Entretien avec Florent Silloray
"Capa se trouve là où l'Histoire s'écrit
et essaye de la faire rentrer dans son appareil photo."
Après Les Carnets de Roger contant l'histoire de son grand-père, prisonnier de guerre, dans un camp de travail, Florent Silloray signe aujourd'hui une ambitieuse biographie de Robert Capa. Au-delà de ses célébrissimes clichés, l'auteur s'attache à nous faire découvrir l'homme, ses passions et ses combats. L'auteur nous parle du photographe comme d'un personnage de BD un peu rêvé et son très bel album, Capa, l'étoile filante , qui lui a demandé trois ans et demi de travail est passionnant de bout en bout. On parle photo, histoire et BD avec Florent Silloray.
Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la vie de Robert Capa ?
Un hasard de lecture. Au cours de l'été 2012 j'ai lu un roman espagnol intitulé En attendant Capa, qui était principalement axé sur l'histoire d'amour entre Capa et Gerda. Puis j'ai commencé à étudier ses biographies et peu à peu, il est apparu pour moi qu'il s'agissait d'un personnage de BD un peu rêvé. J'ai poursuivi mes recherches et démarré ce projet. Entre-temps, Dupuis a publié l'album de Jean-David Morvan et Dominique Bertail, Omaha Beach, 6 juin 1944, mais celui-ci est essentiellement consacré aux fameux clichés du débarquement de Normandie. Pour ma part, je voulais m'attacher à dépeindre l'homme, sa carrière et sa vie au sens large. La première barrière à franchir était celle des ayant-droits de Capa aux États-Unis, mais ceux-ci ont rapidement donné leur autorisation au projet. Le fait que celui-ci soit porté par Casterman a certainement constitué un atout. Casterman édite Tintin, une référence, même aux USA !
Vous évoquez un aspect assez inattendu, la problématique, pour Capa, de la vente des photos et la forme de concurrence qui s'installe. On était pourtant loin du système actuel des paparazzis...
Si je voulais amener le lecteur à côtoyer Capa, je devais parler de ces aspects-là, des problèmes auxquels il pouvait être confronté, de l'aspect financier comme de ses peines de coeur... Je devais le rendre humain, réaliste... Capa est une sorte d'icône de la photo, ce qui le rend un peu intouchable, mais il avait, comme chacun, ses failles et ses faiblesses, et on les découvre quand on va au-delà de ses célèbres images.
Un réalisme auquel vous avez été très attentif dans la réalisation de l'album...
Effectivement. Je me devais d'être au plus près de la réalité et j'ai travaillé avec près de 10 000 photos d'archives et de documents divers. Quand on cite un hôtel où Robert Capa loge, j'avais besoin d'images de cet hôtel, de ses chambres etc... Parfois, ce réalisme tient à un tout petit détail, mais il me semble qu'il s'agit d'un minimum quand on travaille sur une biographie, qui est aussi un hommage. J'ai découvert des choses incroyables, mais il était impossible de tout utiliser en un album, même si l'ensemble du cheminement du projet a pris trois ans et demi.
Une scène étonnante est celle de la réaction d'un membre d'équipage d'un bombardier, abattu, qui demande à Capa s'il a obtenu le cliché qu'il désirait. Peut-on parler d'une forme de voyeurisme du photographe ?
Cette scène, authentique, a constitué une sorte de déclic pour Robert Capa. Il avait couvert la guerre d'Espagne et, en Angleterre, il avait l'impression de tricher. Capa s'impliquait sur le terrain et il était le témoin de choses terribles, sans toutefois courir immédiatement vers un corps mutilé ou ce genre de chose... Sa fameuse image du milicien espagnol abattu prise sur le vif a fait scandale en Europe, à l'époque. Or, dans ses mémoires, il évoque les monceaux de cadavres des plages de Normandie... Capa ne va pas vers le plus facile, mais il ne s'oriente pas non plus vers ce qu'il y a de plus horrible. En Normandie, il tremble sous la mitraille, il reste une heure sur la plage, et s'en sort vivant, ce qui semble en soi, vu ce qui s'y déroulait, extraordinaire. Et quelle est l'image qui en ressort ? Celle d'un GI qui relève la tête hors de l'eau. Capa ne se retourne pas vers les cadavres dans le ressac. Plutôt que de parler de voyeurisme, je dirais qu'il se trouve là où l'histoire s'écrit et qu'il essaye de la faire rentrer dans son appareil photo, ce qui peut passer par des images fortes.
À l'inverse, quand il couvre le Tour de France pour Paris-Match, on lui reproche de se disperser...
Oui, alors qu'il innove en suivant la course sur une moto, il photographie les lieux traversés, l'engouement des spectateurs et, pour ses commanditaires, pas suffisamment la course et les champions cyclistes de l'époque. Mais il innove et, à sa façon, révolutionne les choses. Il l'a fait en tant que photographe de guerre, il était le seul à avoir débarqué en Normandie, comme il le fera, sur un autre terrain, avec son combat pour les droits d'auteur et en fondant Magnum. Il essayera d'ailleurs aussi d'amener les cinéastes, dont son ami John Huston, à se défaire de l'emprise des financiers d'Hollywood.
Tout comme pour votre précédent album, Le Carnet de Roger (Sarbacane), vous avez choisi une technique particulière pour aborder votre sujet. Pouvez-vous nous en parler ?
Je travaille sur une sorte de papier kraft japonais, très mat, qui accepte les lavis et garde une bonne tenue pour les rehauts à l'acrylique. Je recompose donc mes planches case par case. Et cela passe très bien à l'impression, l'album imprimé est très proche de mon travail original. Pour les images du débarquement, je voulais retrouver un noir et blanc proche des photos de Capa. J'ai donc travaillé par lavis, sur lesquels j'ai appliqué du sel pour tenter de recréer le grain des tirages...
On trouve aussi du rouge en fin d'album, du rouge sur la couverture du magazine Life et le rouge du sang de Robert Capa sur son appareil. Vouliez-vous établir un lien entre les deux ?
À cette époque, Life, c'était 4 millions d'exemplaires vendus chaque semaine, et son patron savait très bien que Capa allait au plus près du feu... Quant à l'appareil, il est conservé tel quel au musée Nikon au Japon. Il lui avait été prêté pour le tester pendant la guerre d'Indochine. Le photographe y est parti avec un mauvais pressentiment. Il a dit au revoir à tous ses amis, ce qui, rétrospectivement, les a marqués... Et il est mort en sautant sur une mine antipersonnel le 25 mai 1954.
Comment avez-vous recréé, pour les besoins du récit, ces images célèbres sans pouvoir les reproduire ?
Il m'était interdit, par les ayant-droits, de redessiner les photos dans leur format. Pour mon histoire, je devais jouer avec le contre-champ afin d'y inclure Capa au travail. Je devais étudier les distances, les angles, et le photographe avait une manière bien personnelle de se positionner, de se déplacer par rapport à son sujet... Il existe des photos de lui en train de travailler et des témoignages à ce sujet.
Vous avez choisi de raconter, en images, l'histoire d'un preneur d'images...
Et j'ai pu mesurer les ponts existant entre ces deux formes de travail. Quand je m'interrogeais sur un cadrage, le champ, le hors-champ, sur ce qui faisait sens, ce que je devais montrer ou pas... ces questionnements croisaient ceux d'un photographe. À l'inverse, dans certains journaux, avant-guerre, Capa publiait des saynètes en 4 ou 5 photos commentées. Et en les redécouvrant, j'étais étonné de cette narration qui possédait, elle, beaucoup de points commun avec la bande dessinée.
Amateurs de BD, d'Histoire ou de photo ? À quel public adressez-vous cet album ?
Je n'y ai pas pensé comme ça. J'ai essayé qu'il soit crédible pour les photographes, d'être au plus près des personnages et de la vérité historique et que tout le monde y trouve son compte. L'histoire présentée est dense et on peut presque lui accorder plusieurs types de lectures, l'oeil dans les dessins, à travers les photos célèbres... Oui, on peut l'aborder suivant différents registres.
Propos recueillis par Pierre Burssens le 19 février 2016
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© Pierre Burssens / Auracan.com
visuels © Florent Silloray / Casterman
photos © Pierre Burssens