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Entretien avec Jean Dufaux et Ana Mirallès


Ana Miralès et Jean Dufaux

Alors que paraît Pipitku, troisième tome du deuxième cycle de l'excellente série Djinn (Dargaud), nous vous proposons une rencontre avec ses auteurs : Ana Mirallès et Jean Dufaux. Entretien avec une dessinatrice espagnole délicieuse de talent et de gentillesse, et un grand scénariste au sommet de sa très riche et brillante carrière.

Après la Turquie et les palais d'Istanbul, pourquoi avez-vous eu envie d'entraîner les personnages de votre série Djinn en Afrique ?

Jean Dufaux  : Dès le départ, nous avions prévu de faire se situer l'action de notre série sur trois continents. À savoir des continents correspondants à l'univers graphique et à la sensibilité d'Ana Mirallès, mais aussi, en toute logique, des continents en fracture, qui sont bouleversés. Pour le cycle « Jade », nous sommes dans des années de fracture, entre 1915 et 1925 : l'Empire Ottoman est en train de s'écrouler avant de renaître. Pour le deuxième cycle, nous sommes confrontés à des territoires dont les richesses sont très convoitées par l'Allemagne, l'Angleterre et la France. Et pour le troisième cycle, nous partirons vers les Indes, en évoquant la rivalité entre la domination coloniale anglaise et les velléités d'indépendance du pays. Cela était décidé dès le départ, mais nous n'avons pas tenu à l'annoncer dès le début, afin de ne pas décourager le lecteur en lui annonçant immédiatement que la série comportera au final douze tomes. Nous aimons attendre les réactions de nos lecteurs, voir comment les choses se passent.

Le deuxième cycle débute sur une rébellion des autochtones qui en ont plus qu'assez de la colonisation des Blancs et qui cherchent à se défaire de ces colons qui méprisent leur culture, leur civilisation… Souhaitiez-vous dénoncer ces exactions coloniales ?

Jean Dufaux  : Là aussi, nous nous sommes retrouvés tous les deux. Quand on voit la colonisation de l'Afrique noire, quand on voit le régime français dans l'Afrique du Nord, il y a des choses qui peuvent, en effet, nous interpeller. Il y deux ou trois choses très importantes dans mon hygiène de vie dont une bête noire : le racisme. Je crois que lorsqu'il y a mélange de peau noire et de peau blanche, il y a de l'optimisme. Malheureusement, ici, c'est la peau blanche qui se bat contre la peau noire. Cela donne une couleur rouge… C'est sale et c'est dommage… Le colonialisme a laissé des traces très profondes en Afrique qui sont encore aujourd'hui très présentes.

Votre rencontre professionnelle était-elle inéluctable ?

Jean Dufaux  : Non, car malheureusement, le hasard peut jouer bien, ou jouer mal. Le dessin et la sensibilité d'Ana Mirallès m'impressionnaient, j'aimais beaucoup son travail. Lorsque j'ai découvert Eva Medusa qu'elle faisait chez Glénat à l'époque, j'ai trouvé que c'était un personnage absolument fabuleux. J'avais déjà déclaré à droite et à gauche que je serai ravi de la rencontrer. J'avais lancé une ligne pour voir si quelqu'un pouvait m'amener à Ana Mirallès. Mais ça aurait aussi bien pu ne pas se faire… Je crois, qu'à certains moments, le hasard fait bien les choses.

Aviez-vous besoin pour l'histoire de Djinn - où nous avons des femmes très fortes comme Lady Nelson ou Jade - d'une sensibilité féminine au point de vue graphique ?

Jean Dufaux  : Ana répondra mieux que moi, mais je crois qu'il s'agissait d'un sujet casse-gueule pour un homme. Nous sommes dans un univers sensuel, mais une sensibilité qui touche la lumière, les tissus, les odeurs… Je pense donc qu'il n'y avait pas seulement le besoin, le désir d'être avec une femme, mais aussi de trouver une femme qui ait cette sensibilité-là. Il y a peu de femmes qui sont dessinatrices de bande dessinée, mais il y a aussi très peu de femmes qui ont cette palette sensuelle. Pour cela aussi, rencontrer Ana Mirallès a été un vrai plaisir. Je suis enchanté par l'alchimie Mirallès-Dufaux…

Ana Mirallès  : J'avais envie de travailler avec Jean, c'était un vrai défi. L'histoire de Djinn est très touchante. J'ai aussi pensé que je pouvais créer un nouveau regard sur la femme… Il existe dans les scénarios de Jean un érotisme inhérent, mais très élégant… En tous les cas, j'ai essayé de le faire avec beaucoup de respect.

Jean Dufaux  : Ana inscrit les corps, soit de lumières, soit d'étoffes… même les décors sont habillés de quelque chose. Je crois que l'on sent cela dans son dessin. Il existe aussi dans son dessin un jeu sur la nudité. Le pouvoir de ces femmes passe par le corps, par leur nudité, et cela Ana a su le montrer.

Jean, vous avez pour habitude de varier les constructions narratives. Est-ce un jeu de scénariste pour introduire vos nouvelles histoires ?

Jean Dufaux  : Non, mais cela est extrêmement important pour moi. Je crois que je pourrai répondre à cette question des milliers de fois parce que vous touchez là à l'essentiel : la base de l'acte créateur. À savoir refuser - se méfier pour le moins - du confort intellectuel et du confort de la création. Je crois qu'il faut se méfier de ce que l'on a déjà fait. C'est pour cela que j'ai voulu une narration différente pour le deuxième cycle de Djinn par rapport à celle du premier. Je travaille sur une construction mettant en scène des destins croisés de personnages, mais nous le présentons de façon différente. Cela permet à l'auteur de conserver une fraîcheur énorme par rapport aux personnages qu'il pratique depuis des années, et de lui permettre de rester extrêmement vigilant par rapport à sa technique. Pour ne pas tricher avec notre technique. Nous sommes tout de même des professionnels, nous pourrions tirer à la ligne, mais je crois que c'est cela qu'il faut éviter !

Ana, comment travaillez-vous avec Jean Dufaux ? 

Ana Mirallès  : Jean m'envoie son scénario pratiquement complet. J'ai besoin d'avoir tout le scénario d'un tome pour avoir une idée générale, pour travailler toute l'action, pour avoir la bonne documentation. C'est mieux, non pas que la communication entre nous soit difficile, mais je préfère faire toute la mise en scène en esquisses avant de commencer à dessiner les planches. Je lui adresse des esquisses très précises, ainsi Jean peut intervenir s'il a quelque chose à dire dessus.

Recevez-vous le scénario en français ou vous est-il traduit ?

Ana Mirallès  : Non, non je le reçois en français. Mais vous savez [rires], je lis beaucoup mieux le français que je ne le parle !

Jean Dufaux  : Absolument ! Je confirme…

Ana Mirallès  : Je comprends tout… Sauf une fois, où je me suis trompée de personnage. Tu te souviens Jean ?… Il m'a fallu recommencer les dessins déjà faits ! [rires]

Jean, pouvez-vous nous présenter les trajectoires que vos personnages vont prochainement emprunter ?

Jean Dufaux  : Le tome 2 de ce nouveau cycle permettait de retrouver Kim Nelson en Afrique à l'époque contemporaine, toujours sur les traces de son arrière grand-mère. Kim a également besoin de cette perle noire pour lever la malédiction dont elle est l'objet… Dans le tome 3, nous rejoignons Jade. Et cette fameuse perle a une particularité qui touche également des personnages que nous découvrirons dans le troisième cycle. Personnellement, je suis extrêmement sensible à la lecture de l'ensemble. Ce qui m'intéresse, sur Djinn, comme sur Les Voleurs d'Empire ou sur Murena, c'est le moment où le roman graphique est terminé. Lorsque l'on peut le parcourir de A à Z et que l'on puisse découvrir les petits morceaux, les petits éclats de mosaïques que j'ai disséminés à gauche ou à droite. Pour moi, le plaisir le plus important est le plaisir de l'ensemble.

Pour se faire, vous préparez donc à l'avance les pierres que vous ajoutez peu à peu à vos constructions…

Jean Dufaux  : Absolument, et cela est extrêmement fatigant. C'est épuisant de garder les éléments pendant des années. Pour ne parler que de Djinn, Ana m'ajoute des éléments dans ses dessins que je n'avais pas prévu. Ce que je trouve extrêmement intéressants, très enrichissants pour l'ensemble. Évidemment, je les prends et les ajoute à mon récit. Je connaîtrai, je pense, une grande délivrance lorsque les douze volumes de Djinn seront achevés.

Pour vous Ana, est-ce difficile de mettre en scène les scénarios de Jean Dufaux ?

Ana Mirallès  : Non, pas trop. Pour moi, c'est assez facile de travailler avec Jean, il m'aide beaucoup. Ses scénarios sont très détaillés, très complets. Il écrit tout, détaille beaucoup. Je n'ai plus qu'à dessiner l'histoire qu'il m'a racontée. Mais je pense qu'il est souvent surpris de voir comment j'ai dessiné telle ou telle scène.

Jean Dufaux  : Je crois que si un scénario est bien écrit, le dessinateur rend rarement une mauvaise copie. Il ne m'est quasiment jamais arrivé de mauvaise surprise avec mes dessinateurs. Les difficultés sont avant le scénario, je ne vais pas donner à Ana un scénario où il y en a, je les résous avant. Ce n'est pas plus compliqué…

Ana Mirallès  : En effet, dans ses scénarios, Jean met de nombreuses indications qui m'aident beaucoup dans mon dessin.

J'imagine Ana que vous vous consacrez exclusivement à la série Djinn

Ana Mirallès  : Oui, c'est beaucoup de travail. En plus du dessin, je fais aussi la mise en couleurs. Pour ce qui est de l'avenir, on verra…

Jean Dufaux  : Et pourtant, elle a un talent qu'on ne lui connaît pas : un talent d'humoriste. Ana est très doué pour les petits croquis enlevés plein d'humour. Ses petits strips sont d'une grande gaieté, avec une grande patte personnelle dans l'humour. C'est rare pour une femme, je trouve qu'elle manie cela aussi très bien. Donc, si un éditeur est intéressé !…

Jean, le mot de la fin ?

Jean Dufaux  : La bande dessinée est le mariage de l'image et du texte. J'ai la chance de travailler avec de très grands dessinateurs… Je suis quelqu'un qui dort la nuit, qui lit, qui aime se balader… Je crois qu'on est scénariste car l'on vit une vie libre. Je ne peux pas imaginer quelqu'un qui écrive sans lire. Je n'aimerai pas, par exemple, qu'un de mes lecteurs comprenne 100 % de l'histoire que nous lui racontons. J'espère qu'une partie du récit lui échappe et qu'il se raconte sa propre histoire. Un souvenir : enfant, lorsque je lisais des livres de Jules Verne ou d'Alexandre Dumas, je les fermais très souvent et j'imaginais la suite. Et puis je rouvrais le bouquin, et ce n'était pas la même chose : j'étais émerveillé ! La lecture est l'un des plus beaux jeux au monde. Mais ce n'est pas la vie non plus…

Propos recueillis par Brieg F. Haslé en octobre 2005.
© Brieg F. Haslé / Auracan.com
Photos © Cristian Esculier / Auracan.com

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Remerciements à Raphaële Perret
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Brieg F. Haslé
30/10/2007