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Entretien avec Xavier Dorison et Joël Parnotte

"Si le lecteur ne ressentait pas, à travers le dessin, les coups, les chocs des armes, ça ne fonctionnait pas !"

1537. Dans les montagnes du Jura, un envoyé de l'Église exacerbe la haine religieuse de montagnards catholiques afin qu'ils lancent une chasse à l'homme contre un jeune protestant et son guide. Leur crime ? Vouloir faire passer une Bible traduite en français jusqu'en Suisse pour la faire imprimer. Une hérésie ! À deux contre trente, le destin du jeune homme et du vieux Hans Stalhoffer semble scellé. Sauf que Hans n'est pas une proie comme les autres; il est l'ancien maître d'armes de François Ier... Et la proie est bien décidée à devenir le chasseur. Avec Le Maître d'armes (Dargaud), Joël Parnotte et Xavier Dorison signent un véritable « survival » historique plein de fureur et extrêmement spectaculaire. Au-delà d'une traque impitoyable, on trouve aussi, dans ce récit d'une centaine de planches, des échos aux événements de notre époque. Un aspect, parmi d'autres, que nous avons abordé avec les auteurs deux jours avant la sortie de l'album en librairies.

Comment vous est venue l'idée du Maître d'armes ?

Xavier Dorison : Comme souvent pour moi, je pense qu'elle est née d'images que j'avais en tête, des images de combats dans la montagne, d'une traque dans un contexte assez dur, d'hommes de main faisant face à un combattant aguerri...et faire de ce dernier le maître d'armes du roi de France ma paraissait amusant. J'avais également envie de travailler cette transition entre l'épée et la rapière...

Doit-on y voir le passage d'une époque à une autre ?

XD : Complètement. Il s'agit aussi de la transition entre une arme devenue symbole associée pour notre héros à une forme de savoir, de sagesse et de discipline face à une autre arme liée, elle, à l'argent et à une position sociale. On pourrait comparer ça à d'autres grands changements, comme, par exemple, le passage de la peinture à l'huile à la photographie, mais ce genre de transition s'est effectué dans un tas de domaines, y compris avec l'arrivée des nouvelles technologies. Ces changements portent toujours une forme de danger, avec l'oubli de ce qui existait avant et des valeurs qui pouvaient y être attachées, face à l'attrait d'une nouveauté dont on ne mesure pas totalement la nature et l'impact à venir.

L'histoire se déroule au début du XVIe Siècle, dans le contexte des guerres de religion et de leurs fanatismes, et on sent dès votre préface, le désir d'en faire un écho de ce qui se passe aujourd'hui dans différentes régions du monde...

XD : Oui, car on peut aisément comparer les conflits décrits dans l'album à ce qui déchire, par exemple, Chiites et Sunnites. Des communautés qui se revendiquent d' un même dieu, une même croyance, s'affrontent ! Plus largement, je dirais qu'il s'agit d'une question de foi. Sans que ça ne prenne, heureusement, des proportions guerrières, voyez ce qui oppose ceux qui ont foi en la médecine traditionnelle et ceux qui ont foi en la médecine moderne. Personnellement, j'ai, d'une certaine manière, foi en un cinéma d'aventures, d'autres ont foi en l'art et essai. Or la coexistence de genres différents constitue un enrichissement. Le risque est de ne pas vouloir le reconnaître, l'accepter, et ce refus aboutit au conflit...

À plusieurs reprises, en lisant Le Maître d'armes, j'ai pensé : « ça aurait pu être un western... »

XD : Vraiment ? Peut-être, en effet... On aurait pu imaginer la transition entre un tir instinctif et l'emploi d'une lunette de visée... ou l'arrivée des barbelés en opposition à l'image des grands espaces. Mais l'Europe au Moyen-Âge était encore très sauvage aussi et, finalement je crois, que la période que nous avons choisie est plus originale !

Les blessures résultant des combats que vous présentez sont particulièrement spectaculaires. Les protagonistes pouvaient-ils survivre, à l'époque, à de tels coups ?

XD : Non, on le voit dans l'album avec l'agonie de Casper. Toute blessure s'infectant était quasi synonyme d'une condamnation à mort. Quand un membre était coupé, la seule possibilité, en ce temps-là, était de cautériser. Il faudra attendre Ambroise Paré pour que les choses évoluent, avec la ligature des artères. On le considère toujours comme le père de la chirurgie moderne.

L'album, en tant que tel, impressionne aussi par sa pagination (94 planches). Le Maître d'armes était-il prévu, dès le départ, comme un one-shot ?

Joël Parnotte : Non, l'idée première était d'en faire un diptyque, mais en avançant dans l'histoire, sa mise en place, ses décors, son atmosphère, la forme d'un album unique s'est imposée pour éviter une rupture dans le rythme global du récit. Il était beaucoup plus intéressant de conserver une histoire complète lisible d'une traite avec son début, son milieu et sa fin.

Les décors, forestiers et de montagne, occupent une place importante et vous leur consacrez parfois de grandes cases...

JP : Ils sont, en quelque sorte, un personnage à part entière. Le récit de cette traque est barbare, guerrier, oppressant. Mais nous voulions traduire d'autres agressions auxquelles sont soumis les personnages : celles du froid, de la neige, de la nature sauvage...

Ce qui frappe également, graphiquement, c'est une galerie de portraits, de « gueules » particulièrement marquantes. Ont-elles exigé un travail préparatoire particulier ?

JP : Pas vraiment, en fait. On a créé les personnages ensemble, en amont. Nous avons effectué des recherches avec Xavier. Il m'a suggéré des films, montré des photos. Mais graphiquement, pour moi, tout se met en place avec la mise en scène. Les personnages se définissent complètement, prennent vie au moment de l'action, qui peut amener des adaptations par rapport aux premiers croquis.

Quand on parcourt votre bibliographie, on a l'impression que, davantage qu'une évolution naturelle, vous adaptez votre trait à chaque série ou projet. Il s'agit d'un gros contraste, mais votre approche graphique du Maître d'armes est ainsi totalement différente de celle du Sang des Porphyre, entre autres...

JP : En BD, le dessin raconte, donc, en fonction du récit, j'adapte ma façon d'encrer, de colorier... Je cherche le moyen le plus efficace, le plus pertinant, pour transmettre quelque chose au lecteur. Le Maître d'armes exigeait quelque chose de noir, de râpeux, d'agressif. Ca n'aurait pas fonctionné avec le dessin du Sang des Porphyre ! Mon objectif est de servir le propos au mieux. Le Maître d'armes est un grand récit d'aventures, il devait être impressionnant visuellement ! Si le lecteur ne ressentait pas, à travers le dessin, les coups, les chocs des armes, ça ne fonctionnait pas ! J'espère que j'ai su transmettre tout cela...

L'album sort dans deux jours, vous avez tous les deux une bibliographie bien remplie, dans quel état d'esprit vous trouvez-vous alors que cette sortie est imminente ?

JP : Il y a toujours un certain stress. La sortie d'un album reste un événement. On vit avec ce truc qui nous accompagne jour et nuit, qui nous occupe l'esprit pendant une longue période, et le trac, l'angoisse apparaissent toujours à un moment ou un autre. Le Maître d'armes a demandé, de A à Z, près de 3 ans de travail, dominé par le plaisir, mais il s'agit d'un travail dans lequel on n'a pas triché, pas fait semblant, et on espère que le lecteur le ressentira. La sanction tombera... ou plutôt commencera à tomber vendredi !

XD: À chaque sortie d'album, je me pose une question : est-ce que j'ai vraiment obtenu ce que je voulais, est-ce que ce bouquin a vraiment donné réalité à ce dont, scénariste, je rêvais ? Et puis il y a le partage avec le public. On peut comparer cela au tir. Quand vous tirez au pistolet ou à la carabine sur une longue distance, c'est quand vous recevez la cible, avec les impacts, que vous mesurez votre score. En attendant de la voir, vous vous questionnez. Remplacez le tir par le travail réalisé, sa distance par le temps de réalisation du bouquin et la cible par l'accueil du public. Et en attendant de recevoir la cible et d'évaluer votre score, vous vous questionnez !

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Pierre Burssens
12/10/2015