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Entretien avec Pascal Bresson et Erwan Le Saëc

« En tant que scénariste, si je peux prendre mon stylo
pour défendre les causes touchées par l'injustice, je le fais. »
 
Pascal Bresson

15 janvier 2004, 12h25. Manche Ouest, au large du Cap Lizard. Le chalutier Bugaled Breizh coule. En 37 secondes... Quand deux auteurs bretons de bande dessinée s'emparent d'un sujet aussi brûlant que cette affaire d'État irrésolue, cela donne un récit de fiction haletant, nourri d'une documentation sans faille. 

Avec Bugaled Breizh, 37 secondes (éd. Locus Solus), Pascal Bresson et Erwan Le Saëc signent un ambitieux roman graphique qui revient sur la tristement célèbre affaire voyant, en 2004, un chalutier breton couler en quelques secondes... et dénoncent un véritable scandale d'État. 

« Dès le début, j’ai subodoré
qu’on ne saurait jamais la vérité… »
 
Erwan Le Saëc


Pascal Bresson et son chat Follet
© Manuel Clauzier 

Comment vous êtes-vous intéressé au drame du Bugaled Breizh ?

Pascal Bresson : Depuis de nombreuses années, en tant que scénariste, je me suis passionné pour de grandes affaires judiciaires, drames et injustices. J'ai ainsi travaillé sur divers sujets épineux comme les affaires Seznec, Dominici ou Dreyfus. Des affaires compliquées... et pour certaines non élucidées. C'est un vrai défi de pouvoir aller au bout d'une affaire ! Je connais le drame du Bugaled Breizh depuis janvier 2004, date des faits. Comme beaucoup de monde, j'étais devant ma télé à suivre pas à pas cette triste affaire. Accident naturel, homicide involontaire ou mensonges d'État ? Tous les ingrédients étaient réunis pour me faire mon intime conviction. J'ai su à cet instant que je réaliserai un ouvrage sur ce naufrage qui a endeuillé cinq familles...


Erwan Le Saëc
© Jean-Jacques Procureur 

Erwan Le Saëc : L’histoire du Bugaled Breizh a retenu mon attention dans le fatras de l’information permanente… peut-être parce que je suis Breton. Ce qu’il y a de fascinant avec les drames, les guerres et la connerie humaine, c’est que cela ne s’arrête jamais. En tous les cas, dès le début, j’ai subodoré qu’on ne saurait jamais la vérité.

Croyez-vous à un complot d’État ?

PB : Au vu de l'enquête, j'ai vite compris que nous avions à faire à une grande injustice, à une vraie manipulation. C'est d’une grande évidence. Le Bugaled Breizh n'est pas descendu mystérieusement sous la mer ou par étourderie. Non, il a malheureusement fait une mauvaise rencontre inopinée. Laquelle ? Un sous-marin par exemple ! Il faut savoir que le jour du naufrage, le 15 janvier 2004, l'OTAN entraînait ses meilleurs sous-marins à la guerre en eau peu profonde. Cinq nationalités étaient concernées. « Secret Défense » comme ils disent si bien ! Il n'était donc pas difficile de conclure que l'innocent serait « condamné » et le coupable « acquitté ». Dès le départ, les familles, pour connaître la vérité, ont dû s'attaquer à très fort. Avec cet ouvrage, j'apporte ma modeste contribution, mon soutien en tant que citoyen, mais également en tant que scénariste pour apporter quelques ficelles pour bien mettre en évidence les différentes manipulations, les mensonges et surtout mettre en avant une « vérité » qu'on veut nous cacher. Comme j'aime à le dire : « Nous habitons un monde interprété par d'autres où il nous faut prendre place ». Ça résume bien mon histoire et je me bats pour une bonne cause : la justice.


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 3


L'épave du Bugaled Breizh lors de son renflouement

Vous avez opté pour la forme d’un roman graphique afin de raconter cette terrible affaire…

PB : Dès le départ du projet, en 2012, j'avais l'idée de réaliser un long roman graphique. Ce format est davantage adapté pour mettre en scène cette tragédie qu'une bande dessinée classique. Il était hors de question de concevoir une série sur plusieurs albums à suivre. L'association de la bande dessinée à la littérature est une bonne alchimie. Le texte et le thème abordés sont les éléments qui apporteront une nouvelle dimension à la bande dessinée. Le dessin apporte autant que le texte dans la qualité de l'œuvre. Le graphisme sert au mieux à l'interprétation du récit. On peut lire Bugaled Breizh, 37 secondes à la fois avec le texte, mais aussi avec les images qui sont tout aussi parlantes pour la bonne compréhension du récit. Il s’agit d’une histoire profonde, d’une leçon de vie bouleversante, d’un album qui reconstitue les derniers instants du chalutier et de ses marins sur une année.


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 5

Pour nous raconter des faits authentiques, vous avez inventé un journaliste vieillissant, torturé par de vieux démons. Pourquoi ce choix fictionnel ?


Bugaled Breizh, 37 secondes
extrait de la planche 10

PB : J'ai adoré imaginer le rôle d'Arthus Bossenec. C'est un personnage fort en gueule, rebelle et révolutionnaire. Arthus est un journaliste soixante-huîtard sur la touche. Pour rebondir, il a besoin d'une affaire... L'affaire du Siècle ! J'avais besoin d'un personnage fil conducteur qui nous dévoile, au fur et à mesure, les différents aspects de l'enquête en rencontrant les témoins, en rapportant les nombreux témoignages. Il est l'intermédiaire entre l'affaire, les familles et les lecteurs. Bossenec, c'est aussi un homme mal dans sa peau, dépressif et parano. Il porte en lui un lourd secret, que vous connaîtrez en lisant l’album… Il va amalgamer sa propre histoire personnelle avec celle du Bugaled. Dans son esprit, défendre la cause des familles contre l'infamie judiciaire, l'injustice et la honte du pouvoir de l'État, c'est s'affranchir, se libérer de sa culpabilité, de son secret et retrouver peut-être une place respectable aux yeux de tous. Avec le personnage de Bossenec, c'est une histoire dans l'histoire. Il va défendre bec et ongles la thèse de l'accrochage du chalutier par un sous-marin. Selon lui, plus le mensonge paraît grossier, plus il est facile à avaler ! Donc, il doit combattre le mal. Les lecteurs vont le suivre dans sa persévérance. Malgré son côté taiseux et acariâtre, c'est un homme qui se bat pour rendre hommage aux victimes, aux familles. Sa seule inquiétude tout au long de l'album est que l'affaire ne tombe petit à petit dans l'oubli. C'est un personnage avec beaucoup de personnalité, j’ai cherché à lui donner de la profondeur et du charisme, c'est un anti-héros. Il est comme nous tous. Je me suis basé sur une personne que je connais bien, dont je tairais le nom… Mais c'est tout à fait son état d'esprit, même pour sa fin tragique.

ELS : J’ai pris énormément de plaisir à mettre en scène ce cher Arthus Bossenec. Je n’aime pas les héros et les personnages qui réussissent tout… Je n’aurai aucun plaisir à dessiner les aventures d’un journaliste à houppette indicateur de police.


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 7


Bugaled Breizh, l'enquête torpillée
de Jacques Losay © Locus Solus

Quelles ont été vos sources documentaires ?

PB : Quand on s'attaque à une histoire aussi importante que celle du Bugaled Breizh, il vaut mieux s'armer d'une solide documentation. Depuis plus de cinq ans, je mets de côté les coupures de presse qui traitent du drame. On ne peut parler d'un sujet aussi sensible si on ne le connaît pas sur le bout des doigts. Une bonne documentation est la base du travail de scénariste. Dans un premier temps, j’ai établi une liste de livres sérieux pouvant m'aider. On trouvera donc ces titres sur mon bureau : Adieu Bugaled Breizh (éd. du Rocher, 2009) et On l'appelait Bugaled Breizh (éd. Archipel, 2014) de Yann Queffélec, Le Bugaled Breizh, secrets d'États autour d'un naufrage de Laurent Richard et de Sébastien Turay (éd. First, 2011), Bugaled Breizh, l'enquête torpillée de Jacques Losay (éd. Locus Solus, 2014)... Puis évidement des interviews et des articles parus dans Paris Match, Le Télégramme, Ouest-France... sans oublier l'aide précieuse qu'est internet, une source d'informations très riche. 

ELS : Pascal a pris en charge toute la documentation, j’ai à peine cherché quelques détails sur internet. Comme nous n’avions que sept mois pour réaliser l’album, je me suis surtout concentré sur les recherches des personnages fictifs, le découpage et la narration visuelle.


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 15

Nous imaginons aisément que vous vous êtes rendu sur les lieux afin de vous y immerger…

PB : Pour renforcer l'écriture et le sérieux de mon histoire, il m’était capital de m’immerger dans l'ambiance du Sud-Finistère, prendre la température du milieu. Mon ambition était de mieux saisir la réalité du contexte social. Je me suis donc rendu sur place avec mon appareil photo et mes crayons. J'ai pu me rendre compte de la vie, des lieux, des gens. Dans l'album, les lecteurs vont retrouver Loctudy et Le Guilvinec, deux communes qui touchent de très près le monde de la pêche, un environnement difficile et impitoyable. Il me fallait un endroit de rassemblement pour mes personnages, un lieu fort et reconnaissable. J'ai tout naturellement opté pour le Café du Port à Loctudy. C'est un bar de marins, d’authentiques marins pêcheurs. Il est très émouvant de savoir que les cinq marins disparus du Bugaled Breizh venaient ici boire leur café avant de prendre la mer...

ELS : Pour cet aspect également, je me suis appuyé sur l’important boulot de documentation de Pascal. Il est allé se renseigner sur place et m’a ramené tout un lot de photographies des lieux. Je connais Bénodet et Douarnenez mais je ne suis jamais allé à Loctudy. Dans un proche avenir j’espère…


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 22


Bugaled Breizh, 37 secondes
extrait de la planche 41

De la même façon, vous avez rencontré et échangé avec de nombreux protagonistes ?

PB : Je devais mettre en évidence tous les ressorts émotionnels des protagonistes. Saisir aussi différents comportements intuitifs, instinctifs ou inconscients de ces nombreux témoignages. M'approcher au plus près de ces moments de vérité comme un enquêteur de terrain. Mais je suis resté très discret. J'ai plutôt observé les gens en évoquant, sans être trop lourd je l’espère, le drame du Bugaled Breizh. Les visages se ferment, on ressent un malaise encore bien présent. La mer est une histoire de cœurs purs et d'amitiés tragiques entre les hommes et les femmes qui vivent de la mer. On découvre alors une forme de fatalité...

Quelles ont été les réactions des témoins du drame, des familles des marins disparus, en apprenant votre projet ?

PB : C'est toujours très difficile de parler d'une histoire tragique avec les proches concernés. Dans l'ensemble, le projet a été bien accepté. J'ai posé évidemment toutes les bases. J'ai pu rencontrer ou échanger avec des membres des familles. Je ne peux pas les citer, car j'ai cru comprendre qu'il y avait quelques différents entre eux… Mais ils ont compris que mon but essentiel était de parler de cette affaire, de la mettre au grand jour par le truchement de la bande dessinée, un bon support pour toucher un large public. Une façon de leur dire : « N'oubliez pas » ! Bugaled Breizh, 37 secondes est un devoir de mémoire. Je suis heureux d'avoir réalisé ce livre. C'était important de leur rendre hommage. La pêche en mer est un métier maudit et mal connu du public. Je ne voulais pas que le Bugaled Breizh reste un tombeau sur un parking naval. Non ! Je tenais à me mêler à cette affaire en apposant ma petite contribution à ce combat qui sera encore très long... On sait de quel côté je suis.


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 53


Bugaled Breizh, 37 secondes
visuel de couverture avant mise en couleurs 

Pour ce qui est du graphisme, quelle a été votre méthode de travail ?

ELS : Je dessine d’une manière assez classique, sur du papier bon marché avec des crayons et des feutres. Ensuite, après avoir scanné les pages, commence la partie informatique où viennent se placer les fichiers textes et les fichiers de niveaux de gris. C’est Stevan Roudaut qui a fabriqué ma police de caractères à partir d’une de mes anciennes planches avec mon lettrage manuel. C’est également lui qui s’est occupé de mettre en ordre tous les éléments dans la maquette informatique destinée à l’imprimeur. Je ne suis pas un dessinateur hors-pair, je le sais bien… mais pousser la sophistication graphique ne m’intéresse pas vraiment, je m’attache surtout à raconter une histoire en me focalisant sur le découpage et la narration. Depuis quelques temps, je participe aussi à l’écriture des dialogues, je ne veux plus travailler sur un scénario fourni clef en main.

La couverture de l’album suggère qu’un sous-marin serait le responsable du drame…

PB : Comme on dit : « Il y a toujours une explication aux fortunes de mer »... On a menti aux familles, on les a laissé dans l'ombre de nombreuses informations. Des sous-marins patrouillaient à l'ouest de la Manche le jour du naufrage. À la lecture de notre roman graphique, on pourra vite comprendre cette évocation du sous-marin : « Il heurte le chalutier, se dégage et disparaît comme un voleur ». Mobile ? La raison d'État ! Un chalutier de vingt-quatre mètres qui coule en 37 secondes par beau temps, sans avarie, il y a de quoi se poser des questions, non ? La mort ne devait pas être au rendez-vous ce jour-là ! Au final : cinq disparus en mer, cinq familles endeuillées, cinq familles déchirées, un armateur dévasté, tout ça à cause des secrets plus lourds que les pleurs versés...

ELS : Concevoir la couverture d’un album n’est jamais évident ni facile à faire. Il faut trouver une idée, bonne de préférence ! En premier lieu, nous avions pensé représenter l’épave du Bugaled Breizh au fond des eaux ou un canot de sauvetage vide, mais ces projets nous paraissaient trop mélodramatiques, trop durs notamment envers les familles des marins disparus. Effectivement, sur la couverture finale, on distingue une ombre sous l’eau, mais aucun détail ne montre qu’il s’agit d’un submersible… Ça pourrait être une baleine !


Bugaled Breizh, 37 secondes, extrait de la planche 117


L'épave du Bugaled Breizh au port militaire de Brest

À qui destinez-vous et dédiez-vous cet ouvrage ?

PB : J'ai réalisé cette histoire avant tout pour rendre hommage aux familles. Une façon de leur apporter mon modeste soutien, pour dénoncer l'injustice, les mensonges et les manipulations du pouvoir en place. J'ai aussi conçu ce roman graphique pour les jeunes via le support de la bande dessinée, pour leur transmettre l'envie de connaître ce naufrage, d'aller plus loin. Plus on sera nombreux à savoir, plus on aura des chances de ne pas oublier cette triste journée du 15 janvier 2004...

ELS : Pourquoi ne pas destiner Bugaled Breizh, 37 secondes à notre « fameuse » élite politique, ces personnes qui exigent notre confiance sans jamais nous donner la leur, et cela par le truchement d’un bout de papier appelé « bulletin de vote », tout comme ceux qui s’enrichissent du travail d’autrui… Ces gens sont la lie de l’humanité. Je dédie ce livre à tous les amis de la liberté et de la vérité.  

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