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Entretien avec Joël Alessandra

Après son très personnel Petit-fils d'Algérie, on ne s'attendait pas forcément à retrouver Joël Alessandra à la mise en image du biopic de l'emblématique Louise Brooks, avec Louise, le venin du scorpion, sur un scénario de Chantal van den Heuvel. Le dessinateur voyageur y délaisse le soleil du sud pour les projecteurs hollywoodiens. Ces derniers ont été, pour Louise, des miroirs aux alouettes, fracassant in fine l'image d'une héroïne fabriquée par la machine à rêves du cinéma muet. Joël Alessandra évoque pour nous cet album inattendu, sa collaboration avec sa scénariste et ses projets.                                                                       

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Louise Brooks ?

Ca s’est fait de manière particulière. Je sortais de Petit-fils d’Algérie et j’embrayais sur un autre projet, consacré à l’Ecosse et au whisky quand Reynold Leclercq, mon éditeur chez Casterman m’a appelé. Il m’a dit être en possession d’un scénario ayant trait à Louise Brooks, écrit par une auteure belge, Chantal van den Heuvel, qui aimerait que je le mette en images…  Je connaissais très peu de choses au sujet de Louise Brooks : son image et le fait que celle-ci ait servi de modèle à Guido Crepax pour sa Valentina. Ca se limitait à ça. J’ai demandé un temps de réflexion, j’en ai profité pour me documenter sur le personnage, l’univers des années folles, les USA à l’époque, Berlin…  Un univers essentiellement urbain, loin de mes habitudes…  Et après réflexion, ben,  j’ai mis mon projet écossais entre parenthèses !

Comme vous le soulignez, il s’agit d’un univers fort différent du vôtre, et  la demande venait d’une scénariste…

Oui, mais je me suis rapidement attaché au personnage de Louise, à la fois proche des célébrités de son milieu mais, finalement, broyée par le système qui, quelque part, l’avait créé. Et puis, graphiquement, il s’agissait d’un défi aussi. Je voulais utiliser des couleurs différentes, aller vers quelque chose de plus gris, me rapprocher, finalement, du cinéma en noir et blanc. Travailler avec un scénariste, ça peut parfois se révéler difficile. Ici, c’était extra. J’ai reçu le pdf du scénario, mais on a changé certaines choses en cours de route, Chantal réécrivait alors des séquences de trois ou quatre pages…  Et j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler avec elle sur cette histoire.

Dès le départ, on est surpris par le découpage, très différent pour vous aussi…

On a privilégié le gaufrier, et pour le coup, j’ai travaillé sur des planches entières. Habituellement, je compose mes planches à partir de différents strips, je peux y ajouter une aquarelle, leur donner un côté carnet de voyage. Ici je ne pouvais pas me le permettre. Je devais respecter un scénario précis, dialogué, découpé…et je m’y suis tenu. Sur d’autres récits, je me laisse plus de liberté. Ici tout était bien défini et préparé, je me voyais mal travailler avec des bouts de dessin. Je pense d’ailleurs que le sujet ne s’y serait pas prêté.

Avantage ou inconvénient ?

Dans ce que j’appellerais le process de l’album, c’était plutôt confortable. A partir du moment où le scénario était calé, la narration étable, je n’avais pas de question à me poser quant aux transitions, à la fluidité, c’était le job de Chantal. Mais aborder ce que le scénario me dictait comme ambiances, situations, décors…c’était plus difficile et ça entraînait beaucoup de contraintes et beaucoup, beaucoup de recherche de documentation. En lisant l’album, ça ne saute pas aux yeux, mais si vous regardez attentivement vous constaterez, par exemple, qu’entre 1928 et 1936 le design des voitures a énormément évolué.  Je devais donc en tenir compte ! Et il s’agit d’un élément parmi d’autres…  Mais attention, c’est intéressant, parce que ça vous pousse vers des choses plus pointues. Quand je travaille seul, je suis mon propre metteur en scène, c’est différent. On est forcément plus à l’aise par rapport à quelque chose que l’on fabrique tout seul, mais je suis très heureux de cette expérience.

Petit-fils d’Algérie était un album très personnel, Louise a été réalisé avec une scénariste, Chantal van den Heuvel…  Cherchiez-vous une sorte d’équilibre entre les deux ?

Peut-être, oui, inconsciemment, et quand j’y repense je me dis que si j’ai accepté, ce n’était pas innocent et que, oui, je cherchais peut-être quelque chose de vraiment différent. Mais je n’ai pas poussé l’analyse plus loin. Dans Louise, il n’est pas question de moi ou de quelque chose qui me touche personnellement. Je ne veux pas parler de travail de commande, mais, forcément, mon implication est différente. Il s’agit d’une implication professionnelle plutôt que personnelle.

Votre projet sur l’Ecosse et le whisky est-il sorti de sa parenthèse ?

J’y retravaille, effectivement. On reviendra à quelque chose, dans la forme, plus proche de Petit-fils d’Algérie au niveau du style graphique. Ce sera plus « libre » dans le découpage, pas de gaufrier et, finalement, peu de cases « fermées », avec un récit en majeure partie en voix off.  Côté couleurs, évidemment, ce sera très différent ! J’ai l’impression d’étudier toutes les possibilités d’un nuancier de verts. Et pour ça, je suis retourné sur le terrain. Il me semble qu’il s’agit d’une caution à la crédibilité d’un livre, et que ce qu’on extrait de cette présence sur place et que l’on restitue dans le livre oriente celui-ci. C’est, en tous cas, mon ressenti.

Entre-temps, il y a aussi eu votre collaboration avec Eddy Simon sur l’ouvrage consacré à Gustave Eiffel…

C’était encore une expérience différente…  Et nous avons un autre projet avec Eddy, un biopic d’Auguste Rodin mais plutôt sous l’angle Rodin et les femmes. Une importante rétrospective Rodin se déroulera en 2017 au Grand Palais à l’occasion du centenaire de sa mort. Nous voyons ça en deux tomes, avec une approche qui permettrait de retrouver la sensualité des œuvres du sculpteur…  Il y a du travail, et on devra faire vite si nous voulons que le premier tome soit prêt pour cette expositions.

Vous gardez donc la porte ouverte pour les biopics et les éventuelles collaborations…

Absolument. D’ailleurs je peux vous confier que Chantal est, en quelque sorte, venue me chercher chez Casterman pour Louise, mais que je lui ai demandé de travailler à nouveau avec elle. Parce que c’est aussi une force de travailler à deux sur un ouvrage…  Mais je pense qu’il ne faut pas perdre de vue l’essentiel, à deux ou en solo : raconter une histoire avec une âme et faire vibrer nos lecteurs. Voilà la priorité ! Le reste, ce sont différentes formules pour y arriver, ou essayer d’y arriver.

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Pierre Burssens
26/10/2016