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Entretien avec Thilde Barboni

« Ce que je trouve fantastique en BD,
c'est que tout est possible ! »

Écrivain, psychologue, critique littéraire... Thilde Barboni est entrée en BD par la grande porte de la prestigieuse collection Aire Libre avec l'album Rose d'Elisabethville dessiné par Séraphine. Après avoir signé le polar Purple Cats dans la trop éphémère collection Interpol, elle nous revient aujourd'hui avec une double publication : Les Bals masqués, premier tome du thriller Monika (Dupuis) et Eva, premier volet des Anges visiteurs (Sandawe). Écriture, scénario, deux disciplines liées mais différentes qu'elle évoque pour nous en nous parlant de ces deux nouveaux albums.

Qu'est-ce qui amène un écrivain à se tourner vers la BD ?

Le cheminement, pour moi, a été assez simple en fait. Quand on écrit des romans ou des nouvelles, on accomplit un travail solitaire, chose que j'ai vécue en écrivant une dizaine de romans. Ensuite, j'ai été amenée à écrire pour le théâtre, et là j'ai travaillé avec un metteur en scène. Il s'agit d'une petite équipe, mais on n'est plus seul. La BD constitue une sorte d'aboutissement de ces deux étapes, puisque j'écris un scénario, mais qu'il est mis en images par le dessinateur. Je trouve l'expérience particulièrement enrichissante, et même magique, car ce sont deux univers qui se rencontrent, deux visions, et c'est un plaisir de partager cela, d'autant plus que pour Monika comme pour Les Anges visiteurs, les dessinateurs amènent quelque chose de singulier, de très personnel. J'aime aussi beaucoup le travail que l'on effectue avec la maison d'édition, très différent en BD, plus proche de la collaboration que ce qui se présente en littérature.

Vous avez scénarisé 4 albums aujourd'hui publiés, et ce dans des genres très différents...

Oui, mais ils comportent aussi des points communs que l'on retrouve dans tout ce que j'écris. Je m'attache au destin et à la psychologie des personnages, cet aspect me passionne et même si je le fais, forcément, de manière différente dans un roman, l'exploration de la psychologie des personnages se retrouve aussi dans mes BD.

4 albums marqués par 4 personnages principaux féminins...

Auriez-vous mis cela en avant avec un auteur masculin mettant en scène des héros masculins ? (rires) Mais les hommes sont importants aussi dans mes histoires ! Je peux d'ailleurs vous confier que je travaille actuellement sur un projet avec Olivier Cinna et que là, le personnage principal sera un homme ! Mais j'aimerais ajouter, par rapport à vos questions précédentes, que ce que je trouve fantastique en BD, c'est que tout est possible. Au cinéma aussi, aujourd'hui, mais pas au même point... Dans Monika, quand je fais construire un androïde, Guillem March le crée, il est là, il existe, c'est extraordinaire !

Un androïde qui vous permet d'évoquer l'écrivain de SF Philip K. Dick...

J'y tenais, car Philip K. Dick a été une des grandes découvertes de mon adolescence, j'ai lu ça alors que j'étais très jeune et ça m'a fasciné. La SF avec des vaisseaux spatiaux et de grosses bêtes qui attaquent les héros ne m'intéresse pas trop, même si je prends beaucoup de plaisir à regarder Star Wars. Mais Dick, lui, a mélangé des éléments de SF à notre quotidien, à ouvert la porte à la réflexion... Il m'arrive de relire certaines de ses nouvelles, et je mesure chaque fois combien il a été un précurseur. Un autre de mes coups de coeur, mais en BD cette fois, a été Enki Bilal avec sa Foire aux immortels. Je suis passée de la BD jeunesse à Bilal, un fameux raccourci ! J'ai donc baptisé l'androïde Philip.

Monika est présenté comme un thriller érotique, mais derrière cette image vous abordez des thèmes d'actualité, on pense au fanatisme, aux extrémismes...

Complètement, et ces aspects seront davantage développés dans le tome 2. J'avais envie de m'intéresser à l'emprise mentale telle qu'on la retrouve dans les sectes. Monika et sa soeur Erika sont toutes deux traumatisées par leur passé et se défendent de manière différente. Leur relation amour-haine vient de très loin, et Monika va le comprendre progressivement. Le tome 2 sera plus violent. Mais le côté « actualité » m'a effrayée plus d'une fois. Le projet Monika a démarré voici 4 ans. Depuis, on a vécu la montée des fanatismes, les attentats, dans un autre registre l'affaire DSK... Il m'est arrivé de téléphoner à Serge Honorez, directeur éditorial chez Dupuis, pour lui dire : mais enfin, ce n'est pas possible, c'est comme dans mon scénario ! Et lui, rassurant, épinglait toutes les différences entre la réalité et ma fiction. En même temps, ce que je voulais montrer dans Monika, c'est un parcours humain qui, lui, est intemporel.

Vous citez l'affaire DSK, vous mettez un homme politique en scène, et jusqu'à un certain point, à la lecture, on peut imaginer que ce soit lui, le « méchant »...

Epson est un animal politique, mais aussi un homme blessé. Il erre dans ces fameux bals masqués et se trouve sous l'emprise d'Erika. Il tombe amoureux de Monika. Mais il reste un homme de pouvoir important et ne perd jamais le Nord...

Votre autre actualité BD est la récente sortie du tome 1 des Anges visiteurs. Qu'est-ce qui a amené ce projet chez l'éditeur participatif Sandawe ?

J'avais écrit l'histoire des Anges visiteurs et je l'avais présentée chez Dupuis, mais Sergio Honorez m'a dit que ce type de récit ne correspondait pas à l'ADN de Dupuis. Entretemps, un dessinateur français ayant adoré ma nouvelle intitulée La Crypte et avait présenté une planche d'essai sur ce thème chez Sandawe. Personnellement, je n'avais pas envie de présenter Les Anges visiteurs chez un autre gros éditeur que Dupuis, et le contact s'est établi avec Patrick Pinchart chez Sandawe. J'avais un scénario, et lui venait de découvrir le travail d'Emmanuel Murzeau. Alors, pourquoi ne pas tenter ce système de financement participatif ? L'idée semblait bonne puisqu'en moins d'un an, Eva, le tome 1, a été financé par les édinautes, et que le tome 2 l'est aujourd'hui à 98 % (depuis cet entretien, le financement des Jumeaux célestes, tome 2 des Anges visiteurs, a atteint ses 100 % - NDLR). Rétrospectivement, je crois que l'histoire aurait été, de toutes facons, difficile à placer ailleurs, avec un volume se déroulant quasi entièrement sous la terre, et l'autre en surface.

Comment avez-vous vécu cette période de financement ?

C'est une aventure très particulière, au cours de laquelle il a fallu beaucoup communiquer. C'est une aventure humaine mais... via le net !

Tout l'inverse de la solitude de l'écrivain ?

Complètement. Là on se trouve dans une ouverture complète et généralement très positive, mais on se trouve aussi confronté aux aspects positifs et négatifs du web. On peut dialoguer avec des passionnés qui comprennent votre démarche et s'y intéressent réellement, mais aussi se faire critiquer sans aucune raison par des inconnus. Philip K. Dick, justement, avait déjà entrevu les dangers d'une connexion mondialisée. Personnellement, on me demande souvent pourquoi je ne me trouve pas sur Facebook, mais je me souviens d'une période où il avait été question que chacun, indirectement, soit « fiché », or je trouve que Facebook amène les gens à se « ficher » eux-mêmes.

En lisant Monika, on a parfois l'impression que vous auriez aimé en dire plus. Comment gérez-vous les contraintes du scénario par rapport à l'écriture d'un roman ou d'une nouvelle ?

Cela demande une vraie discipline ! Et, en fait, c'est très compliqué d'écrire, réécrire, réréécrire en fonction d'un nombre de cases, de planches... Mais le dessin est magnifique et appelle, en quelque sorte, aux ellipses pour laisser rêver le lecteur. J'ai un grand respect pour le dessin, donc j'accepte volontiers de me mettre au service du visuel. Le travail principal se fait évidemment en amont, avec l'écriture du scénario, mais ce matin, peu avant notre entretien, je corrigeais les épreuves du tome 2 de Monika. C'est un boulot compliqué... mais surtout passionnant !

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Pierre Burssens
08/06/2015