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Entretien avec Anthony Pastor

"J’ai effectué une synthèse de mes expériences précédentes
pour amorcer quelque chose de nouveau"

Savoie 1919. Blanca et Pauline ont attendu toutes la guerre le retour de leurs hommes. Lorsqu'ils rentrent enfin, c'est pour périr aussitôt dans une avalanche. C'en est trop, elles décident de quitter leur montagne, emportant avec elles Florentin, un orphelin de 11 ans. Commence alors une grande aventure, et, à travers elle, une véritable interrogation de la condition des femmes à cette époque.

Anthony Pastor nous fait emprunter son Sentier des Reines au cours d’un récit puissant et impressionnant. Au-delà d’un road-movie à suspense, l’auteur trace, pour ses héroïnes, un itinéraire initiatique, social, politique, spirituel et humain. Auracan leur emboîte le pas, et, au cours d’une halte, Anthony Pastor répond à nos questions.

On vous connaissait essentiellement pour vos polars, or Le Sentier des Reines diffère vraiment de vos thématiques habituelles. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder quelque chose d’aussi différent ?

D’abord une envie personnelle, sortir de chemins relativement balisés et pouvoir le faire en travaillant mon dessin de manière différente. Je désirais me renouveler et mon arrivée chez Casterman me le permettait. Et puis, par respect pour mon éditeur précédent, je n’avais pas envie de poursuivre dans la même veine dans une autre maison d’éditions. Quant au sujet, je dirais qu’il s’est presque imposé à moi à partir de ce que j’appellerais une image mentale. J’ai vu cette image de deux femmes quittant leur village après la mort de leurs maris. D’une certaine manière, je disposais du thème de mon histoire. Il me restait à trouver une période et un contexte dans lequel l’inscrire. La sortie de la première guerre mondiale convenait et permettait une réflexion sur les conséquences de ce conflit à différentes échelles. C’est ainsi que Le Sentier des Reines s’est construit peu à peu.

Par contre, vous avez déjà situé les intrigues d’autres histoires dans la montagne. Or vous n’êtes pas originaire d’une région montagneuse…

Non, mais la famille de ma mère est originaire de Haute Savoie. Il ne s’agissait pas vraiment de montagnards, plutôt des agriculteurs qui n’avaient pas à affronter en première ligne la rudesse de la montagne, mais ça m’a certainement influencé. Et puis mon père est un passionné de montagne et j’ai souvent été plongé dans ce décor…

Le périple effectué par Blanca et Pauline, vos héroïnes, est, pour l’époque, hors du commun…

Oui, mais il s’agit d’une fiction ! Cependant, j’ai développé mon récit à partir d’éléments forts. Je n’ai pas voulu en faire une fresque historique, mais j’y ai intégré des éléments réels, plein de petites histoires qui ont été vécues par des familles de l’époque, et ce qu’elles pouvaient représenter alors. J’ai aussi tenté de trouver la résonnance que ces faits pouvaient avoir aujourd’hui. Le Sentier des Reines peut permettre une lecture à différents niveaux. Il s’agit d’une sorte de road-movie, d’une aventure. Mais elle intègre tout le background social de cette période, et des éléments presque symboliques. Quand je définis mes personnages, j’essaye d’ailleurs de leur donner un maximum de densité de manière à ce qu’ils puissent porter, véhiculer des idées tout en restant crédibles.

On peut aussi y voir le passage d’une époque à l’autre. Dans cette approche, Arpin, qui poursuit Blanca et Pauline, peut-il être abordé comme une personnification de leur passé ?

Je n’y avais pas pensé, mais oui… Il peut,  en tous cas, symboliser ce dont elles essayent de s’affranchir, la violence et la douleur qui les pourchassent. Doivent-elles le repousser, le tuer ? Ou doivent-elles faire avec et, quelque part, l’intégrer à leur avenir à construire ?

Vous mettez dans les mains de Blanca – et on ne peut d’ailleurs les ignorer visuellement tant les couleurs de leurs couvertures contastent avec les teintes choisies pour votre récit – deux livres authentiques : La Voie féministe et L'Émancipation sexuelle de la femme. S’agissait-il, à l’époque, d’ouvrages essentiels sur ces thèmes ?

Il y en a eu beaucoup, mais on a surtout retenu des romans ou des ouvrages que je qualifierais de plus « citadins » ou parisiens, et qui ont débouché sur des formes d’émancipation féminine. Il y a notamment eu le roman La Garçonne, qui a même donné son titre à la coupe de cheveux « à la garçonne ». Mais je leur trouvais un côté un peu tape-à-l’œil. Et je devais surtout trouver des livres qui auraient pu se trouver dans une France plus rurale, et donc dans les mains de Blanca à ce moment-là… J’aurais aimé développer davantage cet aspect de l’intrigue, comme la rencontre avec une infirmière devenue médecin, mais je devais faire avancer ma fiction, maintenir un suspense, et en même temps me tenir au nombre de pages fixé. Ce sont des petites frustrations mais je ne pouvais pas endosser le rôle d’un historien non plus ! Vous évoquez la couleur des couvertures, mais je ne voulais pas qu’on les loupe, ces bouquins, et en même temps, ça ressemblait à cela. Et les lecteurs trouveront des explications supplémentaires dans le dossier qui complète l’album.

Vous évoquez les éléments qui se sont assemblés dans l’album. Celui-ci comporte plus de 120 pages, combien de temps vous a demandé la réalisation du Sentier des Reines ?

De manière assez étonnante, un an seulement ! Ca a été super-rapide, l’écriture, la documentation… Le puzzle s’est mis en place très rapidement. Les Petits polars m’avaient aidé à expérimenter certaines formes graphiques, les idées étaient là, et l’enthousiasme de travailler avec un nouvel éditeur était, lui aussi, bien présent ! Je voulais y arriver, relever ce défi !

Justement, peut-on évoquer la technique de dessin employée ?

Je travaille en numérique, avec une palette Cintiq, mais j’y suis venu assez tard. Je fais partie de la vieille école (rires) ! Mais je reconnais que c’est grâce à cet outil que l’album a été réalisé en un délai très court. J’ai essayé de garder un côté très naturel à mon dessin, assez proche de ce que je faisais à mes débuts, au stylo bille. Et j’ai travaillé en utilisant le même calque, en revenant dessus, du story-board au résultat final. Le seul calque supplémentaire a servi aux couleurs. Je voulais parvenir à un résultat qui reste vivant, chaleureux, et éviter le piège du « trop lisse » souvent associé au passage par l’informatique. J’ai abordé les couleurs de la même manière…

Le voyage de vos héroïnes implique une grande variété de décors et d’ambiances…

Oui, mais c’est aussi un plaisir et ça évite les répétitions et l’ennui. La plupart du temps on est tout de même seul face à ses planches, et cette variété est, à mon sens, utile et nécessaire. Au départ, on imagine une histoire et le projet, à ce moment, est totalement abstrait. Petit à petit, en le concrétisant, on mesure ce qu’il implique, les petits détails sur lesquels on peut buter mais qui lui amènent aussi une forme d’authenticité. Il y a un challenge à relever. J’avais aussi envie de faire ressentir le temps qui passe, sans forcément passer par les différentes saisons très marquées. J’ai choisi de le faire via la couleur, avec une palette qui s’enrichit et se diversifie très progressivement, quasi au compte-gouttes, tout au long du récit. Et au fil de la réalisation de l’album, je me suis plus d’une fois surpris moi-même.

Vous avez abordé quelque chose de très différent ce qui constituait, jusque-là, votre bibliographie. Aujourd’hui, qu’en retirez-vous, et cela influencera-t-il votre travail à venir ?

J’en retire plein de choses différentes. Je suis content, fier, et ça me donne envie de redémarrer sur un autre projet. J’ai découvert des aspects très différents de mes précédents boulots, comme explorer une dimension sociale qui m’ a beaucoup plus. Je n’avais jamais lu autant de bouquins d’Histoire pour me documenter, et ça m’a beaucoup plu. J’ai aussi senti que ma technique pouvait encore évoluer. J’ai l’impression d’avoir effectué une synthèse de mes expériences précédentes pour amorcer quelque chose de nouveau. Et même si la sortie de l’album est récente, je me rends compte que c’est un nouveau public que je rencontre lors de séances de dédicaces.

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Pierre Burssens
04/11/2015