Auracan » Interviews » Entretien avec Janry 1/2

Entretien avec Janry 1/2

"L'envie est toujours là, et le plaisir de passer d'une histoire à l'autre aussi !"

Qui aurait prédit, à l'apparition du Petit Spirou, la belle carrière qui s'ouvrait au garnement ? Un parcours de 17 albums dont le récent Tout le monde te regarde, un hors-série spécial anniversaire Sans interdits depuis toujours, des albums thématiques, de nombreux produits dérivés, des séries d'animation, un projet de film au point de dépasser la popularité de son illustre aîné !

Créé à un moment charnière de l'histoire des éditions Dupuis, Le Petit Spirou a rapidement rencontré un large lectorat touché par la relative impertinence de la série face au paysage BD d'alors. Un quart de siècle plus tard, son univers amuse toujours ses lecteurs (qui ont grandi) et ses auteurs. Janry évoque avec nous ce petit groom devenu grand... mais resté petit !

Le Petit Spirou a 25 ans. Quel regard portez-vous sur cet anniversaire ?

Oh, c'est peut-être une image simpliste, mais c'est celle d'un sablier qui se vide doucement avec le temps. Mon miroir me rappelle le gamin que je suis, mais avec des cheveux gris. Je tiens à conserver cette part d'enfance, et, le plus possible, la même énergie qu'au début. Mais l'envie est toujours là, et le plaisir de passer d'une histoire à l'autre aussi. Par contre, en dédicaces, je mesure que le public évolue, grandit, et que certains lecteurs des débuts sont aujourd'hui accompagnés de leurs enfants.

 Le Petit Spirou s'adresse donc à différentes générations ?

A priori, Philippe Tome et moi essayons de toucher les enfants, et j'en suis un. Au-delà d'essayer de distraire, de faire rêver, Le Petit Spirou renferme une certaine vision du monde qui nous est chère, une sorte de projection de ce que nous sommes, en fait. Nous ne cherchons pas à faire du prosélytisme, mais dans Le Petit Spirou se retrouvent des éléments auxquels on tient, des valeurs que l'on respecte. Je n'aurais pas accepté d'inclure dans la série des choses que j'aurais refusé de transmettre à mes filles, par exemple... Il y a un sens de l'éthique, une certaine fierté de soi... Le Petit Spirou s'adresse aux enfants, petits et grands, mais permet différents niveaux de lecture.

Dans l'album spécial anniversaire, on insiste beaucoup sur la liberté d'expression. Est-ce une préoccupation qui s'est renforcée au cours de la série ?

Quand Le Petit Spirou est apparu, il s'agissait, dans l'hebdo Spirou, de la première série tous publics qui osait aborder certains tabous. Il y avait bien eu quelques tentatives avec Le Trombone illustré, les hauts de pages de Yann et Conrad, mais nous proposions clairement une autre vision que Boule et Bill, La Patrouille des Castors ou d'autres séries « politiquement correctes » de l'époque. Il ne s'agissait pas pour nous d'être visionnaires, mais bien d'aborder des sujets qui correspondaient au quotidien des lecteurs et de créer des histoires dans lesquelles on pouvait se reconnaître ou être touché.

Prenez un personnage comme Tante Phlébite. Le Petit Spirou réalise finalement qu'il s'agit d'un monsieur. On peut en rire, il y a des gags qui tournent autour de ce personnage. Mais il s'agit d'un solitaire qui vit avec ses chiens, et peu à peu on découvre son histoire qui n'est pas particulièrement rigolote, et on explique ce qui l'a amené à devenir et rester « Tante Phlébite ». Nous ne stigmatisons pas, au contraire, mais nous ne réalisons pas non plus un pamphlet revendicatif à propose de personnes différentes. Nous disons que le monde est comme ça, et plutôt que des préjugés ou des avis clé sur porte, on invite le lecteur à découvrir une autre histoire, un autre itinéraire, et à y réfléchir. La BD constitue un bon outil pour ça. Elle correspond à un moment de détente dans lequel le lecteur est sans doute un peu plus perméable. Et ce genre de petit message est probablement mieux perçu que s'il venait d'un prof.

En 25 ans, la série a évolué, vous avez exploré d'autres thématiques...

Mais sans plan prédéfini ! Philippe et moi en sommes les premiers lecteurs, et on y retrouve ce qui nous touche. Nous ne pourrions pas envoyer chez l'éditeur quelque chose auquel on n'adhère pas, ça ne fonctionnerait pas et le lecteur n'y adhérerait pas non plus. Pour moi la sincérité constitue l'atout le plus important. Je pense que ça se ressent quand un auteur travaille autrement, qu'il n'a pas la capacité de « vivre » son récit... Sa capacité à faire rêver disparaît rapidement.

Plus spécifiquement, votre dessin a également évolué...

Là aussi sans planification... On peut rechercher longtemps le dessin parfait, mais on est rattrapé par des échéances ! Mes planches partent chez l'éditeur avec un assentiment, mais je conserve toujours un doute quant à ce que j'ai dessiné. Quand je revois des dessins d'il y a 2 ans, 5 ans ou plus, il m'arrive de penser que je ne dessinerais plus cela de cette manière aujourd'hui. Beaucoup plus rarement, je me dis, tiens, ça c'était réussi ! Mais il s'agit d'une question d'esprit. Si je réalisais le dessin parfait, que ferais-je le lendemain ? Ce serait peut-être le dessin de trop... Mais n'y voyez pas une source d'insatisfaction ou d'abattement. Au contraire, c'est ce qui alimente mon envie d'évoluer, mon appétit, et me conduit à remettre très volontiers le couvert !

Comment avez-vous réagi quand la popularité du Petit Spirou a dépassé celle de Spirou ?

Quand, avec Philippe Tome, nous avons repris les aventures de Spirou et Fantasio, nous étions encore très jeunes dans le métier. On était sur un petit nuage, très excités à l'idée de conduire la Turbotraction. Heureusement, nous avons rapidement réalisé qu'il ne s'agissait pas d'un jouet, que nous devions assumer au mieux cette reprise ! Nous avons beaucoup travaillé sur les albums que nous avons réalisé, nous nous sommes immergés dans l'univers de Spirou et Fantasio et avons essayé de nous l'approprier. Mais nous n'en étions pas les créateurs ! C'était un peu comme dormir dans le lit d'un autre.. Nous avions des idées que nous ne pouvions pas appliquer à Spirou et Fantasio, il y avait des limites. Et c'est pour cela que nous avons développé Le Petit Spirou. Ce garnement nous a permis de sortir des rails, d'exploiter des envies et des idées qui nous appartenaient sans abîmer le Spirou historique. Pour nous, il s'agissait au départ d'une récréation, et même d'une oxygénation. Et progressivement nous avons observé que la sincérité que nous évoquions tout à l'heure portait ses fruits. Franquin, que je cite en toute modestie, a vécu quelque chose d'assez similaire avec Gaston en rendant ce personnage autonome. Gaston était plus proche de Franquin que Spirou, qu'il n'avait pas créé. Il a arrêté Spirou à un moment parce que Gaston était, pour lui, plus épanouissant.

Partager sur FacebookPartager
Pierre Burssens
08/12/2015