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Entretien avec Patrick Prugne

"Aujourd'hui, mon rêve est de raconter des histoires, et de le faire en images."

Depuis Canoë Bay (avec Tiburce Oger), Patrick Prugne nous emmène sur les traces des premiers explorateurs-colons du nouveau monde. Avec le récent Iroquois (Editions Daniel Maghen), l'auteur démontre une fois de plus sa passion pour une période historique relativement peu connue de notre vieille Europe et sa maîtrise de l'aquarelle. Iroquois, la BD, peut ainsi s'apprécier aussi comme un très beau livre d'images, tant chaque planche, chaque case, mérite que l'on s'y attarde. Des aspects, parmi d'autres, que Patrick Prugne évoque pour nous.

Comment passe-t-on de Nelson et Trafalgar à Iroquois ?

Pour moi ça a pris 20 ans, puisque vous évoquez mes premier et dernier albums publiés. Ce sont 20 années de travaux, de recherche et, progressivement, une approche de tout ce travail qui change et se précise. Quand je travaillais avec Jacky Goupil sur Nelson et Trafalgar, je voulais faire de la BD. Je réalisais donc un rêve, celui de dessiner des BD. Aujourd'hui, mon rêve est de raconter des histoires, et de le faire en images. Dit comme ça, en mots, c'est une question de nuances, mais la démarche est différente et il a fallu beaucoup de temps pour qu'elle émerge de cette manière.

Est-ce cette évolution qui vous a amené à accorder toujours de place à la couleur ?

Oui, car quand je pensais BD, je pensais « dessin », « trait »...  Ici je pense d'abord  « image ». Que doit-elle transmettre ? Que doit-elle comporter ? Quelle sera son ambiance ?  Cette image, je tente de la définir dans sa globalité. Anciennement pas, l'ambiance venait après. Mais je vous le répète, cette évolution s'est construite progressivement.

Peut-on comparer votre approche à celle d'un peintre ?

Pas vraiment, car elle s'inscrit dans le cadre d'un récit suivi. Et puis, même si ce que le lecteur découvre dans l'album laisse à penser que je privilégie la couleur, toutes les planches sont d'abord l'objet d'un crayonné approfondi. Je dois obtenir le trait le plus juste possible, qu'il s'agisse du mouvement ou des proportions des personnages, des cadrages, des perspectives... Je conserve le trait pour renforcer mes premiers plans, pour le reste j'essaye de conserver quelque chose de très fluide. Mais il est essentiel que le dessin soit juste au départ, car l'aquarelle ne pardonne pas ! Par ailleurs, cette approche bénéficie des possibilités techniques actuelles. Voici 20 ans, je pense que le résultat imprimé aurait soit été fade, soit saturé. J'ai aussi la chance de travailler avec un éditeur particulièrement attentif, avec une bonne équipe qui prend soin de tous les aspects du livre en devenir, et après un an et demi de travail sur un album comme Iroquois, je n'ai absolument aucune critique à formuler quant à l'objet imprimé. L'album, en tant que tel, est très beau !

Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à cette période historique relativement peu connue ?

Il y a des années que cette idée de rencontre entre ancien et nouveau monde m'interpelle. J'ai découvert ça quand j'étais gamin, j'ai lu beaucoup à ce sujet et ça continue à me passionner. J'ai un attachement pour ce nouveau monde, pour les Amérindiens et pour l'Histoire en général, et plus particulièrement pour cet épisode de l'Histoire de France qui s'est déroulé dans ces régions. On en est aux balbutiements de la colonisation...

On est d'ailleurs étonné que ce que vous racontez dans Iroquois ait pu avoir de telles conséquences...

Oui, il s'agit d'un petit point de départ...  On est fort loin d'une bataille rangée, mais il faut se remémorer qu'à l'époque, il y a très peu d'européens là-bas et que les amérindiens ne sont pas très nombreux non plus. Champlain dispose de quelques soldats, Québec est un fortin qui abrite 40 personnes, et autour, ce sont d'immenses forêts non peuplées. Et pourtant, oui, du petit accrochage raconté dans l'album vont résulter deux siècles de conflits entre Iroquois et Français, un tournant de l'Histoire dans cette région. Mais d'une certaine manière, tout est disproportionné. Essayez d'imaginer, par exemple, le choc d'un jeune paysan normand qui débarque là, presque sans avoir eu aucune information et qui vient s'installer sur cette terre inconnue... Et pourtant, c'était la réalité !

Difficile de ne pas penser au Fort Wheeling de Hugo Pratt en découvrant vos Iroquois…

Plusieurs auteurs se sont intéressés à cette période. Pratt avec Fort Wheeling mais aussi avec Un Eté indien dessiné par Manara, Jean-François et Maryse Charles avec Les Pionniers du Nouveau Monde…  Mais je n’ai pas d’autres exemples en tête. On n’est pas dans un western, pas dans un « genre » bien défini et codifié.

Vous avez réalisé Canoë Bay avec Tiburce Oger, pensiez-vous continuer dans la même direction,  et en solo ?

Au départ non. Rassurez-vous, il n’y a eu aucune brouille avec Tiburce. Nous sortions de L’Auberge du Bout du Monde (Casterman) quand nous avons entrepris Canoë Bay. Mais Tiburce a ensuite été sollicité sur un autre projet, l’adaptation des Chevaliers d’Emeraude. De mon côté, j’avais envie de continuer dans cette voie, ce qui a donné lieu à Frenchman, Pawnee et aujourd’hui Iroquois.

Avec Poulbots comme parenthèse…

Et une fort jolie parenthèse, puisque c’était pour les éditions Margot, créées par mon fils et son amie. J’aime beaucoup Montmartre, je pensais bien le connaître, mais avec ce projet je me suis plongé dans le vieux Montmartre, qui n’avait pas grand-chose de commun avec l’actuel. J’ai recueilli beaucoup de documentation, de vieilles images, un vrai bonheur…

Entre les premiers colons-explorateurs et les indiens, vous ménagez une belle place à une nature omniprésente, y compris en couverture d’Iroquois

Là aussi, c’est un vrai plaisir. J’adore ça, comme j’adore dessiner des animaux. Avec la forêt canadienne, il y a évidemment de quoi faire, et je vous avoue que je dois parfois me limiter. Pour ce qui est de la couverture d’Iroquois, contrairement à celles d’autres albums, elle s’est quasi imposée. C’est difficile de définir une bonne couverture. Pour moi, elle doit être porteuse du sens du livre sans pour cela se rattacher à une scène précise. Elle doit parler de l’univers du bouquin. Celle d’Iroquois se rapproche d’une case de l’album. J’avais dessiné quelques autres projets, plutôt des gros plans, mais ils ne fonctionnaient pas comme je l’aurais voulu. Ces indiens qui courent sur un tronc d’arbre abattu me plaisaient vraiment. L’ensemble est sobre, mais pas trop. Je pense que ce qu’il manquait aux autres était justement cette présence de la nature.

Poursuivrez-vous cette piste amérindienne dans votre prochain album ?

Peut-être pas, il se pourrait cependant que l’histoire se déroule au XVIIIe S, mais j’y réfléchis encore. Je reviendrai certainement au Canada par après. Pour moi la réalisation d’un album demande un an et demi, et j’ai envie de me faire plaisir de A à Z en travaillant dessus. Un an et demi c’est long, donc l’envie doit être là, c’est essentiel. Autrement c’est l’ennui qui domine, et je n’ai pas envie de m’ennuyer.

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Pierre Burssens
19/10/2016