Entretien avec Frank Pé 1/2
"Je voulais mettre en scène un Spirou d'aujourd'hui"
Triple actualité pour Frank Pé. L'auteur vient en effet de signer avec Zidrou un Spirou très actuel. La Lumière de Bornéo prend place dans la collection Le Spirou de... A côté de cet album-événement paraît le premier volume, très copieux, d'une belle intégrale de Broussaille. Enfin, l'auteur vient de dévoiler son extraordinaire projet d'Animalium, que nous vous avons déjà brièvement présenté dans nos indiscrétions. Tout cela justifiait aisément une (longue) interview. Nous vous en présentons ici la première partie, essentiellement consacrée à La Lumière de Bornéo. A suivre la semaine prochaine...
Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser « votre » Spirou ?
Une envie personnelle, présente depuis longtemps mais qui s’est précisée à un moment. Je me sentais prêt, j’ai écrit l’histoire… Je voulais développer un sujet dans l’air du temps, mettre en scène un Spirou d’aujourd’hui. Je n’avais pas envie de revenir vers le passé, vers la nostalgique, et puis je tenais à m’attacher à une thématique qui ne se démoderait pas trop vite. J’ai présenté mon projet chez Dupuis, ils l’ont accepté d’emblée, mais le scénario n’était pas parfait. C’est pourquoi nous avons pris contact avec Zidrou, qui a tout de suite sauté dans le train avec joie.
La Lumière de Bornéo compte plus de 80 pages, c’est impressionnant…
Une grosse pagination me permettait d’aborder plusieurs sujets qui me sont chers, ça en valait la peine. 44 pages n’auraient pas suffi… Regardez les Spirou de Schwartz et Yann ou d’Emile Bravo dans la même collection, soit la pagination est importante, soit ils se déclinent en deux tomes. A priori la collection fonctionne avec des one-shots. Et puis je n’avais pas envie que l’album soit trop vite lu ! (rires)
Hormis les personnages principaux, on retrouve dans votre Spirou d’autres personnages marquants de la série-mère, comme Noé. A côté de cela, vous en introduisez de nouveaux… Comment avez-vous abordé cette association ?
Il s’agit d’une drôle d’équation. On part d’un univers que tout le monde connaît. Le lecteur a une forme de jugement qui s’ancre dans ce qu’il a aimé et il est tenté d’aborder une nouveauté avec la grille de lecture des expériences de lecture anciennes. A côté de cela, il faut amener du neuf, un vrai regard, le « plus » grâce auquel on se dit que l’on a un vrai projet et que ça vaut le coup de s’y engager. Et c’est pourquoi je tenais vraiment à brosser le portrait d’un Spirou « de maintenant », moderne, tourné vers l’avenir… Spirou a été défini comme un héros pur, sympa. Si on créait Spirou aujourd’hui, on pourrait l’imaginer du côté des Indignés, militant pour Greenpeace ou contre le TTIP. Franquin a accordé le personnage à son temps qui croyait en la science et en l’avenir. Spirou était en phase avec son époque et son public, ce qui était peut-être plus nécessaire encore avec une présence hebdomadaire dans le magazine. Mais aujourd’hui, ce Spirou-là est très décalé. Il y avait donc une réflexion importante à mener à ce niveau. J’ai essayé de rentrer dans la peau de Spirou, de jouer le jeu de la série et du personnage grand public, mais avec tout ce que j’ai appris.
On imagine qu’il s’agit aussi d’un gros challenge graphique…
Oui, car tout le monde a en tête l’image de Spirou et Fantasio, ou du moins une de leurs images. On doit donc trouver où se situer graphiquement. Mon Spirou est moins humoristique que celui de Franquin, mais il n’est pas totalement réaliste non plus. Je dirais qu’il se situe dans la prolongation de Broussaille. C’est, quelque part, une synthèse de la BD franco/belge classique et des références de ma génération, l’école (A Suivre…) etc. Ces dernières ont fait évoluer la BD, lui ont donné une nouvelle dimension, une maturité qu’elle n’avait pas dans les années 60’. Quant à la difficulté d’adapter les personnages, ça a vraiment varié de l’un à l’autre. Moi, je ne suis pas un grand chercheur sur croquis, je fonctionne généralement à l’intuition et ça se passe sur la planche. Je considère le crayonné comme le marche-pied sur lequel je vais encrer. Je déteste pousser un crayonné pour qu’il ressemble à la planche encrée. C’est notamment pour cela que j’apprécie de travailler sur de grandes fresques en public. Elles me permettent de rester dans l’intention. Le trait doit constituer le prolongement de cette intention, c’est ce qui lui apporte son expressivité. Le trait est alors vivant, dans la présence. Franquin était tout le temps dans cette approche. Elle permet aussi de ne rien bâcler. Tout doit être attrayant, avoir de l’intérêt et transmettre des choses.
L'intention et le trait... |
Mais la Lumière de Bornéo comporte aussi des clins d’oeil, des références…
Pas trop. Je ne voulais pas construire mon projet là-dessus. La rupture devait être claire. Il y en a quelques-unes, mais le moins possible. Aussi bien, il aurait été idiot de les éviter totalement. On part quand même d’un univers balisé… Je tenais aussi à glisser les photos de Franquin et Jean Doisy dans la chambre d’amis de Spirou. A part les personnages, La Lumière de Bornéo c’est du Frank Pé. Je ne me suis pas embarrassé d’autres références stylistiques. Spirou n’a pas son habit de groom, c’est Fauvette qui l’endosse à un moment. J’étais beaucoup plus intéressé par la narration que par la volonté de retravailler des icônes. Le travail sur les icônes s’est fait en amont, sur le fond.
Le premier tome de l’Intégrale de Broussaille est paru en même temps que votre Spirou. Entre-temps, vous avez eu la carrière que l’on connaît, mais en parcourant cette intégrale, justement, on mesure que les préoccupations que l’on retrouve dans La Lumière de Bornéo étaient déjà présentes très tôt…
Dans mon travail, je ne peux pas faire n’importe quoi. Il implique une grande responsabilité. J’ai la chance de pouvoir parler aux gens dans une forme d’intimité très forte générée par la lecture. Cela peut toucher l’âme des gens et ce n’est pas rien. Je l’ai toujours ressenti et c’est quelque chose que l’on retrouvait chez les deux artistes que je considère comme mes pères en création, Franquin et Rodin. Tous deux avaient l’ambition de s’adresser au plus large public possible, avec le plus de qualité possible dans leur travail. A l’époque de Rodin, l’art avait aussi pour fonction d’élever les gens, d’élever la société. Aujourd’hui, je pense que ça s’est, pour beaucoup, perdu. Or c’est quelque chose qui me touche beaucoup et c’est pour cela que j’ai choisi ce métier. Amener un peu de lumière, toucher les gens, les divertir mais les amener à réfléchir…je pense que c’est ce qui m’a toujours motivé. Il n’y avait donc pas de raison que ça s’arrête avec ce Spirou. C’est très important de réfléchir à ce que l’on va véhiculer…
Propos recueillis par Pierre Burssens le 27 octobre 2016
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© Pierre Burssens / Auracan.com
Visuels © Frank Pé, Zidrou / Dupuis
Photos © Jean-Jacques Procureur