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Entretien avec Frank Pé 2/2

"Plus une vision est claire et forte, plus on peut aller loin."

Simultanément à La Lumière de Bornéo est paru le premier tome d'une intégrale de Broussaille (scén. Bom). Ce volume regroupe Les Baleines Publiques, Les Sculpteurs de Lumière, les récits publiés dans Spirou et l'entièreté des Papiers de Broussaille. L'autre grand volet de l'actualité Frank Pé est son projet d'Animalium, récemment dévoilé. Il s'agit d'un espace unique au monde qui associerait les animaux et l'art qui pourrait se concrétiser dans une ancienne carrière proche de Namur (B). L'étude de faisabilité et de pré-programmation du projet est en cours de financement participatif sur Ululé. Frank aborde ces sujets pour nous dans cette seconde partie d'interview

Quel regard portez-vous sur cette Intégrale Broussaille ?

Il s’agit d’un bel emballage pour regarder en arrière, resservir le plat de manière peut-être plus digeste… Mais cette Intégrale ne signifie pas que le chemin de Broussaille est terminé. Ce n’est pas un enterrement ! Au-delà, je pense que ce bel ouvrage donne l’occasion de réfléchir à la relation que l’on a avec son époque, et j’inclus le lecteur dans cette réflexion. Je ne travaille pas simplement pour me faire plaisir, mais je recherche cette communion avec le lecteur. Graphiquement, certaines choses passent bien, il y en a que je redécouvre, mais d’autres auraient tendance à me faire dresser les cheveux sur la tête (rires). C’est vrai que les grands courants qui me guident étaient déjà là, et ça me paraît de plus en plus évident rétrospectivement.  A l’époque j’avançais dans une sorte de brouillard mais au fil du temps, j’ai réussi à le percer. Il y avait une pulsion qui me mettait sur le bon chemin. C’est assez touchant de réaliser cela rétrospectivement.


Le vieux musée,  Broussaille, © Frank & Bom

Après Broussaille vient Zoo, et là aussi, quand vous avez dévoilé le projet de l’Animalium, on a pu mesurer combien tout cela était cohérent…

Pourtant, démarrer Zoo c’était pour moi un grand saut dans l’inconnu. Un nouveau style de dessin, plus réaliste, une nouvelle technique de mise en couleurs, un nouveau scénariste (Philippe Bonifay), et on s’adressait à un public beaucoup plus adulte. Ca a été un vrai choc pour moi, et un défi relevé avec beaucoup de sueur. Avec le temps, j’ai pris goût à cela, à relever le défi. C’est ce qui me permet probablement de lancer l’Animalium. Mais à chaque fois que je me suis jeté dans ce genre de chose, j’ai appris. Aborder un nouveau sujet devient alors une motivation en soi. En ce sens, Je me sens proche d’un Schuiten. Il est poussé par une sorte de lumière intérieure et explore le monde avec ses lunettes à lui…  C’est de cette manière que l’on peut avancer, on évolue, on construit…peut-être un palais du Facteur Cheval, peut être un Taj Mahal, mais en espérant qu’à terme ça ressemblera à quelque chose d’excitant.

Est-ce de de cette manière que vous abordez l’Animalium ?

L’Animalium, il est présent, indirectement, depuis longtemps chez moi. Je suis entouré de terrariums, d’aquariums, et à chaque fois, en concevoir un nouveau implique de faire face à différentes contraintes notamment techniques : je construis tout moi-même. On doit maîtriser la matière, mais aussi assurer le bien-être des animaux. Et, à plus grande échelle, cet aspect des zoos me passionne. L’Animalium, je ne me suis jamais lancé dans un projet d’une telle envergure, mais j’ai l’impression que c’est le bon moment pour le faire. Beaucoup de gens me disent un peu fou, mais ce fut le lot de pas mal de pionniers dans différents domaines. C’est un grand classique pour les gens qui ont une vision et qui veulent la réaliser. Quelqu’un comme Eric Domb, par exemple, le créateur de Pairi Daiza, avait une vision de son parc. Et je pense avoir la mienne pour l’Animalium. Plus une vision est claire et forte, plus on peut aller loin.

Qu’est-ce qui caractérisera l’Animalium ?

L’art animalier y sera associé aux vrais animaux grâce à des scénographies. Il s’agira de proposer aux visiteurs de regarder les animaux à travers les yeux des artistes, conteurs, etc. et non des scientifiques. C’est d’un autre regard qu’il s’agit. Les parcs animaliers actuels sont gérés par des scientifiques ou des financiers, peu habitués à penser beauté, philosophie, spiritualité ou art. Leur métier est déjà bien compliqué, je peux le comprendre. Là, j’entame les premières phases concrètes, avec une approche la plus professionnelle possible, des études préparatoires bien menées, et voilà pourquoi j’ai choisi de passer par le financement participatif (sur le site Ulule https://fr.ulule.com/lanimalium/ n.d.l.r), car dans notre société l’argent constitue le pivot de tout. Il permet absolument tout, ou presque…mais rend tout extrêmement compliqué et tendu. Avec l’Animalium, je pars sur un projet dont la taille me paraît juste, raisonnable. Trop petit, ce ne serait pas convainquant. Trop grand, ce serait financièrement ingérable! En rêver est relativement facile ! Je pourrais dessiner des projets pendant dix ans ! Mais là, le réaliser en vrai, se frotter au réel, c’est autre chose ! C’est la vraie aventure !

Quand vous évoquez l’association de l’art et de l’animal, s’agit-il d’art animalier ? Et la BD y aura-t-elle sa place ?

Oui, l’animal est au centre du projet – le nom Animalium l’évoque bien - mais il est vu, j’ai envie de dire trituré, malaxé comme peut le faire un sculpteur, analysé par l’œil des dessinateurs. La forme animale est un terrain magnifique pour observer la créativité dans la nature. Mais l’animal nous questionne aussi philosophiquement bien sûr. C’est aussi un grand sujet, quoi que moins grand public ! J’en profite pour dire que ce ne sera pas un musée Frank Pé, même si je compte y travailler beaucoup. Non, je pense à tous les dessinateurs, peintres, sculpteurs, illustrateurs qui créent des choses formidables. Dans l’histoire de l’art, on trouve de très grands artistes animaliers, mais il s’agit d’un genre finalement assez peu connu et exploré. Et j’aimerais regrouper tous ces aspects en un seul projet original et entièrement dédié à cela.

Avez-vous déjà en tête des délais allant vers la concrétisation ?

Non, il est beaucoup trop tôt pour imaginer un agenda. Ca dépend de l’administration et…du financement. Actuellement il serait illusoire d’avancer des dates. Mais ça représente déjà beaucoup, beaucoup de travail. Quand je le pourrai, je délèguerai des tâches, mais je resterai, quoi qu’il advienne, porteur du projet, en veillant à ce que ma vision reste intacte. Il me faudra trouver les bonnes personnes pour les bons postes. On m’a dit que par rapport à ce type de projet, les dix premières années sont les plus difficiles. On verra …  En attendant, je démarre le dessin de mon  nouveau projet de BD avec Zidrou en janvier !

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Pierre Burssens
21/11/2016