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Entretien avec Sylvain Runberg 1/2

"Les ayants droit m’ont dit que si je le voulais, je pouvais écrire mon propre récit"

Adapter trois "briques" littéraires en BD n'est pas facile. Quand il s'agit, de plus, d'un phénomène d'édition tel que le Millenium de Stieg Larsson, on peut sans doute parler d'exercice à haut risque.

Ce défi, le scénariste Sylvain Runberg l'a relevé avec brio en six albums avec les dessinateurs José Homs et Manolo Carrot. Le mystère a longtemps plané quant à une suite de Millenium. Finalement, un quatrième roman a été écrit par David Lagercrantz.

En BD, les choses ont pris une direction différente. En effet, Sylvain Runberg et Belén Ortega signent aujourd'hui Millenium Saga, un récit inédit inspiré de l'oeuvre de Stieg larsson. Les Âmes froides, son très convainquant premier tome vient d'être publié. Sylvain Runberg nous a accordé, à ce sujet, un long entretien dont vous pourrez découvrir la seconde partie mercredi.

Pourquoi une suite inédite à Millenium plutôt que l'adaptation du 4e roman ?

En adaptant les trois premiers romans en BD et au fur et à mesure de mes avancées, j’ai commencé à imaginer quelle pourrait être la suite de ce troisième roman, sachant que Stieg Larsson avait apparemment envisagé d’en écrire neuf au total. Et même si ça n’était pas du tout dans la discussion initiale avec les éditions Dupuis, j’en ai parlé parfois de manière informelle avec mon éditeur, Louis-Antoine Dujardin, mais sans que ce soit vraiment une proposition directe de ma part. Mais les idées que j’évoquais lui plaisaient. L’envie était là, mais je pensais honnêtement que jamais ça n’arriverait, qu’on me laisse faire ma propre suite des trois romans originaux, je n’y croyais franchement pas. Or, durant l’été 2015, alors que le sixième tome de la bande dessinée Millenium allait paraître, les ayants droit de Stieg Larsson, qui ont visiblement beaucoup apprécié notre travail sur l’adaptation des trois romans, m’ont demandé si je voulais adapter le quatrième, écrit par David Lagercrantz, qui n’était pas encore sorti à ce moment là. Or, entre temps, mon éditeur chez Dupuis leur avait fait part des discussions qu’on avait eu ensemble sur ce que j’avais en tête pour une suite inédite. Lors de la réunion, les ayants droit m’ont donc demandé de leur dire ce que j’avais imaginé, je l’ai fait, ça leur a beaucoup plu, et ils m’ont dit que si je le voulais, je pouvais en fait écrire mon propre récit. J’ai été évidemment très touché qu’ils me fassent ainsi confiance !

Quel était le cahier des charges des ayants droit de Stieg Larsson pour Millenium Saga et comment avez-vous travaillé avec ceux-ci ?

Une fois que je leur ai expliqué quelle était la teneur de la suite que j’envisageais, les thèmes abordés, le rôle qu’allaient jouer Mikaël Blomkvist et Lisbeth Salander dans le récit, ils m’ont laissé les mains libres, comme sur l’adaptation des trois romans. Je pense que c’est vraiment basé sur une relation de confiance. Le seul impératif était que je ne pouvais pas utiliser d’éléments qui apparaissaient dans le quatrième roman écrit par David Lagercrantz, une règle d’ailleurs valable pour lui vis à vis de la suite inédite que j’écris. C’est donc c’est pour cette raison que je n’ai toujours pas lu ce quatrième roman, pour éviter de me faire influencer d’une quelconque manière. Mais on m’a dit que ma suite était très différente de la sienne, à tous points de vue, et que c’est d’ailleurs ce qui en faisait l’intérêt.

Comment rester dans la continuité de Millenium avec une histoire inédite ?

Ca n’a pas été compliqué, parce que Stieg Larsson annonçait déjà il y a quinze ans dans ses romans quels étaient les grands dangers qui potentiellement pouvaient mettre en danger nos démocraties : l’extrême droite et son discours nationaliste et xénophobe, la collusion de certains médias avec des puissances économiques et idéologiques, la montée des inégalités, de la violence contre les femmes, contre les « minorités »... Tout était là et malheureusement ses pires prédictions sont en train de se réaliser. Pour Millenium Saga  je suis donc resté focalisé sur les aspects politiques développés par Stieg Larsson, le féminisme, l’extrême-droite, les hackers et le rôle et le fonctionnement des médias. Les romans ont pour base ce magazine créé par Mikaël Blomkvist, qui donne son nom à l’univers Millenium, et c’est aussi ce qui me plaisait dans cette première trilogie. Et évidemment, les questions et les difficultés économiques qui frappent la Presse et les médias en général sont présentes dans Millenium Saga, sur fond de questionnements éditoriaux, d’indépendance journalistique. J’en ai fait le centre du récit, car ces thématiques sont plus que jamais d’actualité.

Vous abordez le thème de l'extrême-droite, une préoccupation de Stieg Larsson mais à laquelle vous êtes également sensible...

Oui, j’ai grandi et je vis encore en partie dans le Sud-Est de la France, une terre où l’extrême droite est implantée depuis des décennies, et qui est aujourd’hui la première force politique de la région. J’ai également écrit une maitrise d’histoire politique qui avait pour thème le Front National dans les médias, c’est de fait un sujet qui m’intéresse depuis longtemps, car j’y suis confronté depuis mon adolescence. L’envie de comprendre, pour mieux combattre ces idées haineuses et leur propagation dans la population. C’est aussi pour cela que je me suis tout de suite retrouvé dans les trois romans de Stieg Larsson, qui traitent de ces sujets, car en tant que journaliste, Larsson était l’un des grands spécialistes suédois de la question. Millenium Saga  se déroule en Suède aujourd’hui, un an après le procès de Lisbeth Salander, avec pour fond la montée en puissance dans le pays d’un parti d’extrême droite dirigé par un jeune leader charismatique et la crise des réfugiés. La Suède est le pays européen qui en proportion de sa population en a accueilli le plus. Le récit aborde aussi ce qui se passe sur le plan des groupes de hackers, des activistes du Net, des différents mouvements concernés, qui ne défendent pas forcément les mêmes idées. Il y a aussi des hackers réactionnaires ou d’extrême droite et parfois les repères se troublent entre ces différents groupes basés sur l’anonymat, ainsi que des lanceurs d’alertes, qui sont des sujets qui me passionnent et qui sont présents dés le départ dans l’univers de Millenium, avec le groupe Hacker Republic auquel appartient Lisbeth Salander. 

Lisbeth Salander et Mikaël Blomkvist sont bien entendu au centre de ce récit, qui prend pour base ces thématiques là et qui annonçaient en filigrane ce qui arrive maintenant en Europe mais aussi aux USA, comme l’a démontré l’élection de Donald Trump. À ce propos, j’ai une anecdote concernant Millenium Saga. En 2015, quand j’ai commencé l'écriture du premier album, parmi les thèmes qui allaient y être abordés se trouvait la nouvelle extrême droite américaine, rebaptisée AltRight, très active sur Internet, défendant "l'identité blanche contre le multiculturalisme" et très très violemment anti-féministe. Je sentais qu'elle montait en puissance, internationalement. C'est un groupe inspiré de cette mouvance, appelé "Sparta", que Lisbeth Salander affronte dans ce récit. Un groupe qui m'avait été entre autres inspiré par le site phare de cette AltRight, Breibart News et son fondateur Steve Bannon. Un site qui a attire 37 millions de visiteurs uniques tous les mois et sur lequel on peut lire des choses comme “Préférez-vous que votre enfant attrape le féminisme ou le cancer ?” ou “La contraception rend les femmes laides et cinglées". Or, Steve Bannon est maintenant le bras droit du Président Donald Trump à la Maison Blanche, une nomination saluée par David Duke, l'ancien dirigeant du Ku Klux Clan. Un changement de paradigme de la situation politique particulièrement effrayant.

En travaillant sur Les Âmes froides, vous sentiez-vous, d'une certaine manière, l'héritier de l'auteur ?

J’espère en tous cas que je reste fidèle à l’esprit qui animait les trois romans originaux, dans les thèmes abordés et aussi les valeurs qui y sont défendues, en filigrane. 

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Pierre Burssens
28/11/2016