a pas de secours qui arrivent... À l'âge de la communication, on imagine mal que cela puisse se produire chez nous. On voit ça à la télé, ailleurs, et on peut zapper dans notre petit confort occidental. Et si ça arrivait ? Quelles seraient les conséquences à court terme ? Comment faire sans eau, sans électricité, sans réseaux ? C'est plutôt cela que j'ai voulu montrer.
On voit Marie évoluer, dans son cheminement, dans sa personnalité et son apparence tout au long de l'album. Comment avez-vous défini ce personnage ?
Je voulais absolument sortir du personnage BD très sexué. Marie n'est pas une « fille sexy » ni une super-héroïne. Je devais arriver à camper un personnage dans lequel chacun pouvait se reconnaître. Marie n'est pas là pour faire bander le lecteur, et même dans la courte séquence très intime dans laquelle on la retrouve, on mesure que la catastrophe a eu lieu. Marie est quelqu'un de réel, un peu revêche, pas super-belle, qui se prend une succession de catastrophes à la gueule et essaye de sauver les meubles. Elle est enseignante, et de chef de classe, elle devient peu à peu chef de meute. Elle doit impérativement s'adapter, et passer subitement de notre confort de consommateurs à une lutte pour la survie fait ressortir chez elle des capacités insoupçonnées...
La catastrophe constitue-t-elle une sorte d'écho à son séisme personnel, intime ?
L'une est une métaphore de l'autre, et cette catastrophe personnelle constitue aussi une métaphore de l'occident. Et puis tout s'amplifie, après les tremblements de Marie, ce sont ceux du paysage, puis des tremblement sociologiques, la violence qui s'amplifie et puis régit les rapports humains... On l'a vu à Haïti et dans d'autres lieux, après la catastrophe apparaissent d'autres dégâts, humains : le pillage, les exactions, le rôle trouble des forces de l'ordre...
Graphiquement, on découvre presque un autre Jean-Christophe Chauzy...
Merci. D'une certaine manière, ce projet totalement personnel m'a donné une ambition, et je me suis fait plaisir en me donnant pour y répondre l'occasion d'expérimenter des choses qui, jusque là, n'étaient pas envisageables. J'étais généralement limité , vu les sujets de mes autres bouquins, aux plans moyens et gros plans, dans un milieu plus urbain. Pour Le Reste du Monde, le paysage est bien plus qu'un décor, et cela me permet de travailler en pleine page, en double page et parfois avec seulement trois cases sur 2 pages. Ces choix sont logiques par rapport à la nature du récit, et sur certaines pages, mes cases s'assemblent ou se dissocient à la manière de plaques telluriques... Mon travail sur les couleurs a suivi la même direction, j'avais besoin de quelque chose de quasi organique pour rendre les coulées, les effondrements, les gouffres, d'où le choix de l'aquarelle et de ce papier grenu. Dans l'histoire, les pages représentent une succession d'accidents, et je voulais que cela se traduise aussi dans leur dessin, leurs couleurs, leur découpage. Pour les 15 premières pages, je me suis également inspiré de la peinture flamande primitive, avec les divisions entre partie paradisiaque et infernale dans certains tableaux et le choix des couleurs pour les traduire. J'ai écrasé des bleus, des bruns, des gris, des mauves pour servir ce récit et exprimer graphiquement son contenu. Et je peux vous confier que mes planches préférées, celles dont je suis le plus content, ne sont pas forcément les plus « belles » ou les plus apaisées. Au début, le paysage est paradisiaque, puis la rupture intervient, mais je continue à trouver ce paysage beau, sublime car non domestiqué. Peut-être est-ce cela, Le Reste du Monde, une ode à la non domestication du paysage !
Une réalisation exigeante, une pagination importante... Combien de temps la réalisation de l'album a-t-elle demandé ?
Un an et demi environ, mais un an et demi imprégné de beaucoup d'excitation et d'autant de questionnements. Je voulais créer la surprise à quasi chaque page, commenf faire ? Avant ça, comme il s'agit d'un projet en solo, je devais être sûr de mon scénario, ensuite ces questions sur chaque planche ou double page... Et très concrètement, je jouais avec mon savoir-faire, mais aussi avec une part de découverte, et donc de risque. La couleur directe, ça fonctionne ou pas, ça laisse très peu de place à l'erreur... Croyez-moi, mes journées étaient bien remplies !
Vous avez évoqué un second tome, or rien ne l'annonce dans celui-ci...
Au départ, j'imaginais ce récit comme un one-shot, mais l'éditeur a insisté pour une suite. Je laissais le lecteur sur la dernière planche, en surplomb face au reste du monde, peut-être face à un nouveau monde... Il s'agissait d'une fin très relative. Mais j'ai rapidement mesuré, lors de séances de dédicaces, que les lecteurs attendent, eux aussi, une suite, sur laquelle je travaille désormais.
Propos recueillis par Pierre Burssens le 21 avril 2015
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