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Entretien avec Eric-Emmanuel Schmitt

"Peut-être est-ce la forme d'écriture la plus concise qui puisse exister..."

Si les adaptations d'oeuvres littéraires en BD sont nombreuses, il est plus rare qu'un romancier écrive directement pour la bande dessinée. C'est pourquoi la naissance de Poussin Ier, en septembre 2013,  suscitait beaucoup de curiosité. Dessinés par Janry, les déboires du jeune gallinacé sont en effet la création d'Eric-Emmanuel Schmitt. En une vingtaine d'années, ce dernier est devenu l'un des auteurs francophones les plus lus.

Ses livres sont traduits en 44 langues et ses pièces sont régulièrement représentées dans plus de 50 pays. Les Apparences sont trompeuses, deuxième tome des aventures de Poussin Ier, est sorti récemment. Malgré un agenda débordant, entre un séjour au Canada et des projets théâtraux à Paris, c 'est avec énormément de gentillesse et de disponibilité qu'Eric-Emmanuel Scmitt a répondu à nos questions.

Comment est né Poussin Ier ?

Je portais le personnage depuis une trentaine d'années, et je l'utilisais pour raconter ses petites histoires à ma famille, à mes proches. L'idée de départ est celle d'un petit personnage qui pose des questions justes mais leur donne des réponses fausses. À de nombreuses reprises, on m'avait demandé d'en faire un livre. Je n'imaginais pas l'aborder à travers la littérature. Et comme il s'agissait de sortes de sketches, de petites aventures, j'ai pensé à la BD. Je l'ai fait savoir auprès des éditeurs et j'ai rencontré l'équipe de Dupuis qui m'a soumis une série d'albums afin d'orienter mon choix vers un dessinateur. Janry s'est imposé car il me semblait que le mariage de mon monde et de son énergie comique pouvait constituer une belle rencontre.

Portiez-vous un intérêt à la BD avant ce projet ?

Absolument ! Je suis né dans les années 60' et j'ai poussé avec Pilote, Goscinny, Bretécher, Fred, Le Concombre masqué... La BD s'inventait, touchait tous les âges, et elle m'a accompagné autant que Dumas ou Maupassant. J'ai une vraie considération pour la bande dessinée, contrairement à de nombreux intellectuels que je croise et qui la méprisent encore...

Doit-on voir dans l'univers animalier de Poussin Ier une référence aux fables d'Esope ou de La Fontaine ?

Pas vraiment... Dans ce deuxième album, je fais référence au paradoxe d'Achille et de la tortue, de Zenon, qui est beaucoup plus ancien... Je m'amuse à glisser de nombreux clins d'oeil culturels dans la série, on peut les découvrir à travers plein de petits détails. Par ailleurs, je me trouve souvent dans le domaine de la fable. Oscar et la Dame rose et Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran sont considérés comme des contes philosophiques modernes. Quant à cet univers animalier de Poussin Ier, il tient, dans mon esprit, autant de La Fontaine que de Disney. Il s'agit d'une transposition merveilleuse qui me permet de ne raconter que l'essentiel, d'être précis et léger.

De manière plus large, vous êtes sensible à la cause animale, comme l'a notamment démontré votre récent texte au sujet du lion Cecil...

Oui, je suis un militant de la cause animale depuis toujours, et je suis heureux d'être de moins en moins seul dans ce mouvement. Au début, je ne connaissais que deux personnes qui s'y intéressaient : Brigitte Bardot et Marguerite Yourcenar ! Avec le temps, on a pris conscience des droits des animaux, mais ces droits il revient aux hommes de les soutenir. Les animaux n'iront pas manifester en rue pour les défendre ! Mes lecteurs ont également été très sensibles à ma nouvelle Le Chien, dans le recueil Les deux Messieurs de Bruxelles. On m'en parle fréquiemment lors de séances de dédicaces et, pour ma part, il s'agit peut-être d'un de mes textes préférés. Cette nouvelle parle de l'importance du regard de l'animal sur l'homme, et de ce que nous devons, nous, apprendre des animaux plutôt que de les toiser. Depuis mon enfance, je considère l'animal comme une personne. Et puis, avec Poussin Ier, vient l'éternel questionnement de l'oeuf et de la poule. Poussin peut se demander d'où il vient ce qui en fait une sorte d'Hamlet... Attention, je n'ai pas dit d'omelette... (rires).

Comment s'est établie votre collaboration avec Janry ?

Nous avons du nous apprivoiser mutuellement, car nous venons de deux mondes très différents. Pour ma part, j'ai du apprendre à penser et détailler en planches et en images, une approche assez parallèle à celle du cinéma mais malgré tout fort différente. Au départ, je le soupçonne de m'avoir bizuté en me demandant de dessiner mes scénarios, mais aujourd'hui je lui envoie des descriptifs complets, les dialogues, et je ne dessine plus ! De son côté, il me suggérait certaines choses, mais ma logique est très spécifique... Cette collaboration est, en tous cas, devenue un vrai plaisir !

Vous évoquiez la narration de l'essentiel, la précision... L'exercice de l'écriture BD doit être très différent de votre expérience littéraire...

Ah oui, on est dans la concision et même dans la sur-concision. Il s'agit d'une forme de pensée à prendre, totalement nouvelle pour moi. Il est nécessaire de se concentrer sur un trajet intellectuel qui correspond au gag ou à l'histoire, et à la chute qui en constitue un petit supplément... Peut-être est-ce la forme d'écriture la plus concise qui puisse exister, la plus ramassée qui soit... Il s'agit d'un bon exercice littéraire.

Littérature, théâtre, cinéma, BD...vous touchez à de nombreuses disciplines, chacune d'elles vous apporte-t-elle un plaisir différent des autres ?

À chaque fois, pour moi, le sujet ou les personnages commandent et déterminent le choix de la forme juste. Poussin Ier m'a, en quelque sorte, obligé à aborder la BD. Par rapport au sujet, je me sens plus comme un scribe obéissant que comme un créateur surpuissant. Je ne collectionne pas les formes d'expression pour pouvoir clamer que je sais tout faire, et à chaque fois, il y a des doutes, des tensions quant au choix et au territoire que le sujet me commande d'explorer. La BD me permet de libérer une vraie fantaisie, dans la concision. Le romancier se met à la hauteur du sujet. Poussin est cocasse, son statut de personnage central est son culte du moi permettent de grossir certains travers, de lui faire dire certaines choses et pourtant de s'en moquer...

Quel public rencontrez-vous lors de séances de dédicaces, le public BD ou celui d'Eric-Emmanuel Schmitt ?

Le public d'Eric-Emmanuel Schmitt, qui lit souvent aussi mes autres livres. Peut-être Janry rencontre-t-il un public plus orienté BD... Mais parfois, dans la rue, des enfants me reconnaissent et me parlent de Poussin Ier, me citent des répliques... J'adore ça !

Vous portez Poussin Ier depuis 30 ans, on peut donc s'attendre à une longue série d'albums...

J'aimerais beaucoup et je pense que Janry aussi. Il me disait ne pas être un dessinateur animalier, mais il est ravi, et nous avons plein de choses à raconter. Il y a un joli paradoxe à ce qu'un aussi petit personnage que Poussin Ier puisse embrasser un domaine aussi vaste que celui de la philosophie... et j'ai une immense tendresse pour Poussin. Il a beaucoup de force parce qu'il s'aime, et à certains moments, je l'envie beaucoup !

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Pierre Burssens
14/12/2015